Stimulant, drogue des djihadistes, aphrodisiaque… les multiples vies du Captagon
Autrefois médicament commercialisé en Europe, la pilule doperait aujourd’hui les djihadistes. Le Captagon n’est pourtant pas l’apanage des guerriers. Son usage est d’abord civil. Surtout en Arabie saoudite, où on le consomme comme du Viagra. Récit.
Son nom est Abdel Mohsen ben Walid ben Abdelaziz. Ce tout jeune trentenaire est l’un des (très nombreux) petits-fils du fondateur de l’Arabie saoudite, Ibn Saoud. Son statut diplomatique lui évite tout contrôle douanier lors de ses voyages. C’est sans doute ce qui l’a conduit à manquer de discrétion. Le 26 octobre 2015, il n’a pas pris la peine de dissimuler ce que lui et quatre compagnons transportaient dans plusieurs dizaines de bagages : deux tonnes de pilules de Captagon, qu’il s’apprêtait à embarquer dans un jet privé en partance pour Riyad, depuis l’aéroport de Beyrouth. L’émir est depuis écroué, accusé de contrebande et de trafic de drogue. Comment ce produit s’est-il retrouvé, en de telles quantités, dans ces valises ? Qui le consomme ? Et pourquoi ?
C’est en Allemagne, au début des années 1950, que le Captagon est mis au point. Un psychostimulant que le laboratoire Degussa AG synthétise grâce au docteur Karl-Heinz Klinger. Le composé associe deux substances solidaires (c’est-à-dire indissociables) : la fénétylline, une amphétamine, et la théophylline, proche de la caféine et présente dans les bronchodilatateurs. A l’époque, Degussa AG est un fleuron du secteur chimique : c’est cette société qui, avant-guerre, fabrique le Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz. C’est elle aussi qui transforme les métaux précieux confisqués aux Juifs. L’Allemagne ressemble alors à une pharmakon valley. Elle a perdu ses territoires coloniaux en 1919 et, avec eux, les substances médicinales qu’on y trouvait. Cette carence a dynamisé l’industrie pharmaceutique allemande, qui a développé des substituts et s’est imposée comme un leader mondial.
Le pays raffole alors des amphétamines. Il se shoote à la » Pervitin « . Ce psychostimulant sorti des usines Temmler séduit toute la société allemande. L’ouvrier peu motivé, le fonctionnaire endormi, les dépressifs de tout poil sont emballés par la disparition, douze heures durant, de tout signe de fatigue, agrémentée d’un effet coupe-faim et d’une allégresse totale. En vente libre dès 1938, la gélule est même conseillée pour revigorer l’humeur de la femme au foyer, sous forme de bonbons chocolatés (trois à huit par jour). La puissante Wehrmacht estime bientôt que la pervitine est un produit » idéal pour le soldat « . Elle crée un sentiment d’invincibilité et permet aux marches de nuit de ne jamais s’arrêter. Les militaires avalent une pastille par jour, deux lors des missions nocturnes. Hitler lui-même se gave de pervitine et de cocktails euphorisants.
On la retrouve sur d’autres fronts. Les kamikazes japonais se shootent avec un produit similaire. Les aviateurs de la RAF » marchent » à la benzédrine – moins efficace mais aux effets secondaires moindres. Les soldats canadiens et américains carburent à la méthédrine. » En trois ans, 180 millions de comprimés sont commandés par l’armée américaine « , relève Jean-Marie Maloteaux, neuropsychiatre à l’UCL. Après la Seconde Guerre mondiale, les » bienfaits » de la pervitine sont loués par la publicité à une population civile rudement éprouvée par le terrible conflit : contre les peurs, contre la dépression, contre le baby blues, contre la vieillesse…
Génération Captagon
Mais la pervitine provoque des effets secondaires désastreux : forte dépendance, psychoses, défaillance cardiaque. Les scientifiques de Degussa cherchent dès lors un produit aux propriétés aussi puissantes sans en avoir les inconvénients. Et découvrent la fénétylline, commercialisée sous le nom de Captagon : » Comme tous les psychostimulants, elle gravite autour de la dopamine, un neurotransmetteur qui contrôle les émotions, les sensations de plaisir et la motivation, souligne Emmanuel Hermans, neuropharmacologue à l’Université catholique de Louvain (UCL). Elle agit sur la production de la dopamine dans le cerveau et active le « circuit de la récompense ».
La « drogue des djihadistes » ne serait donc « rien de plus » qu’un puissant ecstasy…
Le composé libère aussi de la noradrénaline, autre neurotransmetteur qui stimule les processus cognitifs et la concentration. C’est en vantant ce mérite-là que Degussa obtient, en 1961, la mise sur le marché du Captagon, en Europe et aux Etats-Unis. Le comprimé entame une carrière parfaitement légale comme premier remède miracle au trouble du déficit de l’attention et de l’hyperactivité chez les enfants. Proche du méthylphénidate (connu sous le nom de Ritaline), son composant opère aussi sur la narcolepsie, maladie caractérisée par des accès de sommeil irrépressible le jour. En Belgique, le Captagon est alors distribué par Viatris (aujourd’hui Meda Pharma) et se vend, sur présentation d’une ordonnance, sous forme de tablettes de 50 mg.
Mais il connaît très vite une carrière officieuse : des médecins en prescrivent pour aider à la perte de poids ; des artistes – Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, Philip K. Dick, Jack Kerouac, Graham Greene… – en croquent pour enfiler des sessions de quatre heures d’écriture. » J’ai carburé longtemps au Captagon-Heineken, reconnaît le producteur belge Lou Deprijck dans le documentaire The Sound of Belgium. Tu prends une bouteille d’Heineken, tu mets du Captagon, tu secoues et tu bois cul sec. Ça te donne une pêche d’enfer. « Des étudiants en quête de performance l’avalent aussi. Surnommé » Cap « , il séduit enfin les cyclistes, les footballeurs, les nageurs… En Belgique, en 2008, le comprimé figure en tête des substances préférées dans une enquête réalisée par les Mutualités chrétiennes.
Les autorités sanitaires s’inquiètent des effets secondaires toxiques : paranoïa, convulsions, infarctus, hémorragie cérébrale. La molécule possède un potentiel addictif et, en cas d’abus, un risque d’overdose. Estimant que le Captagon est une drogue, les Etats-Unis en interdisent » tout usage médical » dès 1981. En 1986, la fénétylline figure dans la liste des stupéfiants de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 1987, la production de Captagon est stoppée. En Belgique, sa vente reste autorisée pour la narcolepsie jusqu’en 2009. En mars 2011, son autorisation de mise sur le marché est officiellement retirée.
Mais la pilule a déjà démarré une nouvelle vie, en Europe de l’Est et en Turquie. Au début des années 1980, la Bulgarie communiste importe des petits stocks d’Allemagne de l’Ouest, avant de se lancer dans sa propre production, à une échelle industrielle – et illégale. Après la chute du communisme, l’écroulement de l’économie étatique libère des ingénieurs chimistes à la recherche d’une activité lucrative. Les anciens laboratoires se reconvertissent, semi-clandestinement, dans la production d’amphétamines diverses. Cette industrie va fournir un puissant point d’appui aux mafias qui récupèrent le trafic.
Destination Proche et Moyen-Orient
» Le principal marché du Captagon est le Proche et le Moyen-Orient, où il est très prisé par les couches jeunes et aisées de la population « , note le dernier rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC). L’Arabie saoudite en est la première consommatrice. La petite pilule, de couleur blanche ou jaune, reconnaissable à son double » c « , y passe pour aphrodisiaque, aussi efficace que le Viagra. Et appréciée pour sa discrétion : elle s’avale le plus souvent comme un cachet anodin contre le mal de tête. Le produit serait simple à fabriquer, peu cher à produire et rentable à la vente. On en trouve à tous les prix : du » bas de gamme » à 1 dollar, jusqu’à 30 dollars dans sa version jet-set – celle qui se cachait dans les valises de l’émir. C’est par mer et par route qu’elle arrive, et de toutes les façons, planquée dans des mouchoirs, des olives, des dattes, de l’huile de friture…
La demande explose et ne connaît aucune concurrence. Selon l’UNODC, » depuis 2009, la baisse des saisies de Captagon, notamment en Bulgarie et en Hongrie, fait croire que la fabrication illicite s’est déplacée plus près des marchés concernés « . Ainsi le Liban, autrefois point de passage entre la Syrie et les pays du Golfe, serait devenu un important fabricant. Les coups de filet effectués par les services douaniers sont éloquents : 24 tonnes saisies en 2014, contre 5 en 2010, et ce dans tous les pays du Moyen-Orient, de l’Arabie saoudite au Liban, en passant par la Jordanie et le Koweït. Même si toutes les pilules de Captagon qui circulent sont des faux. Les échantillons analysés lors de saisies ne contiennent pas de fénétylline, mais le plus souvent un mélange d’amphétamine (dont la teneur est faible), de caféine, d’éphédrine, de quinine, additionné de sucre, comme le lactose.
Les combattants de l’Etat islamique auraient-ils eux aussi succombé à la pilule miraculeuse ? Sous Captagon, ils seraient capables de » tuer sans peur, sans hésitations ni remords « , de » résister aux interrogatoires les plus brutaux « , de » rire face à la douleur « , d' » égorger le sourire aux lèvres « … L’Organe international de contrôle des stupéfiants manque de sources d’information fiables pour soutenir cette hypothèse. Les services de sécurité n’en ont pas décelé de traces dans l’organisme des auteurs des attentats à Paris ou à Bruxelles. Et les experts doutent aussi. Car, nous résume l’un d’eux, » aucun produit ne peut créer une volonté de commettre des actes si celle-ci n’est pas ancrée avant « .
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