A Mandalay, deuxième plus grande ville de Birmanie, les dommages du séisme du 28 mars menacent à tout moment de faire de nouvelles victimes. © Tomàs Sôn

Un mois après le séisme en Birmanie, les sinistrés doivent surtout compter sur la solidarité entre citoyens (reportage)

Un mois après le séisme, plongée dans le quotidien des victimes à Mandalay et dans les villages proches de l’épicentre. Entre découragement, débrouillardise et désir de vivre.

La gamine de 4 ans est allongée par terre sur du carton, la tête contre un coussin poussiéreux. Myat Noe (1) a les yeux écarquillés mais le regard complètement vitreux. Sous une chaleur étouffante, elle ne dit mot, immobile, impassible, même quand des mouches l’embêtent et volent autour de son visage. «Depuis le tremblement de terre, ma fille n’arrive plus à parler, elle est traumatisée», chuchote Thazin, assise près d’elle, dans un camp de déplacés de Mandalay, la deuxième ville de Birmanie meurtrie par le puissant séisme de magnitude 7,7 qui a frappé le pays le 28 mars dernier et fait plus de 3.600 morts, selon le dernier bilan officiel. Difficile de faire avaler quoi que ce soit à la petite, poursuit sa mère, tout aussi frêle, sans doute parce que les violentes secousses qui ont terrassé leur maison sont survenues à l’heure du déjeuner.

Thazin et sa fille ont survécu de peu mais dorment dans la rue depuis plus de deux semaines, comme des dizaines de milliers d’autres Birmans qui ont perdu leur toit. Sur ce terrain vague, où un marché fut réduit en cendres lors d’un terrible incendie en 2016, environ 400 familles, soit plus de 1.500 personnes, vivent dans l’insalubrité totale. Les ONG alertent sur le manque d’accès à l’eau potable et redoutent des maladies (choléra, diarrhée, dengue) avec l’arrivée de la mousson. Voici quelques jours, une pluie violente s’est abattue sur Mandalay et son million et demi d’habitants, fragilisant davantage les populations désormais sans domicile. Plus de six millions de personnes affectées par le séisme ont urgemment besoin d’assistance, estime l’ONU, qui a lancé un appel aux dons de 242 millions d’euros pour ce pays déjà traversé par la guerre civile.

Un camp de déplacés aux moyens réduits dans le centre de Mandalay. © Tomàs Sôn

Secouristes chinois et thaïlandais

Une vieille dame en déambulateur, thanaka sur les pommettes afin de se protéger du soleil brûlant, peine à se frayer un chemin entre les tentes de fortune, bâches et parasols qui servent de refuge aux sinistrés. Elle tente de rejoindre la camionnette d’une association caritative garée au milieu du camp de déplacés. Affamés, les enfants s’y ruent, flanqués de jeunes mamans, nourrissons à bout de bras. Dans la cohue et les bousculades, une longue file d’attente s’est formée devant les bénévoles qui distribuent des vivres. Parfois, il n’y en a pas pour tout le monde. La veille, Thazin n’a rien mangé. Sa voisine d’infortune Chaw Chaw, dont la demeure est trop endommagée pour être habitée, s’inquiète pour son fils de 8 mois, assoupi dans un landau protégé par une fine moustiquaire. «Nous n’avons nulle part où aller, les locations disponibles sont trop chères», pleure cette mère de 28 ans qui tente de vendre des citrons sans grand succès et ne parvient pas à trouver de l’eau chaude pour son bébé.

Dans la tente d’en face, Pwint Pwint veut, elle, rester positive, malgré les drames qui s’enchaînent: après l’enlèvement de son fils aîné par l’armée il y a deux mois en raison de la conscription militaire imposée en 2024 par la junte au pouvoir affaiblie par les débâcles militaires, la voilà désormais sans abri ni ressources et estropiée. Le genou brisé après avoir sauté du deuxième étage d’un immeuble qui s’est écroulé, cette femme corpulente de 47 ans s’estime chanceuse d’être en vie, contrairement à ses pauvres voisins de palier, ensevelis sous les débris. «Les gens sont généreux, on reçoit beaucoup de dons», sourit la rescapée, en montrant le bandage que des secouristes chinois lui ont posé sur la jambe et en pointant deux tentes imperméables installées par l’armée thaïlandaise. Et les autorités birmanes? Elles passent rarement la tête, affirment les déplacés, sans s’étaler.

Ici, tout le monde est reconnaissant envers l’aide nationale et internationale –même si cette dernière est difficilement perceptible– mise en œuvre au lendemain du séisme pour pallier l’incompétence cruellement assumée de la junte aux manettes depuis le coup d’Etat de 2021. Dans ce campement du centre-ville, les visages sont juvéniles, féminins, car en journée, la plupart des hommes sont repartis travailler s’ils le peuvent. Il faut bien que la vie reprenne à Mandalay, située sur la rive est du fleuve Irrawaddy, en face de la faille de Sagaing, près de l’épicentre du séisme. 

«La situation est catastrophique, le personnel médical travaille dans des conditions désastreuses.»

Les sinistrés font la queue pour la distribution de l’aide dans un camp de déplacés dans un monastère de Mandalay. © Tomàs Sôn

Des dégâts indiscriminés

Dans les rues qui quadrillent strictement l’ancienne capitale royale surnommée autrefois «cité des joyaux», une majorité d’enseignes, boutiques et maisons de thé ont rouvert. Les restaurants servent des nouilles au tofu de Shan, le nom de l’Etat voisin, ou une salade nan gyi thoke, une spécialité de Mandalay. La bière coule à flots dans certains bars-barbecue qui n’ont pas désempli. Non loin de la pagode Maha Myat Muni Paya, partiellement détruite par le séisme, des moines s’inclinent devant l’édifice religieux pendant que des jeunes, à côté, jouent au ballon près d’un monastère pulvérisé, comme si de rien n’était. Globalement, le tremblement de terre a frappé sans faire de distinction: des bâtiments surannés ont étonnamment tenu le choc alors que des édifices plus modernes sont réduits en miettes. Certains immeubles penchent sur un côté et menacent de s’effondrer sur les habitations voisines quasi intactes. D’autres n’ont «que» les vitres soufflées. Plusieurs hôtels, dont les rez-de-chaussée ne sont plus que briques broyées et des poutres tordues, s’affaissent sur le bord de l’asphalte; en face, une rangée de maisons aux façades fissurées se tiennent fièrement droites.

Kaythi, 26 ans, tient un café en plein cœur de Mandalay. La toiture s’est effondrée sans faire de blessés, des ouvriers sont occupés à la réparer. Mais de l’autre côté de la rue, à 50 mètres, une résidence de cinq étages présente encore les stigmates de la catastrophe: au premier, une marque rouge a été inscrite par une équipe de secours russe. «C’est là qu’une étudiante de 22 ans s’est retrouvée coincée après la deuxième secousse, indique la jeune femme. Ils n’ont pu récupérer son corps sans vie que dix jours après.» Chaque habitant a eu vent d’un mort, d’un disparu ou d’un blessé. Kaythi connaît un couple, parents d’un bambin de 3 ans, qui résidait au rez-de-chaussée du Sky Villa, un complexe résidentiel huppé de douze étages, qui ne ressemble plus qu’à une montagne de gravats et à l’intérieur duquel une centaine de personnes sont mortes écrasées. Comme d’autres, leurs cadavres n’ont pas pu être retirés des décombres. Aux abords du bâtiment, étroitement surveillé par trois soldats birmans, mitraillettes en bandoulière, qui n’aident à aucun moment les volontaires en plein déblaiement du site, une odeur putride se mélange aux effluves de pollution dans laquelle Mandalay baigne en cette triste période estivale.

Au sud de Mandalay, le village de Paleik a été détruits à 70%. © Tomàs Sôn

Déplacés dans des camps

Autour du palais royal endommagé, construit sous le règne du roi Mindon au XIXe siècle et investi aujourd’hui par les militaires birmans qui brillent par leur absence pour aider la population, des pavillons situés le long des douves accueillent des milliers de déplacés. Là aussi, ils font la queue le long du bitume devant des véhicules utilitaires dépêchés par différents groupes caritatifs qui distribuent de l’aide humanitaire. Partout en ville, en bord de route ou dans des monastères à demi écroulés, des campements de déplacés se sont dressés après le drame.

«Voyez-vous la police ou l’armée aider?», lâche ironiquement Ko Ko, au volant d’une camionnette remplie de barquettes de riz au poulet épicé préparé dans un petit village par des habitants solidaires. Depuis quelques jours, le jeune homme de 24 ans sillonne les zones sinistrées de la ville avec d’autres jeunes qu’il connaît à peine. Ils sont étudiants en médecine, en histoire, en économie ou en langues étrangères, tous originaires de Mandalay, et se sont organisés sur les réseaux sociaux avec pour seul but d’aider les leurs. Lors d’une distribution à l’hôpital de Mandalay, un homme d’une quarantaine d’années, les dents rougies à force de chiquer le bétel, a les larmes aux yeux: il ne cesse de remercier cette jeunesse passionnément dévouée. Sa femme, dont la jambe droite a été amputée par les médecins, est entassée avec d’autres patients dans une aile de l’établissement construite en urgence après le séisme, car certaines zones de l’hôpital, qui détonnent par leurs murs balafrés, ne sont plus fonctionnelles. Acculé, l’hospice manque de matériel, de bras, de tout.

«La situation est catastrophique, le personnel médical travaille dans des conditions désastreuses. Les infrastructures sont endommagées, il n’y a pas assez de lits, la lumière manque, la propreté n’est pas aux normes, puis certains médecins ont perdu leur maison, des amis ou des proches», dresse avec effroi une source humanitaire d’une ONG internationale croisée à Mandalay, qui requiert l’anonymat. «C’est une catastrophe majeure qui s’encastre dans une autre crise», résume un membre de la mission de Médecins du Monde en Birmanie, qui a commencé à déployer une clinique mobile dans les zones durement affectées par le séisme.

Un pont détruit sur la rivière Myitnge, à Inwa. © Tomàs Sôn

Campagnes dévastées et abandonnées

Mais dans des coins plus ruraux, l’aide humanitaire est bien moins fluide qu’en ville. D’abord parce qu’en se rapprochant de l’épicentre, près de Sagaing, dont la ville a été anéantie à 80%, les routes sont plus esquintées, les secousses ont frappé plus violemment. Ensuite parce que certains endroits se rapprochent des zones de combats entre l’armée birmane et les Forces de défense du peuple (PDF), ces jeunes qui ont pris le maquis et se sont alliés à certaines armées ethniques pour entrer en résistance après le putsch de 2021. Malgré le cessez-le-feu annoncé par la junte du 2 au 22 avril, les frappes aériennes se poursuivent: le 11 avril, l’armée birmane a bombardé un village de la région de Sagaing, tuant deux femmes et blessant un homme, rapporte le média en ligne The Irrawaddy. «Les attaques militaires inhumaines dans les zones touchées par le séisme entravent les opérations de secours», fustige Amnesty International

«J’ai perdu toute ma vie, je ne ressens plus rien.»

Au sud de la cité de Mandalay, l’ampleur des dégâts est encore plus impressionnante. Sur la route, presque aucun temple n’a été épargné, leurs stupas dorés sont à terre, des Bouddhas décapités. A l’arrière de deux camionnettes humanitaires qui roulent sur des chemins de plus en plus cabossés, une équipe de douze jeunes bénévoles venus de Rangoun, la première ville du pays, à plus de 600 kilomètres et qui n’a pas été très touchée par le séisme, s’apprête à livrer de l’eau potable et des paniers repas dans des villages ravagés par le séisme. «Ces gens ont tout perdu et doivent recommencer à zéro, il faut les aider», explique Zaw Zaw, 27 ans, qui chapeaute l’organisation. En dix jours, ils sont parvenus à récolter quinze millions de kyats, la monnaie locale, soit un peu plus de 6.000 euros, pour soutenir les sinistrés du mieux qu’ils peuvent. Moyenne d’âge, une vingtaine d’années. Arrivés deux jours plus tôt à Mandalay, ils n’arrêtent pas, collaborant avec des associations locales pour gérer la logistique et le bon déroulement des donations. Sur le trajet, certains s’endorment, épuisés; ils ont mal dormi la veille à cause des secousses qui continuent de faire trembler le sol de Mandalay et Sagaing. Depuis le tremblement de terre du 28 mars, plus d’une centaine de répliques ont été recensées par les autorités birmanes. Le 13 avril, un séisme de magnitude 5,5 a encore touché Mandalay. Quelques coups de klaxon d’un véhicule à bord duquel se trouve un autre groupe de bénévoles aux traits enfantins, en guise de salutation, réveillent ceux qui somnolent.    

Là, dans le village de Paleik, célèbre pour son temple du serpent, un homme torse nu coiffé d’un khamauk et arborant un longyi observe l’immense champ de ruines qui s’étend devant lui. La terre s’est soulevée, déchaînée, accouchant d’immenses crevasses et renversant les habitations. Kyaw Ko est inconsolable. Ses deux filles de 3 et 4 ans sont mortes lors du séisme: «J’ai perdu toute ma vie, je ne ressens plus rien.» A côté, sa voisine serre fort la main de sa petite-fille qui a survécu: «Jamais je ne pourrai oublier, quand je ferme les yeux, j’entends encore le bruit des secousses», mime-t-elle, terrifiée par les répliques qui se poursuivent chaque jour.

Des jeunes bénévoles venus de Rangoun se préparent à aller distribuer des dons. © Tomàs Sôn

Bénévolat humanitaire

Dans un village adossé à la ville d’Inwa, une ancienne cité impériale située en face de Sagaing, au confluent du fleuve Irrawaddy et de la rivière Myitnge, les dégâts causés par le séisme sont colossaux. A un endroit, l’affluent s’est rétréci, ailleurs, il s’est agrandi. Autour, des champs de riz, bananeraies et de citrouilles sont dévastés. A l’entrée d’un petit village, des médecins birmans inquiets vaccinent à tour de rôle les jeunes secouristes contre le tétanos. Derrière, un auvent de fortune protège une poignée de vieillards alités à l’air libre. Après cinq minutes de déplacement en camionnette sur une voie accidentée, un paysage chaotique s’offre à nouveau: des centaines de villageois se massent autour d’un véhicule humanitaire. A leurs pieds, des fissures béantes. Une usine laitière est réduite en bouillie, plusieurs employés sont morts. Au loin, il ne reste plus que la carcasse du pont reliant les deux rives de la Myitnge.

Au total, 70% du village sont endommagés, selon ses habitants. La plupart des maisons traditionnelles en bois sont penchées, enfoncées dans le sol ou sur le point de s’effondrer. L’immense majorité des 300 habitants du village dorment à la belle étoile, mais sont contraints de retourner vivre à l’intérieur de leurs habitations instables lorsqu’il pleut. Ils se sentent abandonnés. Hormis les groupes caritatifs, personne n’est passé les assister. «Ils s’accrochent à l’espoir d’une reconstruction, mais le régime militaire ferme les yeux sur leurs souffrances, déplore un des jeunes bénévoles de Rangoun, protégé par un casque de chantier. Seuls les Birmans s’entraident, on ne peut compter que sur nous-mêmes, l’armée est trop occupée à bombarder de l’autre côté du fleuve en direction de [la région de] Sagaing.» Quand les deux camionnettes humanitaires quittent les villages après avoir distribué un paquet d’aide contenant des nouilles instantanées, un yap taung (éventail birman), des serviettes hygiéniques, des biscuits, de l’eau en bouteille et des abris (nattes, bâches, couvertures), les jeunes bénévoles sont acclamés par les villageois, qui offrent aux citadins de la mangue épicée ou de la confiture de prune.

A la fin de la journée, dans un hangar de Mandalay où les marchandises humanitaires sont stockées, les jeunes citadins se concertent pour préparer la donation du lendemain. «Je ne me suis pas lavé depuis deux jours, ça ne sent pas bon», s’excuse Kaung Htet en détournant le regard. C’est la première fois que le jeune homme de 26 ans, extrêmement timide, met les pieds à Mandalay. Pour lui, ce groupe caritatif informel lancé juste après le séisme est un moyen de socialiser. Mais par-dessus tout, dit-il, un brin fataliste, «la vie est trop courte, c’est important de faire des choses bien». Deux sentiments opposés se rejoignent chez ce Birman qui a posé des jours de congé pour faire du bénévolat dans les plaines sinistrées par le séisme: «Je suis triste pour ces gens qui n’ont plus rien mais, en même temps, je suis soulagé d’avoir pu contribuer à leur redonner un peu de joie.» 

(1) Tous les prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.

Texte et photos: Tomàs Sôn, à Rangoun et Mandalay

 

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