Sexiste, le streaming musical?
Malgré ses immenses stars féminines, l’industrie musicale peine à considérer les hommes et les femmes de façon équitable. Les algorithmes, dépourvus de la notion d’égalité des genres, participent à ce système patriarcal. A moins de leur montrer la voie.
Seuls 25% des artistes écoutés sur les plateformes de streaming sont des femmes. Le ton est donné dans une étude publiée en mars dernier par les universités Pompeu Fabra (Barcelone) et d’Utrecht. Dans le collimateur des chercheurs: les algorithmes. Ces suites de chiffres font la pluie et le beau temps des playlists personnalisées. Elles analysent les goûts des utilisateurs pour les ravitailler en contenus similaires. Comme un effet papillon, à peine le quart des artistes recommandés sont de sexe féminin. « L’ algorithme n’est pas basé sur le sexe des artistes mais uniquement sur les interactions entre les utilisateurs et les chansons ou artistes. Nous constatons que l’algorithme reproduit le biais qui existe dans les données d’écoute« , analyse un des chercheurs de l’étude, Andrés Ferraro. Autrement dit, nos écouteurs crachent des voix masculines la plupart du temps, alors les algorithmes en remettent une couche en suggérant encore plus d’hommes. Un véritable cercle vicieux qui prive les femmes du podium des playlists personnalisées. En moyenne, il faut patienter jusqu’à la septième ou huitième chanson pour espérer entendre une artiste. Un morceau masculin sera, quant à lui, systématiquement en pole position.
Un profil non représentatif
Comment expliquer ce constat interpellant? Les algorithmes pâtissent d’un défaut majeur dans leur conception. Ce langage informatique est codé par des informaticiens dont la plupart s’avèrent être des hommes blancs trentenaires. Un profil loin d’être représentatif de la diversité de la société et chargé de biberonner les algorithmes, jusqu’alors dépourvus de connaissances, avec des données d’entraînement, autrement dit une base qui va leur permettre d’apprendre à filtrer, classer, associer et prioriser les informations. « Il n’y a aucune raison que les algorithmes ne soient pas sexistes si leurs concepteurs leur proposent à la base, de manière consciente ou inconsciente, un ensemble de données d’entraînement qui contient en soi des biais sexistes ou discriminatoires. Pour un algorithme, les données d’entraînement sont l’alpha et l’oméga de son univers. C’est sa vérité », décode Antonin Descampe, professeur en journalisme à l’UCLouvain, spécialisé dans l’automatisation des médias et fin connaisseur du sujet.
Les algorithmes reproduisent et renforcent les biais présents dans la société.
Des tonnes de données sont ingérées et assimilées qui s’inspirent des réflexes sexistes du quotidien et, évidemment, de l’industrie musicale intrinsèquement inégalitaire. « On ne promeut pas de la même manière les hommes et les femmes. On ne promeut pas la même quantité. On ne décide pas de mettre le même budget », affirme Sarah Sepulchre, professeure en études culturelles et de genre à l’UCLouvain. Son confrère surenchérit: « L’industrie musicale est sexiste et donc les algorithmes de recommandation ne font que reproduire et renforcer ces biais déjà présents dans la société. »
Deux épisodes récents viennent illustrer le sexisme ambiant. En avril, la chanteuse française Hoshi est prise pour cible par Fabien Lecoeuvre. Le chroniqueur d’Europe 1, licencié depuis, avait déclaré sur une webradio que l’artiste était « effrayante » et qu’il serait préférable « qu’elle donne ses chansons à des filles sublimes ». Mi-mai, une vague de tweets insultants a déferlé sur Louane après sa prestation dans The Voice. Sous le feu des critiques, non pas pour son talent mais bien pour son physique. « Une vraie industrie musicale inclusive laisse aux femmes la possibilité d’exprimer ce qu’elles veulent, comme elles le veulent et d’être elles-mêmes », martèle Sarah Sepulchre. Elle poursuit: « Il faut qu’il y ait dans les banques de données suffisamment de femmes et qu’elles ne soient pas là juste pour remplir les quotas. Parfois, on est paritaire en termes de chiffres mais pas d’inclusivité. »
Les inégalités sont chiffrées
C’est l’histoire de sept institutions publiques qui décident de se regrouper, en 2019, sous le nom de scène Scivias afin de soutenir les musiciennes et professionnelles de la musique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Une trentaine de signataires (labels, événements, salles, agences de communication) s’associent à cet objectif. « On trouve moins de femmes sur scène, dans les métiers techniques, d’accompagnement ou occupant des postes à haute responsabilité », peut-on lire sur leur site. Des observations qui souffrent d’un manque de statistiques.
Dans son rapport publié en septembre 2020, Scivias avance des chiffres interpellants tout en précisant qu’ils ne représentent « qu’une partie des institutions signataires sondées et ne rendent pas compte de la situation complète en Wallonie et à Bruxelles » mais ils ont l’avantage « de dégager de grandes tendances ». Sans surprise, 93% des fonctions techniques et de régie sont occupées par des hommes. Les femmes n’occupent que 28% des postes de direction et elles ne représentent que 28% des noms programmés en salles, festivals et dans les labels. Pour réduire ces écarts, la plateforme propose la mise en place d’un répertoire, d’un accompagnement sur l’intersectionnalité (NDLR: situation de personnes subissant plusieurs formes de discrimination) ou encore la création d’un guide pour des actions concrètes.
Une logique économique
La responsabilité du fossé entre les hommes et les femmes concernant leurs taux d’écoute n’incombe pas uniquement aux algorithmes. Le comportement des auditeurs est central. D’instinct, ils se dirigent vers ce qu’ils connaissent, quitte à enfermer leur ouïe dans des goûts limités. Les algorithmes de recommandation l’ont bien compris et s’en lavent les mains. Ils n’ont aucun intérêt à proposer des horizons nouveaux à leurs abonnés afin de susciter la curiosité de leurs tympans. Au contraire. Les décisions automatiques façonnent de plus en plus notre quotidien en donnant accès, d’abord et avant tout, à des informations personnalisées. « C’est le résultat des algorithmes mais les utilisateurs ne voient pas l’étendue des possibles. On les restreint dans quelque chose qui va dépendre des traces numériques laissées », explique Antonin Descampe. Et c’est pour assurer la combinaison emprise-profit que les plateformes n’ont qu’un seul objectif: maintenir les utilisateurs chez elles en maximisant leur satisfaction. Et quoi de mieux que des algorithmes pour effectuer cette tâche? « La logique économique n’encourage pas les entreprises à modifier et adapter les algorithmes dans une perspective de moindre discrimination ou de résolution de ces biais », conclut Antonin Descampe.
C’est crucial de former ceux qui font les algorithmes. Nous sommes toutes et tous sexistes.
Les inégalités pourraient aussi être exacerbées au sein de certains courants musicaux. « Vu que la musique urbaine et le rap sont les genres les plus populaires sur les plateformes, c’est mathématiquement logique que les femmes soient sous-représentées », observe Manu Freson, fondateur du label G-Major Records et geek des plateformes de streaming. En octobre 2020, la chanteuse espagnole Rosalía – 20 millions d’auditeurs mensuels sur Spotify – s’exprimait sur la musique latine. « Laissez-moi donner un exemple: une femme participe à un morceau avec plusieurs hommes. Elle est l’artiste principale et elle a plus de temps dans cette chanson que le reste des participants. Il est plus intéressant pour l’algorithme de mettre en avant les artistes masculins, qui font des gros chiffres, et de considérer la femme comme collaboratrice. Cela amène à ce que les hommes obtiennent tous les avantages et pas la femme. »
S’attaquer aux algorithmes
Mais la donne est en train de changer. En tapant « Equal » dans la barre de recherche, Spotify se transforme comme par enchantement en scène exclusivement féminine. Une initiative lancée en mai dernier pour offrir plus de visibilité aux femmes au travers de playlists qui classent les artistes par genre musical et par pays. « En tant que plateforme leader du streaming au niveau mondial, nous avons une responsabilité et un rôle à jouer pour construire un secteur plus égalitaire pour les créatrices. Nous sommes ravis de pouvoir agir à notre échelle pour leur ouvrir plus d’opportunités », se réjouissait Antoine Monin, directeur de la musique de Spotify France et Benelux. Girl ou marketing power? Manu Freson penche pour la deuxième réponse. « Les playlists Equal sont plus de la communication qu’autre chose. La majeure partie des gens n’écoute pas de la musique par militantisme. » Sarah Sepulchre nuance: rendre visible est un début de solution. Avec cette nouveauté, le géant suédois montre qu’il prend à bras-le-corps des thèmes à la résonance croissante. Une manière astucieuse de conscientiser et d’attirer de nouveaux utilisateurs.
Et s’il fallait frapper plus fort, à la source? « C’est crucial de former ceux qui font les algorithmes, plaide Sarah Sepulchre. Ce n’est pas parce que je suis une femme et que je fais des études d’informatique que je ne serai pas sexiste. Nous sommes toutes et tous sexistes. » A cela s’ajoute la possibilité de faire un lavage de cerveau aux algorithmes pour qu’ils ne suivent plus aveuglément les habitudes des utilisateurs. C’est dans ce sens que les auteurs de la fameuse étude hispano-néerlandaise proposent de chambouler l’ordre des recommandations en positionnant des femmes en haut des playlists. Une simulation a montré que les abonnés écoutaient plus d’artistes féminines grâce à ce reclassement. Conséquence: l’algorithme de base est sorti grandi de cette expérience et a commencé à propulser « naturellement » les femmes sur le devant des playlists personnalisées. La machine se surprend à soutenir la cause féministe. Reste à convaincre les entreprises de s’en inspirer pour une expérimentation à grande échelle.
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