Taïwan: «L’Ukraine donne une leçon à Pékin»
La tournure prise par la guerre en Ukraine fait réfléchir le président Xi Jinping et ses stratèges, qui réévaluent le coût d’une prise de contrôle de Taïwan, estime Valérie Niquet, autrice de Taïwan face à la Chine. Vers la guerre?
L’invasion russe de l’Ukraine a fait ressurgir le spectre d’une offensive chinoise contre Taïwan. Le président Xi Jinping ne cache pas son ambition de mettre la main sur l’île rebelle. Taïwan connaît une recrudescence de la menace chinoise depuis 2016, date de l’arrivée à la tête du pays de Tsai Ing-wen, honnie par Pékin car elle considère l’île comme «déjà indépendante». La Chine suit «attentivement» l’évolution du conflit en Ukraine et en tirera probablement des «enseignements» pour ajuster ses plans visant à prendre le contrôle de Taïwan, prévient William Burns, patron de la CIA. Selon lui, Pékin a été «surpris» par les revers de l’armée russe et la ténacité de la résistance ukrainienne. Ces déboires donnent-ils un répit à Taïwan? L’analyse de Valérie Niquet, spécialiste des questions stratégiques en Asie et autrice de Taïwan face à la Chine. Vers la guerre?
Le développement de la Chine, seule garantie de la stabilité du régime communiste, serait entravé si, en s’emparant de Taïwan, elle se coupait de l’Occident.» Valérie Niquet, spécialiste des questions stratégiques en Asie.
L’invasion russe de l’Ukraine a incité Taïwan à se mettre en état d’alerte et à renforcer ses défenses. L’ île pourrait-elle être le théâtre du prochain conflit majeur?
L’objectif initial de Vladimir Poutine en Ukraine était une guerre éclair, qui aurait laissé les Occidentaux médusés et impuissants. Ce scénario a inspiré les experts chinois qui planchent sur le projet d’annexion de Taïwan. Une victoire rapide de l’armée russe aurait surtout été pain bénit pour la propagande chinoise. Son but est de démoraliser l’adversaire, de le persuader que ses velléités de résistance sont vaines et que les Américains ne viendront pas à son secours. Car l’option stratégique privilégiée par Pékin est de faire tomber Taïwan sans utiliser la force. La Chine a fait elle-même courir le bruit d’une possible offensive de son armée contre Taïwan, rumeur relayée dans l’île par les partis pro-Pékin.
Les déboires russes en Ukraine et sur la scène internationale font-ils réfléchir Pékin?
Les stratèges chinois connaissent les dangers d’un enlisement, auquel les troupes russes sont aujourd’hui confrontées. Les défaillances de l’armée russe en Ukraine ont surtout été logistiques. Sur ce plan, une invasion de Taïwan est un énorme défi. Il ne suffit pas de faire débarquer des troupes sur l’île, il faut encore assurer des roulements pour leur approvisionnement. Xi Jinping et ses conseillers sont aujourd’hui davantage conscients qu’une attaque à grande échelle, plan tenté par Poutine en Ukraine, aurait un coût considérable, à la fois militaire, diplomatique et économique.
La Chine, beaucoup plus forte économiquement et commercialement que la Russie, craindrait-elle vraiment des sanctions?
Elle est capable de les encaisser, mais son économie repose sur l’accès libre au système financier et aux marchés des grandes puissances occidentales et du Japon, ainsi qu’aux nombreuses technologies dont elle dépend. Le développement de la Chine, seule garantie de la stabilité du régime communiste, serait entravé si, en s’emparant de Taïwan, elle se coupait de l’Occident. Il serait plus compromis encore si, lors de l’invasion, l’armée chinoise était amenée à détruire les fleurons technologiques de l’île, qui ont contribué à la croissance de l’économie chinoise.
Certains experts estiment que l’armée taïwanaise ne résisterait pas longtemps à l’armée chinoise, qui ne cesse de se renforcer.
Le cas ukrainien est là pour rappeler qu’un adversaire inférieur en nombre peut causer, par sa détermination, d’importants dommages à une force d’invasion. Les manifestations de soutien à l’Ukraine, très nombreuses à Taïwan, démontrent que la population de l’île n’est pas près de capituler. On voit même se renforcer une volonté de résistance et un intérêt pour la défense, longtemps boudée par la jeunesse de l’île, inconsciente des menaces. Depuis l’invasion de l’Ukraine, de nombreux jeunes Taïwanais suivent des ateliers de défense civile ou de premiers secours. L’armée chinoise pourrait pilonner l’île, à la manière des frappes russes en Ukraine, mais la Chine se mettrait alors à jamais à dos la population taïwanaise.
La petite île de Taïwan est-elle un «oiseau pour le chat», plus coriace encore que l’Ukraine?
Je le pense, notamment pour des raisons géographiques. Taïwan est plus petit et deux fois moins peuplé que l’Ukraine, mais le terrain est difficile, montagneux, alors que l’invasion russe actuelle a pour théâtre une région de plaines. Si les Taïwanais entrent en résistance contre l’occupant, l’armée chinoise peinera à prendre possession de l’ensemble du territoire. De plus, l’île est séparée de la Chine non par une frontière, mais par un détroit de 130 kilomètres dans sa partie la plus étroite. Une flotte d’invasion serait très exposée pendant la traversée et les sites potentiels de débarquement sont rares et protégés. Taïwan a opté récemment pour des moyens de combat asymétriques face aux troupes qui parviendraient à franchir le bras de mer: le gouvernement a acquis des drones, des armes antichars portables et du matériel d’observation pour rendre une guérilla sur l’île plus efficace. L’armée taïwanaise bénéficie aussi des capacités de renseignement américaines. Elle sera directement informée du moindre mouvement chinois de préparation d’une offensive.
A peine un Taïwanais sur trois pense que les Etats-Unis interviendraient militairement pour contrer une invasion chinoise.
Taïwan bénéficie tout de même d’une meilleure protection militaire américaine que l’Ukraine. Alors qu’il n’existe aucun engagement de défense entre Washington et Kiev, qui n’est pas dans l’Otan, le Taiwan Relations Act, loi du Congrès américain votée en 1979, préserve l’ambiguïté et n’exclut pas une intervention des Etats-Unis, même si elle n’est pas garantie noir sur blanc.
Quelle attitude pourrait désormais adopter Pékin à l’égard de Taïwan?
A mon avis, la guerre n’est pas imminente mais on peut s’inquiéter des risques de dérapage d’un Xi Jinping qui surestime les capacités de l’armée chinoise. Le président chinois rêve de hisser la Chine au premier rang du monde d’ici à 2049, date du centenaire de la République populaire. Avant cette échéance, il veut s’emparer de l’île pour imposer la suprématie chinoise en Asie. La Chine considère Taïwan comme une partie de son territoire, sa 23e province, à faire rentrer dans le rang bon gré mal gré. Pékin parle donc de «réunification», alors que l’archipel n’a jamais fait partie de la République populaire de Chine.
Pourquoi le «David» taïwanais dérange-t-il à ce point le «Goliath» chinois?
En tant que modèle asiatique de démocratie aboutie et bastion des produits de haute technologie, Taïwan représente un défi idéologique pour Pékin. Face au discours du Parti communiste chinois selon lequel la démocratie est une valeur occidentale inadaptée à la Chine, l’île rebelle démontre que ce système est viable dans le monde chinois. Voilà pourquoi Xi Jinping tient à s’emparer de Taïwan, après avoir privé Hong Kong de toute autonomie. On constate aussi que la répression et la suppression des garanties pour la démocratie à Hong Kong ont joué un rôle de repoussoir à Taïwan. Ces événements dramatiques ont rendu caduc le projet de «réunification» et le concept «un pays, deux systèmes».
Comme Vladimir Poutine, Xi Jinping entend rendre sa grandeur à son pays. Est-ce là le danger?
Xi Jinping a pour obsessions la revanche sur le passé, l’affirmation de puissance au sein d’un espace chinois fantasmé et, surtout, la survie du régime de dictature du Parti communiste. Comme Poutine, le président chinois peut utiliser l’arme du chantage nucléaire et des risques d’escalade, afin d’intimider Taïwan, les Etats-Unis et leurs alliés en Asie. Des avions chinois, chasseurs et bombardiers à capacité nucléaire, effectuent de plus en plus souvent des incursions au sein de la «zone d’identification de défense aérienne» de Taïwan.
Les élections présidentielles taïwanaises de 2024 seront-elles un moment clé?
Oui, parce que la présidente actuelle, Tsai Ing-wen, qui incarne pour Pékin la tentation d’une indépendance plus formelle de l’île, ne peut se représenter, après deux mandats. Mais il pourrait y avoir aussi du changement du côté chinois. Le cœur du pouvoir, qui semble si solide, montre des signes de faiblesse quand la croissance économique est en berne et quand le bien-fondé de la stratégie zéro-Covid est remis en cause. Le XXe congrès du Parti communiste, cet automne, réservera peut-être des surprises. Et qui sait ce que sera devenu le régime en 2049?
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