Pourquoi aucune issue ne se dessine après un an de guerre au Soudan
Engagés dans une lutte à mort, les généraux al-Bourhane et Hemetti ne donnent aucun signe d’ouverture à la négociation. Le conflit a pris une dimension communautaire et régionale.
Parmi les «guerres oubliées», dont la focalisation sur les conflits en Ukraine et au Proche-Orient a renforcé l’occultation, celle du Soudan reste parmi les plus énigmatiques. D’une rivalité entre deux généraux, pourtant alliés dans le coup d’Etat qui referma, en 2021, la parenthèse démocratique consécutive au renversement deux ans plus tôt du dictateur Omar el-Bechir, le conflit déclenché le 15 avril 2023 s’est mué en guerre civile avec une forte dimension intercommunautaire et une implication majeure d’acteurs régionaux.
Aucune médiation n’a pour l’heure réussi à faire taire les armes entre les Forces armées soudanaises (FAS), du général Abdel Fattah al-Bourhane, et les Forces de soutien rapide, du général Mohamed Hamdane Dagalo, dit Hemetti. Jusqu’à présent, les efforts de l’Arabie saoudite, soutenue par les Etats-Unis, de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad), l’instance régionale (1), et de l’Union africaine ont été vains. Ils n’ont même pas réussi à amorcer un semblant de dialogue. «Personne, pour le moment, n’est en mesure de forcer les belligérants à aboutir dans des négociations. Ils ont l’intention de se battre et en font une question existentielle. De plus, ils ont les moyens financiers de poursuivre les combats grâce à l’internationalisation du conflit. Par conséquent, les tentatives de médiation ont toutes été rejetées», décrypte Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Observatoire de l’Afrique centrale et orientale à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
«Ils ont l’intention de se battre et en font une question existentielle.»
Alliances hétéroclites
Cette internationalisation se traduit par le soutien de l’Egypte, de l’Iran et, de manière plus lâche, de l’Ukraine aux forces gouvernementales du général al-Bourhane, et par l’assistance des Emirats arabes unis, du Tchad, de la Libye du général Haftar, et de la Russie à la force paramilitaire du général Hemetti. Des alliances hétéroclites où s’exporte la rivalité des belligérants de la guerre d’Ukraine mais où, en revanche, Iran et Russie ne se retrouvent pas dans le même camp. «Chacun a ses amis, décortique Thierry Vircoulon. Le général Hemetti est devenu le principal trafiquant d’or du pays. Et cet or est écoulé à Dubaï. Les Emirats arabes unis entretiennent depuis longtemps une relation d’affaires avec lui et sa famille. Cette collaboration est maintenue dans la guerre. Ils lui livrent des armes qui, peut-être, sont la contrepartie de l’or que lui-même envoie à Dubaï.»
Dans l’autre camp, ce sont des liens historiques, politiques et économiques qui expliquent que l’Egypte soit le plus solide sponsor du général al-Bourhane. «En quelque sorte, le Soudan est né de l’Egypte au XIXe siècle. L’Egypte a toujours vu son voisin méridional comme son arrière-cour et sa chasse gardée. Il existe aussi des liens très étroits entre militaires égyptiens et soudanais», complète l’expert de l’Ifri. Preuve du rôle central de l’Egypte dans les affaires soudanaises, un des premiers faits d’armes du conflit a vu les Forces de soutien rapide du général Hemetti s’emparer d’une base militaire à Méroé, au nord du pays, qui abritait des militaires égyptiens.
Or et pétrole
Dans ce contexte, les soutiens extérieurs expliquent, mais pas uniquement, la diversité des sources de financement dans les deux camps. On l’a vu dans l’analyse des liens entre le général Hemetti et les Emirats arabes unis à travers la filière de l’or pour alimenter en armes les Forces de soutien rapide. Celles-ci reçoivent aussi une bonne part de leurs moyens en carburant grâce au pétrole fourni par le général Khalifa Haftar qui contrôle la partie orientale de la Libye voisine.
«Le général Hemetti est devenu le principal trafiquant d’or du pays. Et cet or est écoulé à Dubaï.»
Chez l’autre belligérant, économie et politique se mêlent aussi pour alimenter l’effort de guerre. «Les forces armées soudanaises disposent de plusieurs sources de financement, énumère Thierry Vircoulon. Elles bénéficient des taxes prélevées sur le transit des hydrocarbures. Le pétrole vient du Sud-Soudan, mais il transite par la ville de Port-Soudan sur la mer Rouge, à partir de laquelle il est exporté. Les transit fees sont payés aux autorités soudanaises. Les FAS peuvent compter sur d’autres revenus internes. Au Soudan comme en Egypte, l’armée contrôle une bonne partie de l’économie du pays. Elle a des recettes importantes par ce biais. Enfin, il y a l’appui des parrains étrangers, au premier chef l’Egypte. Mais le gouvernement du général al-Bourhane s’est aussi rapproché de l’Iran, avec lequel il a renoué le contact alors que les relatons entre les deux pays étaient rompues. Il y a eu des échanges, des visites, etc. Résultat: des livraisons d’armes iraniennes ont eu lieu au début de l’année.»
Objectif Khartoum
Les caisses des belligérants étant alimentées, les initiatives pour mettre un terme au conflit en sont d’autant plus compliquées. Sur le terrain, cela s’est traduit par des offensives pour des gains de territoires. Or, si 2023 a vu les Forces de soutien rapide remporter des succès, 2024 est marquée par une inversion de la tendance au profit des Forces armées soudanaises. Depuis le début de l’année, elles ont lancé une contre-offensive qui leur a permis de prendre le contrôle de Omdourman, la ville voisine de Khartoum. Or, le contrôle de la capitale est l’objectif stratégique majeur du conflit, souligne en substance Thierry Vircoulon. A ce titre, la réussite de la contre-offensive de l’armée soudanaise sur Omdourman est une étape importante.
A côté de la bataille de Khartoum, a émergé «un conflit dans le conflit» avec une forme de résurgence de la guerre au Darfour qui ensanglanta cette région de l’ouest du Soudan il y a 20 ans. A l’époque, le pouvoir d’Omar el-Béchir utilisa des milices arabes locales, dites janjawids, pour réprimer la rébellion du Front de libération du Darfour. Des communautés locales non arabes payèrent la révolte au prix fort. Certains observateurs allèrent jusqu’à dénoncer un génocide. En 2023, la «guerre des généraux» a provoqué un réveil des tensions ethniques dans la région. Les Forces de soutien rapide y ont joué un rôle central. «D’une part, parce qu’elles sont historiquement liées aux milices arabes actives dans cette région. D’autre part, parce que dans certains cas, elles leur auront prêté main-forte dans leurs opérations de lutte contre certaines communautés et, en quelque sorte, de nettoyage ethnique», avance Thierry Vircoulon. Pour ajouter au tragique de l’histoire, c’est principalement dans le cadre de cette «deuxième» guerre intercommunautaire que les principales accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été portées depuis un an au Soudan. En juillet et plus encore en novembre 2023, la ville de Al-Geneina a été le théâtre de massacres contre la communauté massalit, non arabe, qui auraient fait entre 10.000 et 15.000 morts. Ils ont été attribués au Forces de soutien rapide et à ses alliées, les milices janjawids.
Des réfugiés contenus
Un peu plus exacerbés encore au Darfour en raison de cette confrontation communautaire, les affrontements plongent en vérité tout le pays dans la misère. Dix-huit des 49 millions de Soudanais sont menacés de malnutrition. Plus de 70% des structures de santé ont été mises hors service en douze mois de combats. Quelque 8,5 millions de personnes ont été déplacées. Parmi celles-ci, 1,5 million a trouvé refuge dans les pays voisins. Un drame humanitaire qui n’est pourtant pas de nature à déstabiliser toute la région, ce qui mobiliserait peut-être davantage les institutions internationales. «Il y a environ un million de réfugiés soudanais en Egypte. Désormais, les autorités égyptiennes essaient de limiter leur afflux. Et il y a à peu près 500.000 Soudanais présents dans l’est du Tchad. Les autorités tchadiennes s’inquiètent aussi de cette situation. Mais on ne peut pas dire que l’Egypte et le Tchad soient réellement déstabilisés par ces déplacements de population. A ce stade, il n’y a pas de signe de risque d’extension du conflit», analyse Thierry Vircoulon. La situation au Soudan représente pourtant aujourd’hui la plus grave crise de déplacement de populations dans le monde, selon l’ONU.
Cette guerre est-elle trop intestine et ses effets extérieurs trop limités pour susciter une réaction internationale d’ampleur? «Les Américains ont essayé de mettre en place, avec les Saoudiens, une médiation qui a piteusement échoué. Les Russes sont impliqués non pas dans la médiation mais dans la guerre. Et les Chinois regardent…, résume Thierry Vircoulon. Il faudrait idéalement agir sur les sources de financement des belligérants. Mais ces revenus viennent en partie de l’étranger, ils sont difficiles à couper.» Rendez-vous dans un an avec le même constat et le même état des lieux désespérant pour la population?
(1) L’Igad compte dans ses rangs Djibouti, l’Ethiopie, l’Erythrée, le Kenya, l’Ouganda et la Somalie. Le Sud-Soudan en a été suspendu. Le Soudan a suspendu sa participation.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici