Salman Rushdie : « le sectarisme mène fatalement à la violence »
Dans Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits (soit mille et une nuits), Salman Rushdie propose la narration par des êtres du futur de deux débarquements de jinns en notre bas monde : au XIIe siècle, tandis qu’Averroès tentait d’imposer la raison dans l’Espagne musulmane, puis à notre époque troublée. Rencontre sous haute sécurité du rusé auteur des Versets sataniques dans un palace parisien.
Sommes-nous aujourd’hui en des temps plus sombres que jamais ?
A l’échelle de ma vie, les temps actuels apparaissent comme l’époque la plus sombre possible. Mais si vous pensez aux années 1930 et 1940 en Europe, vous êtes contraint de relativiser. Par rapport aux temps plus anciens, nous avons connu d’incontestables améliorations : nous mourons moins jeunes, le nombre de conflits armés a diminué… et je ne parle même pas des progrès en dentisterie : il y a deux cents ans, peu importe que vous soyez le meilleur ami de Voltaire – si votre dent vous faisait mal, vous étiez foutu (rires) ! Mais le monde change désormais à une vitesse folle, les métamorphoses sont imprévisibles et gigantesques : si je vous avais dit en septembre 1989 que l’URSS allait disparaître, vous m’auriez pris pour un fou ! Ainsi, il devient très difficile de s’en faire une représentation stable et globale – d’où » le temps des étrangetés » décrit dans mon livre, par le biais du réalisme magique.
La dispute entre Averroès et Ghazali oppose d’ailleurs une vision raisonnée à une vision liée au dogme religieux…
Initialement, ce dialogue, opposant une vision rigide et étroite à une approche ouverte et progressiste, ne devait constituer qu’un bref prologue, puis j’en ai décidé autrement. Dans un monde en évolution, la première mène inexorablement à la violence. Aujourd’hui, l’islam radical instrumentalise délibérément la peur, devenue ces temps-ci la force politique dominante. Or, Machiavel avait jugé, dans Le Prince, qu’il était plus efficace de régner par la terreur que par l’amour.
Pourquoi vos narrateurs parlent-ils depuis une époque lointaine située dans le futur ?
Ils parlent de notre monde comme s’ils étaient des écoliers du futur. Or, que savons-nous de ce qui s’est passé il y a mille ans, à l’époque de Charlemagne, voire du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde ? Rapidement, faits historiques et légendes se confondent. Ainsi, ce que l’on trouve en observant des événements vieux de mille ans, c’est un mélange d’histoire et de mythologies. Ce qui m’a donné une grande liberté en tant qu’auteur.
Votre travail d’écrivain consiste-t-il à essayer de comprendre les événements récents quand une majorité de la population semble avoir jeté l’éponge ?
L’écriture, c’est ma façon de tenter de saisir le monde. Certains sont plus capables de se projeter dans la théorie, mais moi, même pour tenter d’expliquer un personnage atroce comme Donald Trump, il faudrait que j’écrive à son sujet. Comme la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, qui lui a récemment consacré une éclairante courte fiction (NDLR : parue en juin dans le New York Times sous le titre » The Arrangements « ).
Le roman contient une réelle dimension carnavalesque, avec des références à Ionesco, Magritte, Buñuel, Dali… On sent que vous vous êtes amusé à l’écrire, non ?
(Rires) Oh oui, c’était vraiment très réjouissant, et même de plus en plus. On commence à envisager d’écrire un roman sans trop savoir ce qu’on va y raconter, en se sentant même un peu crétin de s’y lancer. Mais progressivement, les choses s’organisent de manière beaucoup plus solide. J’ai mis mille et une nuits pour écrire celui-ci, dont une moitié à tenter d’assembler de manière cohérente tout ce que j’avais en tête.
Vous avez déjà abandonné l’écriture d’un livre ?
Avant Les Enfants de minuit (1981), j’ai tenté d’écrire puis abandonné deux romans et une nouvelle. Mais désormais, si je souhaite m’attacher à traiter d’un sujet, je mènerai l’entreprise jusqu’au bout. Je pense qu’il en va de même pour tous les écrivains de mon âge.
Pourquoi mélanger, dans le roman, légendes traditionnelles et références aux comics américains, avec un combat final comparable aux X-Men ?
L’écho à ces références contemporaines est tout à fait volontaire : un écrivain doit adopter un langage commun. Il y a encore un siècle, les références directes aux mythes gréco-romains faisaient sens ; aujourd’hui, la plupart des gens connaissent mieux Batman et le Joker que l’épisode d’Hercule revêtant la tunique de Nessos. De la même façon, la science-fiction, qui m’a obsédé pendant ma jeunesse, est très efficace pour théâtraliser les idées.
Les passages sur le Peristan sont très drôles, où vous insistez sans réserve sur l’omniprésence du sexe dans le monde des jinns. Le meilleur remède au chaos du monde selon vous ?
De manière générale, je suis en faveur de ce remède, effectivement (rires). Mais ici, ces scènes de sexe frénétique suggéré apparaissent exclusivement pour des raisons comiques. En tant qu’écrivain, j’ai toujours été plutôt réticent à écrire sur ce sujet : dans l’ensemble de mon oeuvre, vous trouverez très peu de scènes de sexe… Une nuit de noce hésitante dans Les Enfants de minuit (1981), l’évocation très embarrassée de la sexualité des parents du narrateur dans Le Dernier Soupir du Maure (1995)…
L’un de vos personnages flotte à quelques centimètres du sol. Cette idée n’avait-elle pas donné son titre à l’un de vos précédents romans, La Terre sous ses pieds (1999) ?
Effectivement, cette idée du lien au sol traverse mon travail. A la différence d’autres écrivains, je ne dispose pas d’un lieu que je peux tenir pour garanti, parce que j’y serais né et y aurais grandi (NDLR : né en 1947 à Bombay, Rushdie a quitté, à l’adolescence, l’Inde pour le Royaume-Uni). Quand j’ai eu l’idée de ce personnage américain d’origine indienne, j’ai d’abord pensé qu’il s’agirait d’une métaphore de cette non-appartenance à un lieu donné, avant de faire évoluer mon propos dans une autre direction.
Son père et son oncle ont été tués par des bombes à Bombay, sa ville d’enfance qu’il ne reconnaît plus, tant le sectarisme s’y est installé. Une autre clé de lecture ?
Oui : le sectarisme, qu’on voit se renforcer partout, mène fatalement à la violence. Après la chute de l’URSS par exemple, les communautés d’Europe centrale ont commencé à dresser de nouveaux murs, regroupant des portions de plus en plus ténues de la population. Soudain, les questions d’identité sont devenues très importantes. C’est une réelle fermeture de l’esprit, or il n’existe absolument aucune situation qui autorise à se satisfaire d’une seule vérité. Quiconque affirme connaître la vérité peut être classé parmi les personnes dangereuses.
Deux autres personnages incarnent deux positionnements face au monde : pessimisme contre optimisme. Où vous positionnez-vous dans ce débat ?
Entre les deux : s’il est très difficile aujourd’hui d’éprouver un sentiment de plaisir en observant le monde tel qu’il est, je considère le pessimisme absolu comme une erreur grossière. Gramsci disait : » Il faut allier le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté. » On peut bien penser que le monde est terrible, mais il ne faut jamais oublier que nous avons la capacité d’améliorer les choses.
Restons en Italie avec Italo Calvino. Plus qu’à son Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979), qui joue des récits imbriqués à la Mille et Une Nuits, votre roman fait parfois penser à Cosmicomics (1965)…
Bien vu : j’ai eu la grande chance de croiser Italo Calvino à l’époque où je débutais, et quand Les Enfants de minuit a paru en Italie, il s’est fendu d’un long article dans La Repubblica. Je pense souvent au dernier essai qu’il a écrit, Six Memos for the Next Millenium, dans lequel il défend notamment les valeurs de légèreté et de brièveté dans la littérature. Sans cette influence, mon roman aurait facilement atteint les mille pages ! Quant à Cosmicomics, il s’agit effectivement de mon livre préféré de Calvino, où il use de science-fiction pour parler philosophie, sans oublier de rester amusant.
Votre dernier livre, Joseph Anton (2012), était une autobiographie ; celui-ci relève de la fiction. Votre travail nécessite-t-il de varier les genres ?
Quand j’ai commencé à écrire, je clamais à qui voulait l’entendre que je ne nourrissais aucune fascination pour l’exercice autobiographique. Malheureusement, mon parcours de vie a gagné contre mon gré en intérêt, et j’ai commencé à comprendre qu’à un certain moment, il m’en faudrait passer par là. Globalement, j’aime éviter de me répéter : Shalimar le clown (2005) parlait du Cachemire de manière tragique ; L’Enchanteresse de Florence (2008) était un roman historique ; puis il y a eu un livre pour enfants, Lukas et le feu de la vie (2010), et ce dernier, qu’on pourrait qualifier de dingue. Celui sur lequel je travaille en ce moment ne recourt jamais à l’imaginaire.
Donc, vous en avez fini avec le » conte de fées » politique ?
Oui. Vous savez, mon autre grande influence est le modernisme en général et James Joyce en particulier. J’ai rédigé les deux tiers d’un roman de type moderniste, implanté à l’époque actuelle, et… et je crois que j’en ai déjà trop dit. Sinon, j’ai ce terrible anniversaire (NDLR : des 70 ans) qui arrive bientôt (rires), et moi qui rêvais jeune d’être acteur, je suis tenté, pour redevenir à nouveau un enfant confronté à un exercice inconnu, d’écrire une pièce de théâtre ou une série.
Propos recueillis par François Perrin, à Paris – Photo : Renaud Callebaut pour Le Vif/L’Express.
Bio Express
1947 : Naissance à Bombay (Inde), le 19 juin. Son père a choisi le patronyme Rushdie en hommage à Ibn Rushd (Averroès).
1961 : Installation au Royaume-Uni.
1981 : Parution des Enfants de minuit ; premier grand succès (Booker Prize).
1988-1989 : Parution des Versets sataniques, scandale international et émission d’une fatwa à son encontre.
2015-2016 : Parution de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits.
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