Changement de pouvoir en Syrie: pourquoi les alaouites sont en mauvaise posture
Bachar al-Assad est un alaouite. Depuis sa chute, la communauté craint les représailles et s’interroge sur son avenir.
Haydar, 51 ans, et Hilal, 59 ans, vivent depuis plusieurs années à Bruxelles et ont deux points communs: ils sont des alaouites d’origine syrienne, cette branche hétérodoxe de l’islam chiite dont fait partie le dictateur en fuite Bachar al-Assad, et ils cherchent par tous les moyens à exfiltrer de Syrie des membres de leur famille, l’un sa mère, l’autre son épouse. «Dans mon village d’al-Mukharram al-Fouqani, à 45 kilomètres à l’est de Homs (NDLR : la troisième ville du pays), et dans trois autres villages aux alentours, des miliciens ont arrêté une centaine de jeunes entre 22 et 27 ans, rapporte Haydar sur foi de ses contacts téléphoniques. Ils les ont frappés et emmenés on ne sait où. Depuis, on n’a plus de nouvelles.» La psychose règne.
Quant à Hilal, il tente chaque jour de rassurer sa femme au téléphone: «Elle se trouve à Homs et elle a très peur, car elle sent la violence approcher. Elle est fortement marquée par le sort funeste de ce professeur à la retraite de l’académie militaire d’Alep. Celui-ci était de retour dans sa maison non loin de chez elle. Des agents l’ont exécuté devant son épouse et ses enfants.» Dans le quartier des Abbassides, le dénommé Yasser al Ali a été enlevé pour être torturé puis assassiné. La photo de son corps a fait le tour des réseaux sociaux. De nombreuses exécutions extrajudiciaires sont rapportées. «Les suprémacistes sunnites font rimer « alaoui » avec un aboiement. Chaque fois qu’ils attrapent un alaouite, ils le font aboyer comme en attestent des dizaines de vidéos», se désole Hilal.
Une communauté écartelée
Le vent a bel et bien tourné pour les alaouites. Ils sont deux millions d’âmes aujourd’hui, environ 10% de la population syrienne. Sous Bachar al-Assad, plus de 80% d’entre eux travaillaient pour l’Etat, l’armée, les services de renseignement. En 2011, quand la révolte a éclaté, ils se sont trouvés piégés entre la menace djihadiste et un régime issu de ses rangs. Pourtant, nombre d’entre eux étaient opposés au clan Assad, qui s’appuyait sur eux tout en les humiliant. Ils étaient condamnés à l’effacement au nom des intérêts supérieurs de l’Etat. En treize ans de conflit, un tiers des militaires d’origine alaouite seraient tombés au combat. Face à l’avancée des rebelles menés par le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC), les conscrits n’ont plus voulu se battre. Ils sont aujourd’hui invités à rendre leurs armes, condition première pour bénéficier d’une éventuelle amnistie.
«S’engager dans l’armée, c’était une façon de sortir de la pauvreté, explique Hilal. Mais notre communauté était divisée. Bien sûr, il y avait ceux qui profitaient du système, mais aussi la masse de laissés-pour-compte. Aujourd’hui, les premiers ont fui vers Beyrouth et les pays du Golfe. Les pauvres, eux, sont restés, à la merci de toutes les menaces.» A commencer par celle d’être chassés de leur maison, «alors qu’il fait très froid dehors». Malgré les propos rassurants des nouvelles autorités, qui invitent à s’abstenir de représailles, les alaouites sont devenus le maillon faible de la diversité syrienne car ils sont très peu structurés, contrairement aux chrétiens et aux Druzes, ceux-ci étant même armés.
Voile non requis. Pour l’instant
Les alaouites –le nom vient de Ali, cousin et gendre de Mahomet–, laïques à la base, souffrent d’être encore traités d’«impurs» à la suite d’une fatwa de Ibn Taymiyya, un théologien du XIIIe siècle, laquelle continue aujourd’hui d’inspirer les mouvements islamistes radicaux. En 1922, la France, puissance mandataire, avait établi un Etat alaouite sur la côte, qui a servi de refuge contre les persécutions sunnites. Les alaouites n’ont été officiellement reconnus comme musulmans qu’en 1932, lorsque le grand mufti de Palestine, Hajj Amin al-Husseini, a promulgué une autre fatwa, celle-ci instaurant une égalité entre eux et la majorité sunnite. Mais cela n’a pas été suffisant pour convaincre les masses que les alaouites ne sont pas ces hérétiques aux rites secrets et initiatiques, avec une croyance en la métempsycose…
Le nouveau régime est-il prêt et surtout assez puissant pour garantir l’avenir des alaouites en Syrie? Il ne s’agit pas seulement de leur sécurité, mais aussi de leur culture et de leur mode de vie. Ainsi, le port du voile n’est pas requis pour les femmes. Le deviendra-t-il? Boire de l’alcool leur sera-t-il interdit? Leurs mausolées seront-ils préservés? Le 25 décembre, un sanctuaire a été détruit, ce qui a poussé des milliers d’alaouites dans les rues de Homs, Lattaquié, Jableh et Tartous. La communauté a déjà été durement ciblée, comme en 2014 à Homs, lorsque l’explosion d’une voiture piégée a tué 47 enfants devant une école. En 2016, plus de 100 civils périssaient à Jableh et Tartous dans des attentats revendiqués par l’Etat islamique, avec lequel le nouveau maître de Damas, Ahmed al-Charaa, a été lié jusqu’en 2013.
Le traitement réservé aux alaouites sera un indicateur en matière de tolérance confessionnelle et de construction d’un Etat de droit. Jusqu’à présent, le mouvement HTC a toujours affirmé que les alaouites feront partie de la nouvelle Syrie, et que les individus impliqués dans les crimes du régime Assad seront jugés de manière impartiale. Mais les ordres seront-ils suivis sur le terrain? Les alaouites sont peu à le croire: «Un avenir avec ce nouveau pouvoir? Sûrement pas. Comment faire confiance quand on a face à nous des islamistes radicalisés fichés par Interpol?», répond par vidéo un journaliste syrien depuis la frontière avec le Liban, qu’il attend impatiemment de franchir. Pourtant, lors du changement de pouvoir, le même, trop content de la chute de Bachar, était tout disposé à laisser sa chance aux nouvelles autorités…
«S’engager dans l’armée, c’était une façon pour les alaouites de sortir de la pauvreté.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici