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Sergueï Jirnov, ex-officier du KGB: « Acculé, Vladimir Poutine est de plus en plus dangereux » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’ancien officier du KGB Sergueï Jirnov n’exclut pas le recours à l’arme nucléaire par un dirigeant qui est déconnecté de la réalité et isolé.

Ancien officier traitant du KGB (l’ancêtre du FSB, le service fédéral de sécurité russe chargé du renseignement intérieur), Sergueï Jirnov a été contraint de s’exiler en France en 2001. Il est aujourd’hui journaliste et auteur spécia- lisé dans les relations internationales. La guerre en Ukraine l’a propulsé au rang de commentateur assidu des faits et gestes du pouvoir de Moscou. Dans un nouveau livre, L’Escalade (1), il dresse un premier bilan du conflit et en dessine les perspectives possibles, pas nécessairement rassurantes.

Vous évoquez longuement, dans votre livre, la menace du recours à l’arme nucléaire par la Russie. Quelle est la spécificité de la doctrine nucléaire russe?

On croyait que des menaces comme celles-là relevaient du passé. Que les armes nucléaires en possession des cinq grands (NDLR: Etats-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni, France) et des quatre «plus petits» (NDLR: Inde, Pakistan, Israël, Corée du Nord) garantissaient la paix par la dissuasion et que jamais, on ne reviendrait à cette atmosphère des années 1950 et 1960 que j’ai vécue enfant. Quand j’étais à l’école, nous avions des cours sur la guerre atomique que les Américains et l’Otan, bien évidemment, préparaient contre nous. On sortait effrayés de ces leçons. Vladimir Poutine a ré- introduit cette thématique dans le langage. Mais pour la Russie, Etat puissant censé disposer de la deuxième armée au monde et de moyens conventionnels suffisants pour gagner une guerre, invoquer l’arme nucléaire est un aveu de faiblesse. La doctrine nucléaire de la Russie a évolué. Elle a été modifiée en 2010, deux ans après l’annexion de régions géorgiennes par la Russie. Mais elle n’a été publiée qu’en 2020. Pour les Russes, les armes nucléaires ne sont plus uniquement des armes de dissuasion. C’est la plus grande différence par rapport aux principes en vigueur dans toutes les autres grandes puissances. Pourtant, en 1968, le monde entier, y compris la Russie, a signé l’accord sur la non-prolifération des armes nucléaires. Les pays nucléarisés affirmaient considérer cette arme uniquement comme une arme de dissuasion. Ils ne l’emploieraient que s’ils étaient attaqués par un autre Etat doté, ce qui excluait son utilisation contre des pays non nucléarisés. Le traité de 1968 stipule même que si c’est le cas, tous les autres membres du «club» sont tenus de faire pression sur le pays agresseur, une façon de régler cette question entre les cinq grands. On est dans ce cas de figure en Ukraine. La situation est même pire encore puisque en 1994, a été signé le mémorandum de Budapest. En vertu de celui-ci, trois républiques qui possédaient des armes nucléaires à la dislocation de l’URSS – l’Ukraine, le Bélarus et le Kazakhstan – les ont cédées à la Russie en échange de quoi celle-ci garantit leur sécurité. Par ses menaces de recours à l’arme nucléaire proférées depuis 2022, Vladimir Poutine viole à la fois le traité de 1968 et le mémorandum de Budapest de 1994.

Vladimir Poutine n’est pas un joueur d’échecs, c’est un joueur de poker.» Sergueï Jirnov, ancien agent du KGB, auteur.

Quel rôle a joué Poutine dans l’évolution de la doctrine nucléaire?

Mes recherches m’ont permis d’établir qu’il a joué un rôle déterminant. Vladimir Poutine se fait élire en mars 2000 pour entrer officiellement en fonction en mai de la même année. Or, le premier changement de la doctrine militaire nucléaire russe intervient dès le 21 avril 2000 alors qu’il est président élu, et par intérim puisque Boris Eltsine lui a laissé la place. Dès ce moment-là, il introduit la notion d’arme d’emploi dans la doctrine. Vladimir Poutine nourrit donc ce projet nucléaire depuis 23 ans. Cela m’a bouleversé. La marionnette mise en place au Kremlin par la famille Eltsine a changé un élément stratégique de la doctrine nucléaire du pays avant même d’être intronisé. Petit à petit, il introduira aussi la notion de «l’escalade pour la désescalade». La publication de la doctrine en 2020 le confirme. Il excipe pour cela du précédent que la bombe atomique a été utilisée par le président américain Harry Truman en 1945 à Hiroshima et à Nagasaki. Les explosions conduisent à la reddition du Japon. Les Etats-Unis ont employé l’arme nucléaire pour éviter des pertes humaines dans leurs rangs estimées entre cent mille et un million d’hommes. Pourquoi ne pourrais-je pas y avoir recours? avance Vladimir Poutine.

Sergueï Jirnov, ancien agent du KGB, auteur.
Sergueï Jirnov, ancien agent du KGB, auteur. © Avenet Pascal/ABACA

Le risque est donc bien réel?

Au sortir des années Eltsine, la Russie était très affaiblie. Dès son accession au pouvoir, Vladimir Poutine avait la volonté de la remettre sur le devant de la scène, n’acceptant plus son déclin. C’est frappant. Dans la doctrine nucléaire russe, la notion d’arme d’emploi est très dangereuse parce qu’elle concerne les armements stratégiques mais aussi les armes nucléaires tactiques, de faible puissance, à savoir entre un et quinze kilotonnes. Une arme d’un kilotonne provoque la destruction d’un quartier, à l’image des dégâts provoqués par l’explosion survenue à l’usine d’engrais chimiques AZF, près de Toulouse, en septembre 2001, la radioactivité en plus. Les Russes possèdent aussi de l’artillerie qui peut projeter des armes nucléaires à une distance de vingt ou trente kilomètres, ce qui mettrait ses troupes à l’abri de la radioactivité après l’explosion d’un engin de faible puissance.

Le recours à l’arme nucléaire est aussi permis dans l’entendement russe en cas de «menace existentielle» sur la Russie. Cette notion est-elle clairement définie?

Elle ne l’est pas. Elle dépend de Vladimir Poutine. Comme il s’agit d’une question d’interprétation, c’est très dangereux. La doctrine aurait pu établir des niveaux au-delà desquels la menace existentielle était avérée: le potentiel économique du pays ruiné de moitié, les forces armées détruites à 60% ou 70%, plus d’un tiers du pays envahi, etc. Ce n’est pas le cas. L’incertitude prévaut. A la limite, si un attentat est perpétré contre lui, Vladimir Poutine peut invoquer cela comme une menace existentielle pour le pays, et s’octroyer le droit d’y répondre par le feu nucléaire…

Sans aller jusqu’à invoquer la menace existentielle, pourquoi les incursions de l’opposition armée russe dans la région de Belgorod ont-elles suscité aussi peu de réactions de la part du pouvoir?

On peut se poser la même question à propos de l’attaque de drones sur le Kremlin. Que Vladimir Poutine ne réagisse pas ne m’étonne cependant pas. Il n’est pas un joueur d’échecs, c’est un joueur de poker. Quand il est confronté à un événement auquel il n’est pas préparé psychologiquement, le joueur de poker est dépassé. Alors, il se tait, il disparaît. On a assisté au même phénomène en 2000 avec la tragédie du sous-marin Koursk (NDLR: un naufrage en mer de Barents lors d’un exercice de la marine russe, qui a fait 118 morts). Il ne savait pas quoi faire. Pendant une semaine, il s’est enterré dans son bunker. Cela étant, il ne faut pas exagérer l’importance des incursions dans la région de Belgorod. La Russie, c’est 17,5 millions de km2…

Vladimir Poutine nourrit ce projet nucléaire depuis 23 ans.

La responsabilité russe dans la destruction du barrage de Kakhovka ne fait-elle aucun doute selon vous?

Sans aucune hésitation, elle est le fait des Russes. Ils occupent le barrage depuis 2022. Le récit d’un tir d’artillerie ou d’une frappe par un missile ne tient pas la route. N’importe quel ingénieur militaire vous le dira. Un barrage est construit pour résister à la puissance de millions de mètres cubes d’eau. Il ne peut être détruit que par la présence d’explosifs à l’intérieur. Ensuite, quand vous analysez à qui cette destruction profite, clairement, c’est aux Russes. Maintenant que le barrage et le pont qui l’enjambait sont détruits, ce sont trois cents kilomètres de front que les Ukrainiens ne peuvent plus utiliser, pendant tout l’été, pour mener leur contre-offensive.

Un missile russe Iskander, employé en Ukraine, peut être équipé d’une ogive nucléaire.
Un missile russe Iskander, employé en Ukraine, peut être équipé d’une ogive nucléaire. © belgaimage

Il y aura pourtant des conséquences sur l’alimentation en eau de la Crimée…

Vladimir Poutine s’en fiche. Il a la même approche que Staline. Le sort de la populace n’a aucune incidence sur lui. Perdre un, deux ou dix millions de civils et de soldats, c’est de la statistique.

Dans la conclusion de votre livre, vous écrivez à propos de Poutine qu’il a raté sa carrière d’espion, qu’il est en train de rater sa carrière politique et qu’il s’entête encore dans son suicide stupide, en entraînant son pays dans la tombe. N’en est-il pas d’autant plus dangereux?

Poutine est au pouvoir depuis 23 ans. S’il pète les plombs, cela aura des conséquences très néfastes. Est-il vraiment fou? C’est difficile à dire parce que cliniquement, on ne peut pas le constater. Un psychiatre devrait l’analyser. Mais en tout cas, c’est un sociopathe. Il est déconnecté de la réalité. Il a construit sa propre bulle. A l’intérieur de celle-ci, il est cohérent. Le «problème» est que la guerre conventionnelle, il ne la gagnera jamais. Son pays est à genoux, contrairement à ceux qui prétendent que les sanctions ne fonctionnent pas. Il a détruit ses propres joujoux économiques, y compris la société gazière et pétrolière Gazprom. Acculé, il est de plus en plus dangereux. Dans un livre écrit avant l’élection présidentielle russe de 2000, il racontait comment, gamin, il avait chassé un rat avec une barre de fer et l’avait cerné dans un coin, et que le rat lui avait sauté à la gorge. Il disait avoir eu la peur de sa vie. Aujourd’hui, ce rat, c’est Poutine. Il est dangereux pour lui-même, pour le système et pour la Russie. D’ailleurs, le KGB ne s’y était pas trompé. Son service d’espionnage n’a pas voulu de lui pour cette raison: la fragilité psychologique et émotionnelle.

(1) L’Escalade, par Sergueï Jirnov, Albin Michel, 224 p.
(1) L’Escalade, par Sergueï Jirnov, Albin Michel, 224 p. © National

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