Des membres des forces de sécurité Asayish patrouillent dans Raqqa avant le couvre-feu. © LAURENT PERPIGNA IBAN

«Personne ne nous fera de cadeaux»: les Kurdes de Syrie face à leur destin

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Conséquence de la chute du régime Assad, la stabilité de la région autonome kurde est menacée entre les pressions du nouveau pouvoir HTC à Damas et les attaques des milices proturques.

Lentement et bruyamment, une imposante trappe en ferraille dissimulée à l’arrière d’un bâtiment civil s’ouvre. Des combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS) transportant à bout de bras des fusils-mitrailleurs lourds s’y engouffrent en file indienne: ils vont rejoindre un des nombreux abris souterrains creusés ces dernières années dans les entrailles de Kobané. Simultanément, de jeunes garçons et filles –certains sont à peine majeurs – remontent à la surface. Ils retournent à la vie civile, après 48 heures passées dans des tunnels: «Nous sommes en état d’alerte maximale, explique Fatma, 19 ans. Nous nous sommes habituées depuis notre enfance à évoluer en situation de risque. Nous n’avons pas d’autre choix. Nous sommes nées ici, nous devons défendre notre terre comme nos grandes sœurs l’ont fait avant nous.»

Ce curieux va-et-vient, qui se reproduit quotidiennement à l’aube et au crépuscule en différents endroits de Kobané, répond à une soudaine montée des tensions dans cette zone: depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, mis en déroute par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) le 8 décembre, le futur de l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (Aanes) se fait de plus en plus incertain, et les tambours de guerre n’en finissent plus de résonner. D’un côté, il y a les avertissements des nouveaux maîtres de Damas, qui entendent démilitariser toutes les organisations sur le territoire, «par la force si nécessaire»; de l’autre, les miliciens de l’Armée nationale syrienne (ANS), qui contrôlent de vastes zones dans le nord du pays, et qui espèrent, au nom de leur mandataire turc, profiter du moment pour anéantir l’autonomie kurde.

Le tout dans un contexte géopolitique en plein bouleversement. Conséquence, depuis plus d’un mois, le Rojava, l’autre nom de l’Aanes, est en état d’alerte constante et ses forces armées s’enterrent afin de déjouer les surveillances aériennes turques.

Dans un endroit tenu secret, des membres des Forces démocratiques syriennes s’apprêtent a s’enfoncer dans des souterrains à Kobané. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Sur le pied de guerre

Cette atmosphère anxiogène est particulièrement palpable à Kobané, ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants dont la géographie l’expose: adossée à la frontière turque, elle est cernée sur ses flancs ouest et est par des zones passées au gré d’opérations militaires turques –en 2018 et 2019– sous le contrôle de l’ANS. Et si la cité semble être devenue un objectif prioritaire pour Ankara, ce n’est pas seulement parce que sa prise briserait l’unité territoriale de l’Aanes, mais aussi et surtout parce qu’elle constituerait un véritable butin de guerre pour le président turc Recep Tayyip Erdogan. Non sans raison: il y a tout juste dix ans, Kobané devenait l’étendard par excellence du peuple kurde, propulsant une cause minée par un siècle de répression et d’oubli au centre des attentions mondiales.

L’épisode s’était déroulé en plein bourbier de la guerre civile syrienne: après des mois de siège et au terme d’une bataille épouvantable –au moins 1.000 morts du côté des forces kurdes et deux fois plus dans les rangs des djihadistes–, les combattants et les combattantes des Unités de protection du peuple (YPG, désormais intégrées aux FDS) la libéraient de l’organisation Etat islamique (EI) qui l’avait conquise lors de sa fulgurante percée au Levant. Considérée comme «le Stalingrad de Daech», la chute de Kobané marquera la première défaite du groupe islamiste, qui, dès lors, ne cessera plus de perdre du terrain.

Andy, un ancien membre des YPG âgé de 38 ans, a participé à cette bataille. Grièvement blessé, il a manqué d’y laisser la vie. Dans un bâtiment encore en ruine à l’ombre du mur de séparation avec la Turquie, il commente: «Kobané a été un point de bascule dans la guerre. Nous avons vaincu au nom du peuple kurde et de tous les opprimés: ceux qui protégeaient Kobané se battaient pour défendre leur terre et leurs proches. C’est l’esprit de Kobané, et le message que notre ville a envoyé au monde entier.»

La ville de Kobané est encore partiellement détruite, vestige de la confrontation avec Daech en 2015. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Sur la place centrale de la cité, une statue blanchâtre représentant une femme conquérante avec des ailes d’ange fend l’horizon, entre deux tanks pris à Daech. C’est sur ce lieu rebaptisé «place de la Femme libre» que Delal, 25 ans aujourd’hui, a vu sa jeunesse arrachée par la guerre. «Lors de l’attaque surprise de Daech, je n’avais que 14 ans. J’ai pris les armes afin de défendre ma ville, et je me suis engagée sans réfléchir dans les YPJ (NDLR: unités féminines des YPG). Je n’avais pas le choix: soit nous y allions tous, soit nous mourrions.»

Derrière son visage balafré, affleurent des blessures plus profondes: la perte de «dizaines de sœurs» tombées sous ses yeux, la peur d’être tuée, «voire pire, capturée» par les djihadistes, «les corps dévorés par les chiens errants»… «La mort était partout, elle rôdait autour de nous et pouvait nous saisir à chaque instant», décrit-elle froidement.  Alors, pour elle comme pour ses pairs, hors de question d’abandonner la ville. «Si Kobané tombe, c’est tout le peuple kurde qui tombera. Nous nous battrons jusqu’à notre dernier souffle pour maintenir notre peuple vivant», tranche Andy.

«Les miliciens terroristes qui nous attaquent au nom de la Turquie ressemblent beaucoup à Daech.»

La bataille de l’Euphrate

Alors, tout juste dix ans après la libération de la ville, la période d’instabilité qui donne suite à la chute du régime syrien pourrait-elle propulser Kobané dans une deuxième guerre? Tout semble l’indiquer. De fait, la bataille a déjà commencé, à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest. Après la perte de la ville de Manbij au profit des miliciens de l’ANS, c’est sur la rive est de l’Euphrate que les forces kurdes se sont repliées, conservant le contrôle du barrage de Tishreen et du pont de Qara-Qowzak. En face, l’ANS multiplie les assauts afin de s’en emparer, appuyée par l’aviation et les drones turcs. Après plus d’un mois et demi de bataille, les FDS, enterrés dans des tunnels de part et d’autre de l’édifice, ont réussi à enrayer les offensives de l’ANS, au prix d’importantes pertes, plus de 100 combattants tués et autant de blessés. Dans un bureau de Kobané, un groupe de membres des FDS détaille les manœuvres en cours, cartes à l’appui: «Si l’ANS parvient à prendre le barrage, ils entreront au Rojava par le sud de Kobané, qui sera assiégée, comme elle l’a déjà été par l’Etat islamique il y a dix ans. Cette bataille est existentielle pour nous. Si le barrage tombe, Kobané pourrait tomber aussi. Mais après autant de sacrifices, jamais nous ne l’abandonnerons.»

A quelques dizaines de kilomètres de là, il règne une agitation toute particulière dans le village d’Enbeta Mezin, une bourgade de quelques centaines d’habitants. Comme les autres femmes, Khatoun Mahmoud Khalil, 50 ans, prépare quotidiennement des rations qui seront envoyées aux combattants. Autour d’elle, plusieurs de ses camarades expliquent avoir un fils, une fille –ou parfois plusieurs– sur la ligne de front. «Les miliciens terroristes qui nous attaquent au nom de la Turquie ressemblent beaucoup à Daech. Ils arrivent de différents horizons, ne se connaissent pas, et viennent conquérir une région qui n’est pas la leur. Nos enfants défendent notre terre et protègent leurs proches, cette motivation leur donne un avantage certain, même si je tremble pour eux», poursuit la mère de famille.

Des mères de combattants préparent des repas dans la campagne de Kobané. Ils seront envoyés sur le front. © LAURENT PERPIGNA IBAN

A ses côtés, Wahida Mohamed Osman, 39 ans, a trois de ses enfants intégrés aux Forces démocratiques syriennes. «Deux sont partis au barrage de Tishreen. Quant à ma fille de 22 ans, je n’ai plus de nouvelles depuis quatre ans, quand elle s’est engagée. Même si c’est pour des raisons de sécurité, c’est très dur pour une mère. Je brûle de l’intérieur, mais je suis infiniment fière d’elle. Dans ce pays, ni le régime, ni son successeur, ni personne ne nous fera de cadeaux.»

Le groupe de femmes exhibe sur un téléphone des photos insoutenables, publiées selon elles par des sympathisants de l’ANS sur la messagerie Telegram, à la suite de la reprise par les groupes proturcs de Manbij. On y voit les corps sans vie de jeunes femmes dénudées, leurs vêtements militaires arrachés et leurs dessous au niveau des chevilles, tantôt le canon d’une arme à l’entrée du vagin, tantôt de l’anus. S’il est impossible de dater avec précision ces images, ces crimes ont tout l’air d’être récents. «Voilà ce que risquent nos filles sur le terrain, comment une mère vit avec ça?», reprend Khatoun Mahmoud Khalil.

Andy, un combattant des Unités de protection du peuple (YPG), a combattu à Kobané contre Daech. Derrière lui, la frontière turque. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Soutien arabe à Raqqa

A 140 kilomètres au sud de Kobané se dessine Raqqa, une localité à majorité arabe que l’Etat islamique a marquée au fer rouge. Entre 2014 et 2017, les djihadistes en avaient fait la capitale mondiale de la terreur: tandis que les décapitations et les crucifixions se multipliaient sur les places publiques, en ses murs étaient planifiés les terribles attentats qui allaient endeuiller l’Europe, Paris et Bruxelles en tête. Depuis, Raqqa a repris vie, non sans difficultés, autant économiques ­–la ville est encore en grande partie détruite– que sécuritaires, avec la présence de cellules dormantes de l’EI. Le 8 décembre, sitôt l’annonce du départ de Bachar al-Assad tombée, la «perle de l’Euphrate» s’est offert une immense nuit de liesse. «C’était comme un mariage national pour nous, une vague de bonheur indescriptible qui nous a aveuglés face aux défis énormes qui nous attendent», se souvient le cheikh Hamed el-Karaji, leader de la tribu Abou Assaf.

«Sortir après la tombée de la nuit, c’est accepter que n’importe quoi puisse nous arriver.»

Un moment de grand danger pour l’administration autonome, également. Car si la population, prête à tout pour éviter un retour du régime, semblait s’accommoder bon gré mal gré de la main kurde, il était à craindre que dans cette ville très conservatrice, les locaux ne finissent par répondre positivement aux sirènes des islamistes de Hayat Tahrir al-Cham. Depuis son bureau installé dans une base militaire sous haute protection, Omar Hadji, un responsable arabe des forces de sécurité (Asayish) explique: «Nous avons participé à la reprise de Raqqa, nous avons participé aux opérations de déminage, de sécurisation, de dialogue. Nous avons donné beaucoup de sang pour en arriver là où nous en sommes aujourd’hui. Les habitants de Raqqa ont beaucoup souffert, et pour eux, les miliciens du HTC sont des combattants d’Idlib avec qui ils n’ont rien à voir, en qui ils n’ont pas confiance», justifie-t-il, aussi enthousiaste que convaincu.

Et de poursuivre: «Evidemment, je souhaite un pays avec un seul drapeau et j’espère travailler un jour pour l’Etat syrien, mais avant cela, des solutions devront être trouvées et des garanties données. Pour l’instant, la seule conséquence de la chute du régime pour nous, c’est l’insécurité qui monte en flèche à Raqqa.» A quelques mètres de là, alors que la nuit tombe, une poignée de membres des Asayish sautent dans un pick-up. Deux jeunes femmes kurdes originaires de la ville, à peine majeures, accompagnent l’opération de surveillance. Une mission à haut risque: tous les soirs ou presque depuis la fin de l’ère al-Assad, les forces de sécurité locales sont harcelées par des cellules dormantes de l’Etat islamique. «Ils arrivent de partout à moto, par petits groupes, et ouvrent le feu sur nos checkpoints et positions. Leur stratégie est simple: profiter de la confusion provoquée par la prise de pouvoir de HTC afin de rendre notre vie impossible. Tout peut arriver et nous le savons, la situation est particulièrement sensible autour de la prison de la ville, où sont détenus des émirs du groupe qu’ils aimeraient libérer», affirme Bachar Saad, un cadre encadrant l’opération.

Il est 20 heures, Raqqa se vide progressivement, avant que le couvre-feu imposé par les autorités ne reprenne ses droits. A un arrêt de bus, Abdallah Mohamed Abish, un sans-emploi de 35 ans, attend de rentrer à son domicile avec impatience: «Sortir après la tombée de la nuit, c’est accepter que n’importe quoi puisse nous arriver. La meilleure des choses à faire, c’est de s’enfermer chez soi et d’attendre jusqu’à ce que le jour se lève.» A ses côtés, Mohamed Khalil Youssef, 80 ans, ne dit pas autre chose: «Nous avons tous célébré la chute de Bachar al-Assad, qui est un cadeau de Dieu. Mais la joie fut de courte durée. Depuis, c’est le chaos. Toutes les nuits, des groupes mafieux enchaînent les agressions et Daech regagne du terrain. Nous avons très peur.»

«Nous préférons le contrôle des Kurdes, nous les connaissons et ils nous ont apporté de la sécurité. Les autres groupes, nous ne savons pas qui ils sont, et les images en provenance du reste du pays que nous voyons nous effraient», poursuit Abdallah Mohamed Abish, en pointant du doigt certaines factions de HTC ainsi que les formations proturques de l’Armée nationale syrienne, très actives au nord d’Alep.

«Les cicatrices de Raqqa sont encore à vif. Il ne faudrait pas grand-chose pour nous replonger dans un passé sombre.»

Redistribution des cartes

Pour l’heure, les négociations avec Hayat Tahrir al-Cham se poursuivent, articulées, de sources concordantes, autour de trois axes: la démilitarisation des Forces démocratiques syriennes et leur intégration dans un corps national, le statut d’autonomie de la région et le partage des revenus liés aux énergies fossiles.

Si l’administration autonome assure être prête à de larges concessions sur le dernier volet et que les discussions sur le statut de l’Aanes sont ouvertes, les lignes rouges concernant ses forces militaires ont été posées du côté kurde: «Nous acceptons d’être intégrés à la future armée nationale, mais collectivement, pas individuellement. Les FDS doivent continuer d’exister en tant que corps avec un certain degré d’autonomie à l’échelle régionale. C’est la seule manière de garantir la sécurité du Nord-Est syrien et de ne pas répéter les mêmes erreurs que le régime Assad», commente un haut gradé, bien au fait des tractations en cours.

La ville de Raqqa peine encore à tourner complètement la page de l’occupation par l’Etat islamique. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Et si, le 22 janvier, le nouveau ministre syrien de la Défense Mourhaf Abou Qasra a déclaré être prêt à «recourir à la force» si aucune issue n’était trouvée, pour Siyamand Ali, porte-parole des YPG, le cycle de discussions avec HTC «n’en est qu’à ses balbutiements»: «Nous avons préféré prendre les devants afin d’éviter d’être saisis par l’urgence. Il est souhaitable de mettre de suite les points de désaccord des deux côtés sur la table. Nous sommes assez optimistes avec le HTC, et les relations avec la coalition sont plutôt bonnes encore en ce moment.» Siyamand Ali entend être clair sur les intentions kurdes: «Quand nous avons créé les FDS, le but était de faire un jour partie de l’armée nationale, le jour où la Syrie serait démocratique. C’était notre objectif: faire partie de la reconstruction de la Syrie, et de jouer un rôle militaire. Pas seulement pour protéger les Kurdes, mais le territoire et toutes ses composantes.»

Restent un certain nombre d’inconnues, avec en premier lieu les décisions de l’administration Trump sur le dossier syrien: si la nomination de Marco Rubio au poste de secrétaire d’Etat est une excellente nouvelle pour l’administration autonome –ce dernier, lors de son audition de confirmation au Sénat, a réaffirmé son ferme soutien aux forces kurdes en Syrie–, la volte-face du locataire de la Maison-Blanche en 2019, qui avait laissé la Turquie envahir une partie du territoire autonome, laisse un souvenir amer aux Kurdes.

Dans un bureau de Raqqa, plusieurs chefs de tribus arabes se montrent néanmoins pragmatiques, et rappellent que Recep Tayyip Erdogan n’est plus en situation de force: «Hayat Tahrir al-Cham avait deux options, la voie turque ou la voie saoudienne. Il a incontestablement choisi la deuxième, tant ses relations avec Riyad sont bonnes, et cela pourrait avoir de lourdes conséquences. En coulisses, les tensions entre les groupes proturcs de l’ANS et le HTC demeurent fortes. Un conflit d’ampleur entre ces deux groupes aux influences différentes est possible, et il est peut-être plus probable qu’une guerre ouverte avec les FDS», affirme le cheikh Fares, leader de la tribu des Anizah.

Un activiste volontiers critique de l’Administration autonome du Nord-Est syrien, sous couvert d’anonymat, conclut: «Cette région a beaucoup souffert et la stabilité qui est la nôtre aujourd’hui, malgré ses imperfections, paraît comme un moindre mal. Nous ne voulons pas nous lancer dans une nouvelle phase aventureuse, sans garanties. Les cicatrices de Raqqa et de la Syrie sont encore à vif. Il ne faudrait pas grand-chose pour nous replonger dans un passé sombre. Espérons que le pays retrouvera sa quiétude rapidement, et que nous y trouverons notre place.»

 

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