Joseph Ndwaniye
Suivez mon regard de Joseph Ndwaniye: toutes les premières fois nous paraissent étranges (chronique)
« Suivez mon regard » est une nouvelle chronique mensuelle de Joseph Ndwaniye, écrivain et infirmier, pour Le Vif. L’auteur partage le regard qu’il pose sur le monde – ici et ailleurs – avec une grande humanité. Pour sa première chronique, il aborde les premières fois étranges.
Mise en contexte
Joseph Ndwaniye écrit un premier roman remarqué en 2006, La promesse faite à ma soeur (Les Impressions nouvelles, 208 p.), qui a pour cadre le Rwanda. Le dernier en date est sorti début février, s’intitule En quête de nos ancêtres (Les Impressions nouvelles, 208 p.) et emmène le lecteur en Bolivie. L’auteur est aussi infirmier à Bruxelles. Il nous invite, dans sa chronique qui paraîtra une fois par mois dans Le Vif, à suivre le regard qu’il pose sur le monde ici ou ailleurs, mais toujours avec une grande humanité.
Toutes les premières fois nous paraissent étranges. Le 29 septembre 1986, à 6 heures du matin, j’empruntai mon tout premier train en sous-sol à l’aéroport de Zaventem. A peine surgi dans la grisaille bruxelloise, le tram en correspondance me fit replonger aussitôt dans un tunnel. Suivit le trajet en métro, encore plus profond. Je me rendis à peine compte que le bus qui m’emmenait vers ma destination était à l’air libre tant le ciel était gris et bas. Tout cela sous le regard des autres passagers amusés par mes maladresses. Signes annonciateurs de la relation intime et tumultueuse que j’entretiens avec les transports en commun bruxellois depuis trente-cinq ans?
Je ne connais ni leur nom, ni leur histoire, mais nous cru0026#xE9;ons un microcosme ou0026#xF9; chacun offre un peu de son identitu0026#xE9; aux autres.
Je m’y suis endormi, éreinté par les longues gardes à l’hôpital. Il m’est arrivé de me tromper d’arrêt, j’en ai profité pour découvrir de nouveaux quartiers. J’ai pesté pour les retards. J’ai été traumatisé par l’attentat du 22 mars 2016 à la station Maelbeek. Pourtant, je me sens chez moi dans ce foutu métro. Il m’a permis d’entrer dans la vie de gens de passage à Bruxelles dont je ne connaissais pas la langue. La lumière et la profondeur de leurs regards m’ont fait voyager de par le monde.
Tous les matins, à 5 h 37 sur la ligne du bus 87, je retrouve les mêmes navetteurs depuis parfois deux ou trois décennies. Je ne connais ni leur nom, ni leur histoire, mais nous créons un microcosme où chacun offre un peu de son identité aux autres. Dans le bus, nous nous installons toujours à la même place, comme si elle nous était réservée. En entrant, je jette un regard aux visages familiers pour m’assurer que personne ne manque à l’appel. A l’arrêt suivant, une femme emmitouflée dans une veste à capuche s’installe à sa place habituelle, nous offrant un air de gospel. Pour certains, c’est l’heure de s’emparer de leur portable pour appeler la famille restée sous d’autres latitudes, nous invitant dans leur intimité. Depuis quelques années, beaucoup ont les yeux rivés sur leur smartphone. L’omniprésence des réseaux sociaux me prive de plus en plus de ces regards. Chacun reste dans sa bulle.
A la première station de métro, la communauté de lève-tôt se disperse, se colore d’autres membres. Au fil des arrêts, nous faisons intrusion dans l’intimité des sans-abri venus y chercher un peu de chaleur. Pour attendre la correspondance de 6 h 14 à la station Arts-Loi, je partage le banc d’un homme qui passe là ses nuits depuis dix ans. Méfiant, il tâte ses poches pour s’assurer qu’on ne lui a rien pris pendant son lourd sommeil. Je crois qu’il me reconnaît malgré son regard brouillé par l’inconfort et l’alcool mais pour la xième fois, il répète: « Tu as déjà vu le film C’est arrivé près de chez vous? J’ai joué dedans, demande à Benoît Poelvoorde. » On dirait que sa vie s’est arrêtée là. Il boit une gorgée de vin et referme aussitôt les yeux. Quelques stations plus loin, deux collègues me rejoignent. Nous partageons nos histoires de soignants adressant à peine un regard à un homme qui pourtant fait partie de notre famille du matin. Il nous tend un gobelet en plastique et répète depuis dix ans, comme pour s’en persuader, que sa situation de sans-abri n’est que provisoire.
Depuis mars 2020, l’ambiance de communauté a disparu: les sourires se sont crispés, aujourd’hui confinés derrière des masques à cause d’un être infiniment petit appelé la Covid-19. Il ne nous reste que les regards pour raconter le monde paralysé par la peur. Il doit changer de paradigme s’il veut retrouver l’élan vital et les sourires.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici