Stephanie Kelton, économiste: « Le budget d’un Etat ne fonctionne pas comme celui d’un ménage » (entretien)
Pensée magique ou révolution intellectuelle? La « théorie moderne de la monnaie », qui prône la dépense, prétend bouleverser tout ce que nous croyions savoir de l’économie. Dans son best-seller Le Mythe du déficit, l’économiste américaine explique comment.
Le consensus économique est clair: la dette publique est un mal qu’il faut combattre par tous les moyens, sous peine de devoir affronter à terme une situation similaire à celle qu’a récemment connue la Grèce. Et si c’était faux? Stephanie Kelton, professeure à l’université d’Etat Stony Brook (New York), ancienne conseillère de Bernie Sanders au Congrès américain, fait partie de celles et ceux qui le pensent. Elle représente le visage le plus célèbre d’un contre-courant économique né aux Etats-Unis il y a plus d’une vingtaine d’années: la « théorie moderne de la monnaie » (TMM, en anglais Modern Monetary Theory). Pendant longtemps, ses thèses radicales ont fait ricaner les tenants de l’orthodoxie.
La TMM brise un certain nombre de mythes économiques.
La dette? Elle devrait être le moindre de nos soucis, soutient-elle. La monnaie? C’est quelque chose qu’on peut créer sans limite. L’emploi? L’Etat possède les moyens de le garantir sans recourir au chômage. Aujourd’hui, alors que le coronavirus a mis à genoux les économies du monde entier, ses leçons semblent faire leur chemin. En témoignent à la fois les gigantesques plans de relance défendus par l’administration Biden et le succès colossal du Mythe du déficit (1), le dernier livre de Stephanie Kelton. Malgré les controverses féroces que suscitent les positions de la TMM, sommes-nous à l’aube d’un basculement dans l’histoire économique?
Bio express
- 1969: Naissance aux Etats-Unis.
- 1997: Termine ses études à l’université de Cambridge.
- 1998: Rencontre Warren Mosler, le pionnier de la TMM.
- 2001: Défend sa thèse de doctorat à la New School of Social Research.
- 2014: Nommée économiste en chef du comité sénatorial US du Budget.
- 2016: Conseillère économique de la campagne présidentielle de Bernie Sanders.
- 2017: Devient professeure à l’université de Stony Brook, en même temps que son mari Paul.
Qu’est-ce que la « théorie moderne de la monnaie »?
La TMM est une théorie économique qui part du constat suivant: dans un Etat monétairement souverain, c’est-à-dire qui effectue toutes ses transactions dans sa propre monnaie, l’émission de celle-ci est un monopole public. Depuis la suspension des accords de Bretton Woods en 1971, nous vivons dans un système de monnaie dit « fiat » (NDLR: décrétée par un Etat), abstrait, au taux de change flottant. Or, au contraire de ce qui était le cas lorsque le cours de la monnaie était indexé sur une substance matérielle, comme l’or, la capacité des Etats à émettre de la monnaie est illimitée. Cela leur confère une capacité fiscale bien plus importante que ce qu’on admet d’habitude. Car un gouvernement monétairement souverain ne peut pas être à court d’argent, au contraire de ceux qui utilisent une monnaie qui n’est pas la leur.
C’est pourtant le contraire de tout ce qu’on nous explique depuis des dizaines d’années…
Oui. La TMM brise un certain nombre de mythes économiques. Le plus important est celui qui veut que les gouvernements doivent gérer leur budget comme des ménages. C’est-à-dire ne peuvent pas dépenser plus qu’ils ne gagnent, doivent éviter l’endettement, sont obligés de payer leurs factures lorsqu’elles sont échues, etc. Mais tout cela est faux et repose sur un aveuglement face à la distinction qui existe entre usagers et émetteurs de monnaie. Un gouvernement souverain n’est pas contraint du point de vue monétaire. Ce qui signifie que non seulement il ne doit pas gérer son budget à la manière d’un bon père de famille, mais que c’est aussi la pire chose à faire. Le second mythe, lié au premier, est que le déficit budgétaire serait dangereux en soi. Là aussi, c’est faux. Un déficit n’est ni mauvais, ni bon. Ce qui importe, ce sont les conséquences économiques. Car tout déficit dans le chef d’un acteur (par exemple l’Etat) implique un bénéfice dans le chef d’un autre (par exemple nous). La question du déficit doit donc être formulée d’une manière neuve: pour qui y a-t-il déficit, et pour quoi?
Et le troisième mythe?
Le troisième mythe concerne l’idée que la dette serait un problème qui hypothéquerait notre futur, parce qu’un jour il nous faudra bien l’épurer. Or, là encore, c’est faux. La dette publique n’est pas une charge qui pèse sur les citoyens, mais de l’argent dépensé par un gouvernement – une note qui figure sur le compte du Trésor. Et dès lors qu’un Etat souverain ne peut tomber en faillite, puisqu’il dispose de la capacité à émettre de la monnaie de manière illimitée, personne ne viendra jamais nous présenter la facture – à commencer par les autres Etats qui possèdent une partie de la dette, comme la Chine pour les Etats-Unis.
Sur quoi vous basez-vous pour affirmer tout ça?
C’est très simple. Il s’agit d’une théorie inventée par Wynne Godley (NDLR: l’économiste anglais qui avait prédit la crise de 2008), qu’on pourrait résumer par l’image de deux seaux. Un de ces seaux est l’Etat, et l’autre le secteur privé. Là où les économistes traditionnels ne regardaient qu’un seul seau à la fois, Godley nous a appris que les deux étaient liés. Lorsque l’Etat est en déficit, l’argent qui lui manque n’ a pas tout simplement disparu. Ce qui est un déficit pour lui est devenu un excès pour le secteur privé. Cela signifie que si, comme on n’arrête pas de le conseiller, vous supprimez le déficit de l’Etat, vous supprimez le surplus du secteur privé. C’est-à-dire que vous l’appauvrissez. Bien sûr, la TMM ne soutient pas que tous les surplus dans le secteur public sont mauvais. Prenez l’exemple de la Norvège, qui bénéficie d’un très substantiel excédent commercial, et qui s’en sert pour diminuer la pression sur les activités du gouvernement, en soutenant par exemple un très haut niveau d’emploi. Mais l’essentiel est que, pour comprendre l’économie contemporaine, il faut comprendre le mécanisme des transferts de déficits et surplus d’une manière qui ne soit plus monologique.
Malgré sa simplicité, cette idée suscite de très grosses résistances…
Oui. Une partie tient sans doute au confort d’un certain récit relatif à l’économie, qui semble correspondre à notre expérience spontanée de gestionnaire de ménage. Les défenseurs de la TMM ont longtemps été ostracisés ou ridiculisés. Le Sénat américain, à un certain point, avait même adopté une résolution condamnant la TMM! Mais le problème le plus important est celui que j’appelle le « problème de la double démangeaison », surtout problématique à gauche. Parce que, d’un côté, la gauche souhaite soutenir toute une série de programmes coûteux afin d’aider les personnes les plus démunies, de régler les défauts du système économique, d’améliorer l’infrastructure, etc. Mais, de l’autre, un peu comme Robin des Bois, les élus de gauche ont envie de faire payer les riches. Le problème est que non seulement il s’agit d’une absurdité économique (parce qu’on n’a pas besoin de financer les dépenses publiques par l’impôt), mais en plus d’une politique inefficace. On le voit pour l’instant avec le virage qu’est en train de prendre l’administration Biden. Elle souhaite financer ses prochaines dépenses par une augmentation de la taxation sur les hauts revenus. Or, il semblerait qu’un tel projet ne pourra bénéficier d’assez de voix au Parlement. Ce qui signifie que, pour faire passer la pilule de la taxe, le gouvernement va devoir réduire son plan de relance. Alors qu’il serait passé, dans sa version ambitieuse, sans le recours à une taxe. Puisque, de toute manière, on n’en a pas besoin.
On n’a pas besoin de taxes?
Non. En matière économique, nous continuons à raisonner suivant un modèle théorique qui considère que toute dépense doit être financée par une rentrée, précisément comme si le budget de l’Etat était similaire au budget d’un ménage. Ce n’est pas ainsi que fonctionne un Etat souverain du point de vue monétaire. En réalité, il commence par dépenser, c’est-à-dire par émettre de l’argent qu’il injecte dans le circuit économique – et puis seulement, il en récupère une partie par l’impôt. Dès lors qu’il dispose de la capacité de créer de la monnaie, il n’a besoin de l’impôt que pour forcer le secteur privé à utiliser la monnaie en question. Du point de vue du fonctionnement économique, l’impôt est donc inutile. En revanche, il possède une importance considérable du point de vue politique, puisqu’il permet de rectifier les inégalités dans la distribution de la masse monétaire – ce qui est son rôle essentiel.
Lorsque l’Etat est en déficit, l’argent qui lui manque n’a pas tout simplement disparu.
Lutter contre les inégalités, c’est précisément un des buts de la TMM selon vous?
C’est même son but essentiel. Toutes les théories économiques qui ont été développées au cours des derniers siècles avaient un but social. Même le néolibéralisme prétendait pouvoir réussir à diminuer la pauvreté dans le monde. La différence avec la TMM est que celle-ci peut profiter de la révolution des monnaies « fiat », qu’aucune théorie économique n’a connue. C’est-à-dire du fait que la question du financement d’une politique sociale par un Etat monétairement souverain ne constitue plus un problème, puisqu’il suffit littéralement de le créer. La réalité économique contemporaine est qu’il n’y a aucune raison, sauf de politique partisane, à ne pas financer sans réserve la sécurité sociale, le chômage, etc.
En matière de chômage, d’ailleurs, vous faites une proposition radicale: le supprimer purement et simplement…
Si on y réfléchit deux secondes, on ne peut que se rendre compte que le chômage est une absurdité. Nous ne tolérons pas que des individus soient mal nourris, illettrés ou dépourvus de tout accès aux médicaments essentiels, mais nous acceptons ce que les économistes appellent un « taux naturel » de chômage en dessous duquel on ne pourrait pas descendre sous peine de plonger l’économie dans une spirale inflationniste. Pourquoi? La TMM répond qu’il n’y a aucune raison valable au maintien de cette catégorie, qui détermine pourtant la politique monétaire de toutes les Banques centrales de la planète – à commencer par l’américaine, qui a pour mission à la fois d’empêcher l’inflation et d’assurer l’emploi, et qui donc doit transiger en permanence entre les deux, le plus souvent au détriment de l’emploi. Plutôt que continuer à vivre avec un chômage qui coûte, en perte de pouvoir d’achat, en maladies et dépressions, en faillites secondaires, etc., des sommes absolument colossales, la TMM propose de remplacer l’assurance chômage par une garantie d’emploi. C’est-à-dire qu’en cas de dépression du marché du travail, l’Etat devra pouvoir proposer à tous ceux qui le veulent un emploi bien rémunéré dans le domaine des biens et services d’intérêt général, de préférence à l’échelle qui compte le plus: la locale. Une telle garantie d’emploi réglerait le problème du chômage tout en servant d’amortisseur des conséquences liées aux éventuelles crises financières.
Vous prônez le revenu universel, en somme?
Pas exactement. Il ne s’agit pas de donner automatiquement une somme d’argent à tous les citoyens. Il s’agit plutôt de leur dire qu’il y aura toujours un job quelque part, payé de manière décente, qui leur permettra de retomber sur leurs pattes si jamais leur employeur est obligé de dégraisser. Le but d’un tel programme est en effet de faire en sorte que les travailleurs ne perdent pas leur valeur et leurs compétences au cas où ils seraient licenciés – et conservent un salaire qui leur permette de faire tourner l’économie des biens et services, qui en a besoin en cas de crise. Et puis lorsque l’orage sera passé et que le marché de l’emploi se déploiera à nouveau, les individus seront libres de chercher un nouveau job, sans craindre de devoir céder au chantage au chômage et au salaire que les employeurs ont encore trop souvent tendance à utiliser.
Vous fixez tout de même une limite aux pouvoirs créateurs de l’Etat en matière de monnaie: l’inflation…
Oui. Il ne s’agit pas de signer un chèque en blanc. La TMM propose que, plutôt que de nous préoccuper du déficit ou de la dette, qu’on peut régler d’un simple clic sur le compte de la Banque centrale, nous nous soucions sur la capacité d’une économie à absorber des flux de monnaie sans provoquer une flambée des prix. Mais cela implique de se retourner à nouveau vers l’économie réelle: les machines, la main-d’oeuvre, la technologie, les échanges effectifs de biens et de services, etc. Ce qui nous importe sont les capacités productives d’une économie et la lutte contre les déficits réels: d’emplois, d’épargne, de santé, d’éducation, d’infrastructure, et même de climat ou de démocratie. Or, là aussi, il y a une bonne nouvelle. Dans un monde globalisé comme le nôtre, la circulation des biens et services fait que la monnaie émise par un pays n’y reste jamais. C’est-à-dire que lorsqu’il y a augmentation du niveau de dépense, cette augmentation se répercute immédiatement sur d’autres zones économiques (par exemple les usines de Taïwan qui fabriquent des supraconducteurs utilisés pour construire des téléphones américains), dégonflant le risque de concentration dans un pays donné. Pour qu’une dépense de monnaie provoque une inflation dans un système de monnaie « fiat », il en faut beaucoup plus que ce qu’on imagine d’ordinaire. De sorte qu’il n’y a aucune raison que la priorité des gouvernements, une fois les craintes concernant l’équilibre de leur budget balayées, ne soit pas la lutte contre les déficits qui comptent. C’est ce que la TMM appelle « économie du peuple ».
Qu’en est-il alors de l’Europe, puisque les Etats membres ont perdu leur souveraineté monétaire?
Les pays de la zone euro sont en effet dans la même situation que, disons, la Californie aux Etats-Unis. Ils ne sont plus émetteurs de monnaie. C’est la Banque centrale européenne qui l’est. C’est ce qui explique le triste sort qu’a connu la Grèce il y a quelques années – alors qu’il aurait pu être évité. Pourtant, comme on l’a vu avec les plans de relance Covid, il est possible que la BCE prenne des initiatives qui reviennent à laisser les Etats dépenser de manière libre, avec son soutien – en gros: à restaurer la souveraineté monétaire des Etats membres. L’ exemple de l’Italie qui a reçu l’autorisation d’émettre des bons d’Etat à dix ans à un taux d’intérêt de 1% alors que sa dette publique nationale atteint des sommets illustre cette possibilité. Je ne l’imagine pas faire marche arrière à l’avenir, sauf à accepter d’affronter une véritable révolution. Aujourd’hui, la plupart des Etats du monde vivent sur un tonneau de poudre, qui explosera si jamais, à la souffrance économique liée au virus, vient s’en ajouter une nouvelle créée par un plan d’austérité.
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