Israël occupe la ville syrienne de Quneitra depuis la chute du régime de Bachar al-Assad et est prête à y rester «pour une durée illimitée». © GETTY

Plongée à Quneitra en Syrie où Israël consolide son emprise sur le Golan

Dans cette ville sous contrôle de Tsahal depuis la chute du régime Assad, les habitants dénoncent l’inaction du nouveau pouvoir de Damas, et la stratégie de séduction d’Israël.

Wessam ne peut détourner le regard de la route. D’un air triste, il constate les trottoirs réduits en miettes. «Ce sont les chars israéliens qui ont fait ça. Quitte à venir nous occuper, autant qu’ils respectent les routes, non? C’était la seule chose qui était encore en bon état, ici. Elle est précieuse, cette route. Elle nous relie au reste de la Syrie.» Le jeune sunnite est né à Quneitra, une ville des hauts plateaux du Golan, qui a vécu de près la guerre des Six Jours, du 5 au 10 juin 1967. Puis celle du Kippour, du 6 au 25 octobre 1973, qui mènera à un cessez-le-feu entre l’Etat hébreu et la Syrie, et à la délimitation d’une frontière démilitarisée. Aujourd’hui, les chars israéliens bloquent tout accès à la ville. «Il ne faut surtout pas s’approcher d’eux. Tu les vois? Ils sont là. Allez, fais demi-tour. Braque, vite. Ils vont nous voir», panique Wessam avant de retrouver son calme. Il est impossible de se rendre à Quneitra par la route. Il faut y aller à pied par de petits chemins à l’abri des regards. Sans téléphone, par peur d’être localisé.

Les forces armées israéliennes ont érigé des checkpoints à l’entrée de la ville avec ordre de ne laisser passer personne. La cité semble coupée du monde, comme abandonnée par le nouveau pouvoir en place. C’est ce que dénoncent des habitants d’un village à quelques kilomètres de Quneitra. «A plusieurs reprises, nous avons reçu l’ordre de quitter notre maison sans délai. Ma fille et moi avons tout juste eu le temps de prendre deux sacs, puis nous sommes partis quelque temps à Damas. Nous sommes seuls. Livrés à nous-mêmes. Je ne comprends pas pourquoi le nouveau gouvernement ne fait rien.»

«Ce n’est pas une question de protection des minorités, mais de contrôle.»

Une conquête sans opposition

L’entrée à Quneitra se fait dans la discrétion la plus totale, par un petit chemin escarpé qui profite du relief comme seule couverture. Il n’y a pas d’ombre, pas d’arbres sous lesquels se cacher. Il ne fait pas chaud, mais Wessam est en sueur. Il ne peut s’empêcher de regarder frénétiquement autour de lui. Le stress monte un peu plus à chaque coin de maison. A quelques mètres, un homme âgé passe la tête par une fenêtre sans vitre d’une maison qui semblait à l’abandon: «Venez, rentrez, vous n’irez pas plus loin.» Wessam est soulagé. Il s’empresse d’entrer dans la bâtisse dépourvue de porte.

«Je m’appelle Sultan. Que faites-vous ici? Vous êtes fous? Les Israéliens sont partout. Ils auraient pu tirer à vue», prévient le vieil homme, qui, comme s’il nous attendait, sert déjà le thé bouillant. Cette dernière phrase reste en suspens. Chacun mesure les risques d’être ici. Puis Wessam s’exclame avec un large sourire: «Ce n’est pas démilitarisé ici?» Sultan éclate de rire. Le stress est retombé. L’homme explique que Quneitra est entièrement sous contrôle des Israéliens. «Les forces druzes et le Front du Sud, mes frères, qui ont été les premiers à entrer à Damas pour faire tomber Bachar al-Assad, ne peuvent pas venir ici. Ce serait déclencher une guerre ouverte. Les Israéliens le savent. Ils en jouent», confie-t-il, presque résigné.

Depuis le 8 décembre, date de la chute du régime de Bachar al-Assad, l’armée israélienne s’est emparée de Quneitra et de quelques autres localités aux alentours. Sultan raconte cette opération éclair, où une trentaine de soldats, accompagnés de chars et de bulldozers, sont entrés dans la ville. «On devait fuir nos maisons au plus vite, quitte à rester dans la rue. Ils sont venus, ont retiré les vitres et les portes, puis ont tout fouillé. Ils menaçaient de détruire nos habitations si l’on n’obéissait pas. On a été surpris. Des chars ici? Ce n’était plus arrivé depuis si longtemps…» Ce à quoi Wessam réagit, pris d’un soupir: «Quoi de plus simple que de prendre une ville démilitarisée, sans combattants, sans opposition.»

© BELGA

Et les forces syriennes du Sud?

Le vieil homme druze se pose une question. Que font les forces syriennes du Sud, longtemps actives contre le régime Assad et récemment fusionnées sous la bannière de la «chambre des opérations du Sud»? Il se sent abandonné, lui qui a vu l’un de ses fils se faire tuer en 2012 lors de combats entre les factions rebelles du sud et l’armée de Bachar. Il ne comprend pas pourquoi le sacrifice de son fils n’est pas récompensé. Pourquoi, aujourd’hui, après la chute du «boucher de Damas», il doit vivre sous l’occupation israélienne.

La réaction du nouveau pouvoir syrien, dominé par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et dirigé par le président intérimaire syrien Ahmed al-Charaa, a été très laconique. Trop, pour les Syriens de la région, à majorité druze et sunnite. Al-Charaa n’a fait qu’une seule déclaration sur l’occupation israélienne de la région: «Nous demandons à ce que la communauté internationale respecte ses devoirs et obligations en condamnant l’expansion agressive d’Israël dans le sud de la Syrie.» Aucune action militaire ou opposition n’a été engagée.

Pour le docteur en géopolitique et spécialiste de la question druze, Rami Abou Diab, «le gouvernement syrien est confronté à des défis immenses et doit avant tout assurer sa propre survie. Il n’a ni les ressources ni la marge de manœuvre diplomatique pour ouvrir un front contre Israël. Dans ce contexte, il préfère temporiser, quitte à laisser certaines régions et minorités livrées à elles-mêmes.»

Séduire les Druzes

Des Druzes de la région ont été approchés par l’armée israélienne avec des emplois à la clé: du travail dans les champs et sur les chantiers du Golan, occupé par Israël depuis 1967, puis annexé unilatéralement en 1981. Le tout pour un salaire journalier de 70 dollars, une somme colossale en comparaison du salaire moyen d’une cinquantaine d’euros par mois à Damas. Sultan, lui, n’a pas été approché. «Je suis trop vieux pour travailler. Je ne leur sers à rien. Mais croyez-moi, jamais un Druze n’acceptera l’argent des Israéliens», affirme-t-il, très sûr de lui. Wessam hausse les yeux au ciel. Pour ne pas le vexer, il change de langue et peste en anglais: «Il dit ça, mais ça fait longtemps que les Druzes d’Israël contribuent à l’occupation du Golan.»

Le 14 mars, des chefs druzes syriens ont pu se rendre à Buqei’a en Israël, nouveau geste de bienveillance à l’égard des druzes. © GETTY

Les deux hommes, qui, sans se connaître, ont vécu tant de choses en commun, divergent sur leur vision du rôle de la communauté druze face à l’appétit territorial de l’Etat israélien. Le jeune sunnite estime que les Druzes servent les intérêts israéliens au détriment d’une Syrie unie. Qu’ils ne pensent qu’à leur sécurité avec une dynamique opportuniste, solitaire et exclusive. Pour le vieil homme, il en va tout autrement. Il loue les mérites de ses pairs en Israël d’avoir, depuis plus de 50 ans, refusé la nationalité israélienne. Il prie pour tous les combattants tombés au combat depuis les prémices des rébellions en 2011. Radotant quelque peu, il raconte aux murs que les Druzes sont une nation, qu’ils aiment la Syrie, et que jamais, jamais, ils ne s’abaisseront à succomber aux tentatives de séduction d’Israël.

Dans cette maison au cœur de la campagne de Quneitra, sous la surveillance accrue des Israéliens, l’accueil si chaleureux du vieil homme se transforme vite en adieux: «Il faut partir maintenant. Vous me mettez en danger.»

«Les Israéliens transforment le paysage, installent leurs infrastructures, veulent rendre leur présence irréversible.»

Une occupation aux multiples visages

Le retour de Quneitra se fait plus détendu. Wessam marche d’un pas plus calme, s’autorisant enfin à lever la tête. A l’horizon, les éoliennes du Golan tournent lentement. «Tu vois ces éoliennes?, demande-t-il, le doigt pointé vers les hauteurs. Cela fait des décennies qu’Israël nous a dépossédés de nos montagnes. Il exploite jusqu’à notre vent.»

Le Golan annexé n’est pas seulement un poste d’observation stratégique, c’est une source vitale de richesses. L’eau est au cœur du conflit. Le fleuve Yarmouk et les nappes phréatiques de la région sont des réserves cruciales pour Israël, qui y puise une partie de ses ressources hydriques. Depuis l’effondrement du régime Assad, les habitants du sud de la Syrie constatent un renforcement des opérations israéliennes sur ces ressources. «Ils creusent, installent des canalisations, pompent l’eau de nos villages pour l’envoyer de l’autre côté de la frontière», accuse Sultan, le vieil homme druze rencontré plus tôt. «L’eau, c’est notre bien le plus précieux. Et comme toujours, ils nous la prennent sous couvert de sécurité.» Mais ce n’est qu’une facette de l’occupation.

Dans ses discours, le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, se pose en protecteur des Druzes, assurant qu’Israël «ne tolérera aucune menace contre la communauté druze du sud de la Syrie». Un prétexte pour imposer une zone démilitarisée couvrant Quneitra, Deraa et Soueïda. «De Quneitra, on a un œil sur tout, rappelle Rami Abou Diab, spécialiste de la région. Ce n’est pas une question de protection des minorités, mais bien de contrôle. Pour Israël, l’objectif dépasse la simple occupation militaire. C’est un projet de contrôle économique et territorial à long terme.»

Depuis la chute d’Assad, Israël consolide sa présence. Des bulldozers aplanissent des terrains, des routes militaires apparaissent, des checkpoints sont installés. A Deriyat, des oliviers centenaires ont été déracinés, laissant derrière eux des terres stériles. A Beddua, près de l’aéroport militaire de Mezze, l’armée israélienne a creusé des tranchées et avancé de plusieurs kilomètres en territoire syrien. «C’est une nouvelle forme d’occupation, fulmine Dirar al-Bachir, activiste de la région. Ils transforment le paysage, installent leurs infrastructures, veulent rendre leur présence irréversible.»

Wessam s’arrête un instant, le regard fixé sur les hauteurs du Golan. «Chaque pierre, chaque parcelle ici a une histoire. Et eux, ils veulent nous les effacer, une à une. J’ai peur qu’on soit la prochaine Palestine.»

Sous l’œil de Tsahal

«Chaque matin, lorsque Joulani ouvrira les yeux au palais présidentiel à Damas, il verra Tsahal l’observer depuis les hauteurs de l’Hermon et se souviendra que nous sommes ici et dans toutes les zones de sécurité du sud de la Syrie, pour protéger les habitants du Golan et de la Galilée contre toute menace venant de lui et de ses amis djihadistes.» En visite le 12 mars dans la partie du Golan syrien occupée par Tsahal depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, pouvait difficilement être plus clair sur le «contrôle» que l’Etat hébreu entend exercer sur le nouveau pouvoir syrien.

Il s’exerce à ce stade par deux types d’actions. La «prévention» contre des attaques sur Israël par des groupes djihadistes. Il n’est pas anodin à cet égard qu’Israël Katz cite le président intérimaire Ahmed al-Charaa sous son nom de combattant, à l’origine dans un groupe lié à Al-Qaeda, Mohammed al-Joulani. Le 13 mars, l’armée israélienne a bombardé un «centre de commandement du Djihad islamique palestinien» dans le quartier de la Douma, au nord-ouest de Damas.

Autre initiative d’Israël, le «soutien» à la population druze de Syrie au nom des bonnes relations entre l’Etat hébreu et les Druzes israéliens, seule minorité dont les membres sont autorisés à s’engager dans l’armée. Il s’exprime, comme on le voit dans le reportage, à l’égard de la communauté druze du Golan soumise à son corps défendant à la mainmise d’Israël, et à l’égard de toute la population druze syrienne. Après des combats début mars entre l’armée du nouveau régime et des forces druzes à Jaramana en banlieue sud-est de la capitale, Israël a menacé Damas d’une intervention militaire. Cet interventionnisme entrave la volonté d’Ahmed al-Charaa d’unifier au sein de l’armée les différentes forces actives dans le pays.

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