Spirou, un martyr juif?

Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Emile Bravo poursuit son grand oeuvre autour de la jeunesse de Spirou avec la deuxième partie de L’Espoir malgré tout, qui plonge l’icône, pas encore adulte, dans les horreurs de la guerre. Et, bientôt, aux portes de la Shoah.

Avant Emile Bravo, quand on pensait « Spirou », des images drôles et fantaisistes nous venaient tout de suite en tête : les inventions farfelues de Champignac, les bêtises de Fantasio, les dictatures de pacotille de Zantafio qu’on éradique au Métomol, des animaux bizarres et hilarants comme le Marsupilami, des maires ridicules, des aventures échevelées, des situations cocasses, des albums légers, marrants… Après avoir refermé les 92 pages de la deuxième partie de L’Espoir malgré tout (1), prévu en quatre albums, c’est une tout autre Histoire, avec un grand H, et une tout autre tonalité: le Spirou imaginé par le français Emile Bravo tente désormais de survivre à Bruxelles pendant la Seconde Guerre mondiale. La vraie: celle qui a vu une armée d’occupation envahir le pays, le fascisme et la famine s’installer, celle qui a cousu des étoiles jaunes sur les chemises des enfants, celle qui a fini par envoyer six millions de Juifs, hommes, femmes, enfants, se faire systématiquement exterminer dans des camps.

Si des exemples récents comme les séries Les Enfants de la Résistance, La Guerre des Lulus ou Irena avaient déjà prouvé qu’il était possible de plonger la BD jeunesse au coeur des guerres et des enfers, il fallait un sacré culot, une vraie maîtrise et beaucoup d’empathie pour faire de même avec un personnage léger et populaire comme Spirou, qui a déjà connu mille vies – toutes fantaisistes. La tragédie rejoint ici et cette fois le divertissement, avec des images chocs que les lecteurs ne seront pas près d’oublier – tel le « Je suis juif » que Spirou va asséner à un officier allemand, devant un train en partance pour la Pologne. « Je ne me suis pas lancé dans ce Spirou pour imaginer une nouvelle aventure, mais bien pour raconter une époque. Pour transmettre », souligne Emile Bravo. « J’ai rencontré beaucoup d’enfants. La Shoah, ils ne connaissent pas, ce n’est parfois pas encore au programme de leur classe, et surtout, on n’en parle plus dans les familles. Or, c’est une histoire qui est encore et toujours à raconter, sinon nous sommes condamnés à la revivre. Spirou était un bon symbole pour expliquer tout ça. »

Spirou, un martyr juif?

« Un éveil, et une guerre qui commence »

La première rencontre d’Emile Bravo avec Spirou date d’il y a plus de dix ans, en 2008. L’auteur, né à Paris en 1964, semble alors, déjà, au sommet de son art et de son succès tant public que d’estime avec ses Epatantes aventures de Jules (Dargaud), dont la ligne claire digne d’Hergé, les découpages austères en gaufrier et l’univers nostalgique et enfantin forgent déjà l’identité. Une identité que Dupuis lui propose alors d’adapter à son personnage fétiche, qui est aussi son entière propriété: la maison d’édition, basée à Marcinelle bien que fraîchement passée sous pavillon français (dans le groupe Média Participations), s’est embarquée depuis quelques albums dans une série parallèle aux aventures de Spirou et Fantasio, simplement baptisée « Spirou par… » : un auteur « différent » se voit confier, normalement le temps d’un album, une aventure de Spirou, qu’il peut mettre à sa sauce.

Celle d’Emile Bravo était toute trouvée, et se devait de respecter la chronologie et la biographie du personnage, apparu tel un adolescent dans le journal qui portait son nom, dès 1938, avant de s’épanouir après la guerre: « Dans le premier album, Journal d’un ingénu, il s’agissait surtout de raconter l’éveil d’un enfant qui devait tenir en un one-shot. En le mettant dans la réalité, en le montrant dans sa construction, ça me permettait de le réinventer et de le placer avant Franquin (NDLR: génie du dessin et l’un des auteurs principaux de la série, de 1947 à 1968) et donc de ne pas me mesurer à lui. Mais il se fait que pendant cet éveil, il y a une guerre qui commence. Je me suis donc arrêté aux prémices de celle-ci, encore sur le ton de la blague: c’est presque Spip qui déclenche le conflit! »

Emile Bravo a reçu carte blanche pour poursuivre l'aventure
Emile Bravo a reçu carte blanche pour poursuivre l’aventure « historique » de Spirou.© Chloe Vollmer-Lo

L’album rencontre un succès foudroyant et trouve écho dans d’autres bureaux de Dupuis où, via des rééditions ou des approches historiques tels La Véritable Histoire de Spirou, on est justement en train de revenir aux origines du personnage. Emile Bravo reçoit dès lors, rare privilège, carte blanche pour poursuivre l’aventure… et donc plonger Spirou dans la Seconde Guerre mondiale. « Il fallait poursuivre l’évolution du personnage, de cet enfant qui deviendra un héros, mais qui ne l’est pas encore. Sa construction se fera donc par ce traumatisme, que j’ai toujours voulu raconter en bande dessinée. » Et surtout bien le faire: « J’ai d’abord passé quatre ans uniquement sur l’écriture de ce récit, avant de me mettre au dessin. »

« Un enfant humaniste »

La guerre, Emile Bravo a en effet toujours voulu la raconter. Une fascination qui lui vient de l’enfance et de ses 10 ans, lorsque son père, républicain espagnol qui a dû fuir Franco pour s’installer à Paris, lui a expliqué sans rire qu’il était là « grâce à la guerre ». « L’inhumanité m’avait engendré! J’en ai fait une affaire personnelle. Depuis, j’ai toujours voulu comprendre ce qu’il s’était passé chez l’être humain pour en arriver là. J’avais déjà fait un petit livre sur le sujet, C’était la guerre mondiale, un texte illustré qui se passait dans une classe où chaque élève, engagé dans une grande bagarre, représentait un pays: Germain, c’était le mauvais élève, qui ne supportait pas les livres, la culture… Mais avec Spirou, je peux vraiment raconter l’histoire humaine de l’Occupation en Belgique, une histoire compliquée, complexe, avec des sujets et une gravité qui ne sont pas dans l’ADN de Spirou, mais qui est vue à travers les yeux d’un enfant, à travers un regard ingénu qui se pose plein de questions sur ce qui se passe et qui menace. Et il n’est pas un super-héros, il est juste capable de rester humain, même dans les pires moments. De réagir quand un gamin est persécuté. C’est un enfant humaniste jusqu’au bout. C’est dans cet esprit-là que je m’y attaque, en jouant bien sûr sur ce que sait le lecteur des drames à venir, et ce que Spirou et Fantasio ne savent pas encore. »

(1) Spirou, l'espoir malgré tout (2/4). Un peu plus loin vers l'horreur, par Emile Bravo, Dupuis, 92 p.
(1) Spirou, l’espoir malgré tout (2/4). Un peu plus loin vers l’horreur, par Emile Bravo, Dupuis, 92 p.

Un jeu que l’auteur pousse très loin à chaque fin d’épisode: l’issue du premier tome voyait Fantasio grimper joyeusement dans un train pour aller travailler volontairement en Allemagne; le second montre, dans un final bouleversant au point de créer le malaise, Spirou s’identifier au martyre juif, près à embarquer cette fois vers un camp de la mort en compagnie de deux enfants! Un « climax » déconcertant que l’auteur sait qu’il devra désamorcer dès les premières pages du prochain album, même s’il devra plonger plus profond encore dans l’abomination nazie: « La suite sera très difficile, j’en ai conscience. Et bien sûr, je ne peux pas envoyer Spirou à Auschwitz, ce ne serait plus Spirou. Il va prendre conscience de ce qui se passe et se débrouiller pour ne pas y arriver. Et quand il dit qu’il est juif, il ne voit pas la mort, juste la possibilité de rester avec les enfants qu’il accompagne! Je joue avec ce décalage entre ce que l’on sait aujourd’hui et que Spirou ne sait pas, pour s’obliger à se remettre dans l’époque, comme à la fin du premier épisode: Fantasio n’est pas un collabo, ce mot n’existe même pas encore! Le recul change tout . C’est aussi ça que je veux raconter: qu’on essaie de se mettre réellement dans la peau des gens de l’époque pour se demander: « Et moi, avec ce que je sais à ce moment-là, comment aurais-je réagi? » Peut-être que ça peut nous permettre d’évoluer, de ne pas attendre que le pire arrive de nouveau pour se mettre à réagir, quand il sera trop tard. Mon job, c’est de transmettre une histoire aux enfants avec un discours qui ne les prend pas pour des cons. »

Spirou à Berlin

Spirou à Berlin, par Flix, traduit de l’allemand, Dupuis, 64 p.

Spirou, un martyr juif?

Après la guerre, la guerre froide! Hasard des calendriers, des opportunités et du programme éditorial un peu foutraque qui entoure le personnage de Spirou, Dupuis sort, à dix jours d’intervalle, un autre album consacré au personnage, baptisé cette fois Spirou à Berlin et réalisé par l’auteur allemand Flix, encore inconnu chez nous. C’est que l’album, à l’origine, était exclusivement destiné au territoire allemand – première tentative de « Spirou locaux » fabriqués sur mesure pour et avec des pays étrangers (l’Italie, l’Espagne voire le Japon ou la Chine pourraient être les prochains) – et qui voit donc Spirou embarqué dans une rocambolesque aventure se déroulant à Berlin, en 1989, quelques mois avant la chute du Mur. On aurait pu craindre une greffe informe, artificielle et juste opportuniste entre un auteur allemand et une série bien franco-belge, mais c’est l’exact inverse qui se produit: Flix renoue bien plus que d’autres avec l’esprit fantaisiste et amusé qui a longtemps prévalu à Spirou, multipliant les emprunts de personnages (revoilà Champignac et Zantafio), les clins d’oeil affûtés et les purs moments de divertissement – même si la Stasi rôde, et que l’arrière-fond, là non plus, n’est pas si drôle.

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