Santiago Amigorena : « vivre et écrire se confondent jusqu’au vertige »
Quelle puissance garde-t-on des regards et des gestes qu’on a posés pour la toute première fois ? Roman proustien d’un éveil adolescent, le nouveau livre de Santiago H. Amigorena est aussi un éloge sublime de l’écriture à l’heure où s’ouvre le grand bal de la rentrée littéraire.
« Rendre l’artiste moins mystérieux ne rendra jamais son oeuvre moins énigmatique. » Paris, au mois d’août. Quand on pénètre le grand calme de l’appartement de Santiago (Horacio) Amigorena, un vaste plateau au plancher brut ponctué de livres innombrables, cette phrase tirée de son dernier roman résonne singulièrement. Interminable silhouette dont on a du mal à croire que le modeste bureau de bois derrière lequel il s’installe puisse la contenir entièrement, indomptable cascade de cheveux blancs, Santiago Amigorena possède pour l’heure un regard insondable, et pour cause : à peine revenu d’un séjour en Grèce où il a fait une chute et cassé ses lunettes, l’écrivain nous regarde derrière des verres noirs de remplacement. Ce jeu du voile et du dévoilement est à vrai dire au coeur de toute l’oeuvre de l’Argentin, entreprise autobiographique entamée il y a presque vingt ans avec Une Enfance laconique (POL, 1998).
Huit volumes sont déjà parus, dont les magnifiques et explicites Le Premier amour ou La Première défaite, dans lesquels l’écrivain revenait sur sa première histoire d’amour avec l’actrice Philippine Leroy-Beaulieu, et l’insupportable béance laissée par son départ. Celui qui est aussi scénariste pour le cinéma y raconte la vie, de l’enfance à la mort, prévue pour 2084 (!) d’un même narrateur, Santiago, qui lui ressemble trait pour trait. Depuis 1998, les volumes s’accumulent qui viennent dessiner, compléter, approfondir, rembobiner et relancer une architecture romanesque patiemment programmée. Vu d’en haut, cela pourrait paraître compliqué, mais ce ne l’est pas. » J’écris ce qui pour moi est un seul livre, explique l’écrivain d’une voix douce qui tient du murmure. Mon éditeur n’aime pas trop que je le dise, parce que cela pourrait donner l’impression au lecteur qu’il ne peut pas en lire les bouts séparément, ce qui n’est pas le cas. Je les publie séparément parce que je pense qu’on peut les lire séparément. D’ailleurs, quand on me demande par quel livre commencer, je réponds : « Par le dernier que j’ai publié ». »
Quête de beauté
La réalité et la fiction sont une seule et même chose dès lors qu’on parle du passé
Porte d’entrée idéale dans son oeuvre, Les Premières fois voit ainsi l’écrivain revenir, à 54 ans, à l’adolescence et aux années de lycée de son narrateur. Quatre ans, à peu près, et leurs étés immenses, passés la plupart du temps en Grèce ou en Italie, durant lesquels Amigorena redéploie l’évidence des expériences fondatrices d’un âge où chaque décision est un petit saut dans le vide, et chaque geste, une éclosion. » L’enfance est un royaume des premières fois, mais des premières fois qu’on ne perçoit pas, parce qu’on ne les inscrit pas dans le temps. A l’adolescence, on commence à prendre conscience de ça : on découvre une ville, on découvre un musée, un être humain, un livre en se disant : « Wouaw, c’est la première fois ! » Cette conscience est très belle. Adulte, on a du mal à entretenir cet optimisme qui consisterait à croire qu’il continuera à y avoir d’autres premières fois. Mais de la même manière qu’écrire un livre, c’est tenter de ressusciter l’enfance, je pense que vivre adulte, c’est ne pas cesser de tenter de ressusciter l’adolescence. »
Premières sensations d’appartenir à un groupe d’amis tout en idéalisant celui qui se réunit sur le trottoir d’en face, premiers fantasmes féminins évanescents, premiers coups d’éclat, premières obstinations à aimer seul, premières découvertes des toiles de peintres qui compteront, premières rébellions, premiers éblouissements de lecteur, premiers voyages solitaires, première nuit incrédule, enfin, où il fera l’amour pour la première fois sur une plage grecque : entre humilité et superbe, Amigorena épluche le catalogue de ses souvenirs de jeune esthète devant un lecteur complice (quoi de plus universel, et de plus irréductiblement singulier, que l’adolescence ?).
Son apprentissage est d’abord une quête éperdue de beauté. Et les années 1970 à Paris sont l’horizon élégiaque de ses confessions. Son geste d’écrivain est ici de faire entrer en pleine coïncidence l’éloge d’un âge éminemment rêveur, l’adolescence, et celui d’un moment historique, les seventies, écrin de toutes les utopies, existentielles et politiques. » C’était une époque heureuse pour l’adolescence. » Creuser le temps perdu sans être platement réac. Se livrer à une contemplation du passé sans s’y vautrer : c’est l’un des enjeux de ces Premières fois. » Ecrire sur le passé comporte quelque chose qui est de l’ordre du regret, de la nostalgie, c’est vrai, reconnaît-il. Mais il faut se battre pour que ça ne devienne pas du ressentiment. On a tendance à enfermer la nostalgie dans un état maladif qui est de ne pas pouvoir échapper au passé. Moi, je pense que la nostalgie nous tourne aussi vers le futur. Quand je dis que les années 1970 sont mortes, c’est seulement pour que la mort des années 1970 provoque quelque chose, une force créatrice, aujourd’hui et demain. Quoiqu’il arrive, l’écriture est mouvement. Il n’y a aucun pessimisme, aussi noir soit-il qui, une fois qu’il est écrit, n’est pas aussi une proposition de lumière. »
Rêver ou se souvenir
Si l’écriture naît de la mémoire, ces années d’apprentissage riveront aussi le jeune Santiago au futur, l’éveillant à ses vocations. Vocation à l’amour douloureux d’abord. Les Premières fois est une succession de figures de jeunes femmes désirées ou rêvées, amours flottantes dans lesquelles le narrateur neptunien cherche les preuves douloureuses de son existence. » Les amours préparent à des défaites. Jacques Brel le dit exactement comme ça : le prochain amour sera la prochaine défaite. Mais ça n’empêche pas de vouloir continuer à aimer, et que chaque amour soit un premier amour. Il n’y a pas d’expérience de l’amour, et c’est heureux : on recommence toujours les mêmes erreurs, toujours les mêmes histoires. Il y a dans l’amour quelque chose de purement adolescent. Ce qu’il faut regretter de l’adolescence, ce ne sont pas ces gestes qu’on déplore tellement souvent d’avoir faits, toutes ces choses maladroites qu’on accomplit alors, mais c’est la spontanéité qui nous les faisait accomplir, c’est ça qu’il faut garder de l’adolescence, cette force-là qu’il faut retrouver, quelque chose d’intuitif qui fait qu’on aime, qu’on part, qu’on rencontre. »
Vocation à l’écriture, ensuite. Si, comme le dit Proust, écrire c’est forcément » ressusciter un univers que nous avons tous perdu « , le devenir écrivain est, chez Amigorena, plus explicitement que chez tout autre le résultat d’un exil. Les années évoquées dans Les Premières fois sont aussi celles, déterminantes, où le jeune Santiago, fils de psychanalystes atterris à Paris dans un milieu d’intellectuels dissidents, et fort de » l’exotisme » que lui donne à l’époque son statut d’exilé politique, se réconcilie avec une identité sud-américaine qu’il décide de porter désormais comme une exception. Les années, aussi, où il décide de faire du français sa future langue d’écriture, alors qu’il découvre l’existence de Marcel Proust. » Je peux en parler en rigolant aujourd’hui, parce que j’en suis conscient, mais il y a des parties de ma vie que j’ai vécues pour tenter de correspondre un peu au personnage de la Recherche, à Marcel. Parfois c’était joyeux, parfois c’était malheureux (sourire). »
Faire de soi, pour la première fois, un personnage de roman qui deviendra un jour un écrivain : on assiste, ici comme rarement, à l’avènement d’un romancier. C’est l’une des singularités des livres de Santiago Amigorena : insérer dans le corps du récit autobiographique de son narrateur les textes que ce dernier écrit censément aux différents âges de sa vie ? poèmes ou pastiches (celui de L’Ecume des jours, particulièrement réussi). » Il y a dans le livre des textes effectivement d’époque, et puis il y a des textes complètement apocryphes, que j’écris aujourd’hui comme si j’avais 14 ans. Pour moi il n’y a aucune différence. « Souvenirs réels ou inventés ? Fiction ou récit ? Pour peu qu’on y consente, c’est précisément ce qui fait le délice des livres de Santiago Amigorena : ne jamais très bien savoir où l’on est. » Entre un rêve et un souvenir, il n’y a absolument aucune différence de matière pour moi. On a tendance à séparer énormément ces deux activités mentales, mais les deux sont tellement loin de la réalité qu’il me semble absurde de vouloir établir une hiérarchie. La réalité et la fiction sont une seule et même chose dès lors qu’on parle du passé. »
A rebours d’une autofiction qui cherche de plus en plus la caution du réel (ces écrivains qui déclarent que ce qu’ils ont écrit est vrai, et qu’ils peuvent le prouver), l’auteur de Mes Derniers mots poursuit une autre voie de l’écriture en » je « , résultat du combat que se livrent la mémoire et l’imaginaire, ou plutôt de leur entente profonde et silencieuse. Alternant récit pur et digressions philosophiques et poétiques dans de longues phrases où vient parfois se loger la beauté pure, Amigorena crée une forme autobiographique mouvante où vivre et écrire se confondent jusqu’au vertige. Un univers profondément accueillant, venant rappeler une évidence : les grands livres sont ceux desquels, lecteur, on devient aussi créateur. » On n’est pas dans une époque où en tant qu’écrivain il faut s’attendre à marquer son époque. Mais marquer un lecteur précis, ou disons en marquer cinq plutôt qu’un seul, c’est bien, déjà (sourire). Je n’ai pas de doute sur le fait que je continuerai jusqu’à ma mort à me lever tous les matins à l’aube pour écrire. L’utopie en littérature a la même utilité qu’en politique : ça n’a aucune importance de réussir ou pas ce qu’on se propose de faire. L’important, c’est de se proposer de faire quelque chose qui n’a pas été fait. » Quelque chose comme le miracle d’une première fois.
Ysaline Parisis, à Paris.
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