Un soldat de l'Armée syrienne libre (à g.) et un rebelle syrien proturc près d'Azaz, sur la route d'Afrin. © OZAN KOSE/AFP

Syrie : « La Turquie a été instrumentalisée »

Tandis que le régime de Damas intensifie son carnage dans la Ghouta, Ankara poursuit son incursion dans le nord de la Syrie. Dorothée Schmid décrypte les calculs des puissances engagées en Syrie.

Depuis plus d’un mois, l’armée turque est engagée dans une offensive militaire contre l’enclave kurde d’Afrin, dans le nord de la Syrie, et menace d’étendre ses opérations jusqu’à la ville de Manbij. Quels sont les objectifs poursuivis par la Turquie en Syrie ? Faut-il parler d’invasion ?

Le premier des objectifs est de contenir l’extension des territoires contrôlés par les Kurdes de Syrie, le long de la frontière turque. Ces derniers détiennent actuellement une bande de territoire qui représente les deux tiers de la frontière turco-syrienne et près de la moitié de la frontière turco-irakienne. Recep Tayyip Erdogan dit qu’il veut nettoyer la Syrie des miliciens kurdes YPG, qu’il qualifie de terroristes à l’égal du PKK. Cette démonstration de force est aussi une tentative de rééquilibrer la situation sur le terrain par rapport aux autres puissances parties prenantes du conflit syrien : la Russie, parrain de Bachar al-Assad, d’un côté, les Etats-Unis, chef de file de la coalition anti-Daech, de l’autre. Mais ce n’est pas pour autant une invasion, car rien ne dit que l’armée turque puisse tenir le territoire qu’elle prétend libérer.

Erdogan n’avait pas prévu la riposte d’Assad…

La confrontation directe entre les deux couvait depuis longtemps. N’oublions pas que la Turquie a été un des premiers pays à se prononcer pour un changement de régime à Damas, dès la fin de 2011. Par la suite, le président turc a appelé de façon continue au départ de Bachar al-Assad, jusqu’à ce que les Turcs se rapprochent des Russes, à l’été 2016. Dans le processus de paix d’Astana, organisé et piloté par Moscou pour trouver une issue politique après la phase militaire, la Turquie s’est vu assigner comme mission de contrôler les combattants anti-Assad dans le nord-ouest, autour d’Idleb. Or, le régime syrien est passé à l’attaque à Idleb, en décembre 2017, avec l’appui de l’aviation russe, soulevant les protestations d’Ankara. Cette offensive syro-russe répondait à une stratégie machiavélique : après avoir défini quatre zones de désescalade, planifiées à Astana en accord avec l’Iran et la Turquie, l’armée syrienne a pu retrouver les mains libres pour attaquer les poches de résistance d’Idleb et de la Ghouta, hâtant un désastre humanitaire sans pareil, comme on le voit dramatiquement ces jours-ci.

Les présidents russe et turc
Les présidents russe et turc  » dans une sorte de partage des rôles « .© METZEL/ABC/ANDIA.FR

La Turquie n’est-elle pas la grande perdante de la stratégie russe ?

Elle a été instrumentalisée dans le grand dessein russe. Dès 2011 et dans le sillage des printemps arabes, Ankara rêvait d’étendre son influence sur tout le Moyen-Orient ; le conflit syrien présentait l’opportunité de s’engager aux côtés des révolutionnaires arabes et de favoriser l’émergence politique des Frères musulmans. Ankara a soutenu au départ l’Armée syrienne libre, formée d’officiers réfractaires et d’opposants au régime d’Assad, puis s’est rapproché de groupes djihadistes radicaux, jugés plus efficaces contre le régime de Damas. Sauf que la Russie est soudain entrée dans le jeu, en octobre 2015, avec de tout autres objectifs, qui étaient de consolider à tout prix le régime et de combattre les islamistes, Daech n’étant pas son ennemi principal.

Et Vladimir Poutine a remporté la partie…

Grâce à sa supériorité militaire, il a pris rapidement le dessus, et les Russes se sont trouvés gênés par les agissements turcs. C’est dans ce contexte qu’un avion de chasse russe Sukhoï a été abattu par l’aviation turque, en novembre 2015. Cet incident a permis de clarifier le rapport de force : après six mois de vives tensions entre Moscou et Ankara, Erdogan a présenté ses excuses à Poutine. En juillet 2016, alors que le président turc venait d’essuyer une rude tentative de coup d’Etat, la Russie a été la seule grande puissance à lui tendre la main sans réserve. Par voie de conséquence, une Turquie alors affaiblie a dû lâcher du lest au sujet de la Syrie. Dans une sorte de partage des rôles, les Turcs ont reçu notamment la tâche d’opérer une médiation avec l’opposition syrienne, afin de la maîtriser. Mais cette mission de discipliner des groupes rebelles très divers est pratiquement irréalisable ; de surcroît, elle entraîne des tensions sécuritaires à l’intérieur même de la Turquie. Le 19 décembre 2016, l’ambassadeur de Russie a été assassiné, à Ankara, en plein jour, par un Turc, au cri d' » Allahou akbar « . Dès lors, la marge de manoeuvre de la Turquie à l’égard de la Russie s’est trouvée encore amoindrie. Au total, le rapprochement turco-russe ne repose pas sur une confiance mutuelle et a fait de Moscou le gagnant et d’Ankara le perdant.

Dorothée Schmid, spécialiste du Moyen-Orient.
Dorothée Schmid, spécialiste du Moyen-Orient.© É. MOYSSON/IFRI

Recep Tayyip Erdogan n’est-il pas aujourd’hui poussé vers le précipice en Syrie, car il lui faut donner à tout prix une victoire à ses alliés nationalistes ?

L’opération  » Rameau d’olivier  » contre les Kurdes d’Afrin est la deuxième incursion militaire turque en Syrie après  » Bouclier de l’Euphrate « , lancée en 2016, juste après la tentative de coup d’Etat. Cette dernière offensive, autour d’Al-Bab, n’a pas été un franc succès ; l’Otan comme les Russes y ont vu un test de la capacité militaire turque. Résultat, les purges massives menées dans l’armée après le putsch du 15 juillet 2016 l’ont d’évidence affaiblie. Par ailleurs, les visées stratégiques des Turcs ne sont plus si claires. S’agit-il pour Erdogan de montrer à son opinion publique qu’il est bien le chef des armées et de surfer sur la vague nationaliste ? Peut-il vraiment vaincre le PKK en frappant les YPG syriens, alors que les forces de sécurité sont déjà à la peine contre le PKK dans le sud-est de la Turquie ? Le risque d’escalade militaire en Syrie ne met-il pas en cause le statut régional de la Turquie plus qu’il ne le renforce ? Menacer de tirer sur les forces américaines stationnées à Manbij, comme l’a fait un officiel turc, n’a rien pour convaincre – ni les alliés de l’Otan ni les Russes – que la Turquie est aujourd’hui la puissance structurante du Moyen-Orient. Les ambitions néo- ottomanes de Recep Tayyip Erdogan font désormais peser un danger sur les intérêts vitaux de la Turquie.

(1) Auteure de La Turquie en 100 questions (Tallandier), 288 p.

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