Le soulèvement du 9 juillet contre le clan Rajapaksa est le résultat de semaines de contestation réprimées par les forces de l’ordre. © Sebastian Castelier

Sri Lanka: après la crise politique, le risque d’impasse économique (reportage)

Le calme est revenu à Colombo après la période de contestation et de heurts, sans précédent depuis l’indépendance en 1948, qui a vu le clan du président Gotabaya Rajapaksa forcé d’abandonner le pouvoir. Mais la crainte de s’enfoncer dans une impasse économique insoluble plane sur le pays.

« Nos politiciens sont réellement mauvais. L’ancien président, le Premier ministre, le précédent Premier ministre, tous sont médiocres et constituent un problème. Ils ne nous aident pas», soupire Samith Da Santa Perreira, 43 ans, conducteur de tuk-tuk à Colombo, capitale administrative du Sri Lanka. Son véhicule, une sorte de vélo-taxi motorisé rouge vif, lui sert en général à transporter des touristes à travers la ville. Depuis quelques mois, son commerce tourne plutôt au ralenti. Et il a l’impression de passer son temps à attendre de l’essence plutôt qu’à travailler. La file d’attente dont il fait partie s’étend sur plusieurs rues. «Je suis là depuis hier minuit, il n’y a toujours pas de pétrole. Je n’ai d’ailleurs pas bougé d’un pouce depuis minuit. Peut-être aurai-je enfin du carburant demain pour pouvoir travailler.»

Entrer dans le temple du pouvoir, c’est un miracle, aucun mot ne peut exprimer ce que je ressens, c’est indescriptible.

Une chose est certaine, Samith Da Santa Perreira accuse le gouvernement de nombre de ses maux, comme beaucoup de Sri Lankais. Visé par des accusations de corruption et de mauvaise gestion des budgets et de l’aide apportée à la population, le clan Rajapaksa, au pouvoir depuis 2005, a été renversé le 9 juillet. L’ ancien Premier ministre, Ranil Wickremesinghe, a pris la place de Gotabaya Rajapaksa, au pouvoir depuis le 18 novembre 2019, à la tête de l’Etat. D’abord nommé président par intérim, il a été élu par le Parlement le 20 juillet et est devenu le chef d’Etat officiel jusqu’ aux prochaines élections prévues en 2024.

Au bord de la famine

La crise a commencé au mois de mai dernier après des manifestations. La répression, qui a fait neuf morts et trois cents blessés, est d’une violence inouïe pour le pays depuis la fin de la guerre civile (1983-2009). Le Premier ministre, Mahinda Rajapaksa, frère du président Gotabaya Rajapaksa, démissionne et fuit sa résidence. Quelques semaines d’accalmie s’ensuivent, mais une révolte silencieuse gronde dans tout le pays. Le contexte est, il est vrai, explosif.

Le Sri Lanka est au bord de la famine. Il essuie une perte des rendements agricoles d’environ 40% à la suite de la décision incompréhensible du gouvernement, en 2020, de passer du jour au lendemain à une agriculture 100% biologique. Sans transition, les sols appauvris par des années de pesticides et de mauvais engrais n’ont pas pu délivrer la production habituelle, et le Sri Lanka, auparavant autosuffisant en riz, a commencé à manquer de nourriture. Le pays se voit dans l’obligation de demander une aide alimentaire internationale d’urgence d’1,2 milliard de dollars. La montée en flèche du taux d’inflation a laissé 6,3 millions de Sri Lankais en situation d’insécurité alimentaire et 80% de la population saute au moins un repas par jour, selon les estimations de l’ONU. Selon le Programme alimentaire mondial (Pam), les aliments nutritifs, tels que les légumes, les fruits et les produits riches en protéines, sont désormais «hors de portée de nombreuses familles à faible revenu».

Pour beaucoup de Sri Lankais, le 9 juillet, jour où les manifestants ont investi le palais présidentiel, à Colombo, est celui où le pays est vraiment devenu indépendant...
Pour beaucoup de Sri Lankais, le 9 juillet, jour où les manifestants ont investi le palais présidentiel, à Colombo, est celui où le pays est vraiment devenu indépendant… © Sebastian Castelier

Fortes dépenses militaires

La répartition budgétaire prévue par le gouvernement exacerbe simultanément la colère du peuple. L’économie déjà fragilisée par le coût de la guerre civile doit subventionner le maintien d’une forte présence militaire depuis 2009 et des projets d’infrastructure qui ressemblent à des cathédrales dans le désert, à l’image de l’aéroport Mattala Rajapaksa, considéré par Forbes, en 2016, comme l’aéroport international le plus vide du monde. En 2021, 8% du budget annuel allait à l’éducation, 10% à la santé et 15% à l’armée. En 2020, 1,9% du PIB partait dans les dépenses militaires (1,57 milliard de dollars) alors que seul 0,9% était alloué aux programmes sociaux. «Tout l’argent du Sri Lanka est dans les banques suisses…», se plaint Kashim Bawa Mohammad Iqbal, 64 ans. Le regard las, les traits fatigués, ce chauffeur de tuk-tuk en âge de prendre sa retraite pointe du doigt un bâtiment délabré en construction. «Il doit être terminé depuis la fin de la guerre. Il n’est toujours pas fini, cela fait treize ans. Il y a de l’argent dans le pays, il est juste clandestin et appartient aux plus riches. Et le coronavirus n’a rien amélioré à la situation.»

Après l’élection de l’ancien Premier ministre Ranil Wickremesinghe comme président, les Sri Lankais risquent de voir leurs espoirs de nouveau déçus.
Après l’élection de l’ancien Premier ministre Ranil Wickremesinghe comme président, les Sri Lankais risquent de voir leurs espoirs de nouveau déçus. © National

La chute des revenus du tourisme due à la pandémie de Covid a empêché les devises étrangères de venir soutenir les réserves de change du Sri Lanka. De nombreux sites ont vu leurs commerces fermer leurs portes. Au sud-ouest de Colombo, une brise légère traverse la plage de Mount Lavinia. Très apprécié des touristes et des locaux, ce lieu pittoresque a vu tous ses magasins dépérir un à un. «Nous étions très populaires avant, se désole Gamunu Premarathni, manager du restaurant Lavinia Beach. C’est désert en ce moment. Il y a d’abord eu le Covid-19, puis les problèmes d’argent, les violences et maintenant, il n’y a plus d’essence pour transporter les touristes et les coupures d’électricité sont quotidiennes. Cela fait quatre mois que cela dure. […] Les affaires ont chuté de 75%. Mais nous ne voulons pas fermer boutique, nous essayons de tenir tant bien que mal.» Gamunu Premarathni doit se résoudre à aller au travail à vélo, par manque d’essence. Il éprouve beaucoup de rancœur, comme ses employés, envers le gouvernement.

Aujourd’hui, nous nous battons pour les générations futures, c’est notre révolution!

La fête au palais présidentiel

Pour beaucoup de Sri Lankais, le 9 juillet, jour du soulèvement contre le président Rajapaksa, est à marquer d’une pierre blanche. «Aujourd’hui, le Sri Lanka devient vraiment indépendant!», se réjouit Imthias Ibrahim, 48 ans, debout dans l’entrée de l’ancien parlement. Sept décennies après l’indépendance de la nation insulaire de l’Empire britannique, les manifestations historiques du 9 juillet sont assimilées au premier jour de la renaissance du pays. Quand 100 000 manifestants survoltés enfoncent les barricades tenues par 20 000 policiers et militaires sri lankais sous une pluie de gaz lacrymogène et de rafales de canon à eau et envahissent l’ancien parlement et le palais présidentiel, une vague de joie se répand dans tout le pays, malgré les salves de balles réelles qui déchirent le ciel. «Entrer dans le temple du pouvoir, c’est un miracle, aucun mot ne peut exprimer ce que je ressens, c’est indescriptible. Je ne m’attendais pas à ce qu’un nombre si important de Sri Lankais soient ici aujourd’hui pour remporter cette victoire ensemble», commente Priyanga Vishwajith, 35 ans.

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Simultanément, la maison du futur nouveau président Ranil Wickremesinghe s’embrase. Un avertissement: les Sri Lankais ne veulent plus du même régime politique. «L’indépendance de 1948 ne nous a rien apporté, les politiciens corrompus se sont emparés du pays et nous ont volé nos rêves, s’exclame, les yeux brillants d’émotion, Nasser Mohammed, un Sri Lankais de 56 ans. Aujourd’hui, nous nous battons pour les générations futures, c’est notre révolution!»

Défiance envers les politiques

Après la fuite de l’ancien président Gotabaya Rajapaksa aux Maldives puis à Singapour, les Sri Lankais se rendent compte qu’ils ne se sont pas trompés: les Rajapaksa n’ont plus le pouvoir. Le 23 juillet, le Sri Lanka semble paisible. L’ essence revient lentement dans le pays. Les manifestants en colère sont rentrés chez eux et les écoles rouvrent doucement. Mais les problèmes de la population sont loin d’avoir disparu. L’ eau est toujours coupée plusieurs heures par jour, pareil pour l’électricité. Les trains restent le moyen de transport le plus utilisé, car les files d’attente aux stations-service n’ont pas diminué avec le retour de l’essence. Le tourisme reste le grand absent de cet été, par peur de l’instabilité politique. Les devises étrangères ne risquent pas de renflouer de sitôt les caisses de l’Etat.

Si la période de troubles politiques s’est clôturée avec la reddition précipitée du clan Rajapaksa alors que Gotabaya Rajapaksa, le président, martelait qu’il irait au bout de son mandat, le plus dur reste à venir pour Ranil Wickremesinghe, déjà peu populaire dans le pays. De nombreux Sri Lankais ont perdu toute confiance dans la classe politique. Avec le retour de l’essence, Samith Da Santa Perreira peut travailler à nouveau. Mais l’avenir de son pays lui paraît bien terne. Que ce soit un Rajapaksa ou un Wickremesinghe à la tête de l’Etat, dans son esprit, «les politiciens sont tous des crocodiles et le Sri Lanka n’est pas près de se relever.»

Samith Da Santa Perreira, conducteur de tuk-tuk à Colombo, a vu son métier dépérir en raison des pénuries d’essence qui allongent les files d’attente devant les stations-service.
Samith Da Santa Perreira, conducteur de tuk-tuk à Colombo, a vu son métier dépérir en raison des pénuries d’essence qui allongent les files d’attente devant les stations-service. © National

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