Rwanda, 25 ans après: le génocide en douze destins
Vingt-cinq ans après, le Rwanda rappelle au monde la page la plus sombre de son existence, quand un million de Tutsis et d’opposants hutus ont été emportés dans l’horreur du génocide. Que sont devenus les acteurs de l’époque ?
Le Rwanda s’apprête à commémorer le génocide de 1994 qui a décimé la communauté des Tutsis en quatre mois à peine, d’avril à juin. Le 6 avril 1994 au soir, l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, qui survenait après quatre ans de guerre entre le pouvoir hutu et les rebelles tutsis du FPR, déclenchait les massacres, qui emporteront un million de victimes.
Parmi elles, dix Casques bleus belges de la Mission des Nations unies au Rwanda (Minuar), exécutés par la soldatesque locale, ce qui provoquera une onde de choc en Belgique. Mais aussi douze civils belges. Les auteurs de l’attentat n’ont jamais été identifiés.
Depuis la tragédie, et sous la férule de l’ex-chef rebelle Paul Kagame, qui détient le vrai pouvoir depuis vingt-cinq ans, le Rwanda a entrepris à marche forcée son chemin vers un développement reconnu par tous, même s’il est inégal. Le pays est toutefois encore loin d’être réconcilié. La justice a fait son oeuvre, au niveau local (tribunaux gacaca) comme international (Tribunal pénal international d’Arusha). La mémoire de l’horreur reste vive, que ce soit là ou en Belgique, et les non-dits persistent sur des crimes restés impunis, notamment au Congo où avaient afflué en masse des réfugiés hutus.
Qui étaient les acteurs qui se sont retrouvés au coeur voire à l’origine de la tourmente, et que sont-ils devenus ? Nous en avons sélectionné douze, emblématiques de cette page sombre de l’histoire de l’humanité.
Théoneste Bagosora
Il avait annoncé l’apocalypse
Ce colonel de l’armée rwandaise traîne le lourd surnom de » cerveau du génocide » et sera d’ailleurs condamné à la réclusion à perpétuité par le TPIR en 2008, peine ensuite réduite à trente-cinq ans. Arrêté en mars 1996 au Cameroun, il est accusé d’avoir organisé l’éradication de la population tutsie. Directeur de cabinet du ministre de la Défense, Bagosora a exercé le pouvoir de facto à Kigali après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, qui a déclenché les massacres. Il a plaidé non coupable, contesté toute planification, et a accusé le TPIR d’agir comme un tribunal des vainqueurs. D’après le rapport Mutsinzi (2009) sur les causes de l’attentat, le colonel Bagosora aurait poussé le chef d’état-major, Deogratias Nsabimana, qui refusait le projet de génocide, à prendre place dans l’avion. Après l’attentat, Bagosora prévoyait de prendre le pouvoir, mais le désordre politique a pris beaucoup de monde par surprise, et un gouvernement intérimaire a alors été mis sur pied. Bagosora, toujours incarcéré au Mali, est âgé aujourd’hui de 77 ans.
Georges Ruggiu
Les mauvaises ondes de RTLM
Un Italo-Belge égaré au Rwanda, et qui a tenté de donner du sens à sa vie en embrassant la cause du Hutu Power, instigateur du génocide : sur les ondes de la sinistre RTLM (Radio des mille collines), surnommée » radio machette « , Georges Ruggiu encourageait les auditeurs à traquer les inyenzi (cafards), accusant au passage les Belges d’avoir tué le président. Quand Kigali est prise par les rebelles, il s’enfuit au Zaïre, ensuite en Tanzanie et puis au Kenya où il sera arrêté en 1997 pour être transféré au tribunal d’Arusha. Entre-temps converti à un islam rigoriste, il sera condamné par le tribunal d’Arusha à douze ans de prison pour incitation à commettre le génocide, mais avec des circonstances atténuantes, comme le fait qu’il n’a pas participé directement aux massacres et qu’il a exprimé des remords ( » au Rwanda, j’ai tout perdu, y compris mon honneur « ). Sa peine purgée, il est passé par l’Italie avant de revenir à Verviers, sa ville natale, où il fréquente assidûment une mosquée locale.
Johan Swinnen
Le diplomate qui voulait y croire
Ambassadeur de Belgique au Rwanda à la veille du génocide, Johan Swinnen a vu les nuages s’amonceler sur le pays des mille collines. Son obsession, c’était la recherche de l’équilibre entre les deux camps qui se faisaient la guerre, tout en encourageant les modérés. Jusqu’à ce maudit 6 avril, quand le nonce l’informe de l’attentat contre l’avion du président. Ce furent ensuite des journées chaotiques : mort des dix paras et d’une douzaine de civils belges, dont trois coopérants, les coups de fil de compatriotes et de Rwandais qui supplient de l’aide et dont beaucoup seront froidement abattus. Le 12 avril, il est exfiltré par blindé vers l’aéroport. En 2017, il publie Rwanda, mijn verhaal (Rwanda, mon histoire), une brique de 600 pages sur la base de télex, rapports et carnets personnels, pour retracer le fil de sa recherche d’un impossible compromis. Aujourd’hui retraité, il préside Vira, une association flamande pour les relations internationales.
Philippe Gaillard
Témoin direct de l’horreur
Le soir de l’attentat, Philippe Gaillard, chef de délégation du CICR (Croix-Rouge) était en réunion avec des rebelles du FPR à l’intérieur du Parlement, leur siège depuis les accords de paix d’Arusha. En ville, » la folie meurtrière a été instantanée « , a-t-il témoigné en 2004. Il doit ruser de beaucoup de diplomatie pour passer les barrages tenus par des militaires ivres. » Les blessés que nous ramassions étaient en fait des survivants que les tueurs n’avaient pas eu le temps d’achever. A deux reprises, nos ambulances furent arrêtées, les blessés déchargés de force et achevés sous nos yeux. » Le centre hospitalier de Kigali, bombardé par les rebelles, avait dû fermer ses portes. Des tensions éclatent entre le FPR et des équipes de MSF (qui faisaient équipe commune avec le CICR), qui découvrent des massacres dans les zones dont le FPR prend le contrôle. Philippe Gaillard a vécu en direct tout le génocide, avant de quitter le pays en juillet 1994. Il s’est retiré du CICR, et ne souhaite plus être contacté sur les événements.
Sandrine Lotin
Le sacrifice de dix Casques bleus
Ambiance Club Med, telle était la réputation de la mission de paix de l’ONU parmi les Casques bleus belges. Il est vrai que le Rwanda, ce n’était pas la Somalie, où ils étaient délibérément visés. Les règles d’engagement étaient d’ailleurs différentes : pas question de faire feu, sauf en cas d’autodéfense. Ils étaient notamment chargés de protéger Agathe Uwilingiyimana, la future Première ministre désignée par les accords d’Arusha sur le partage du pouvoir. Quand survient le crash de l’avion présidentiel, les dix paracommandos belges affectés à cette tâche, sous la conduite du lieutenant Thierry Lotin, se laissent désarmer et sont conduits vers le camp Kigali, tandis que la dignitaire est tuée. Nos militaires seront exécutés après une farouche résistance. L’onde de choc fut énorme en Belgique. Après trois ans de témoignages, Sandrine Lotin a refait sa vie. Elle est toutefois revenue en 2004 à Kigali pour l’inauguration de la stèle commémorative, en compagnie de son fils, né deux mois après la mort de son père. Condamné en 2007 par la cour d’assises de Bruxelles pour avoir ordonné les meurtres, Bernard Ntuyahaga a purgé sa peine et a été expulsé en 2018 vers le Rwanda.
Willy Claes
Un retrait controversé
Le mot génocide circulait depuis bien avant avril 1994 mais le gouvernement belge ne semble pas en avoir saisi la portée. Au plus fort des massacres, Willy Claes, à l’époque ministre des Affaires étrangères, s’évertuait à réclamer au gouvernement rwandais de transition des excuses pour ses diatribes antibelges. » Il est minuit moins cinq « , avait-il pourtant déclaré lors d’une visite à la veille de l’apocalypse. Il sera surtout épinglé pour avoir non seulement retiré le contingent belge alors que les massacres se poursuivaient, mais, en coordination avec Washington, avoir oeuvré à l’ONU pour le retrait de tous les Casques bleus, une demande d’ailleurs appuyée par les rebelles rwandais. Willy Claes deviendra ensuite secrétaire général de l’Otan, mais l’affaire Agusta lui coûtera son poste. Avec ses collègues Jean-Luc Dehaene (Premier ministre) et Leo Delcroix (Défense), il a été appelé à témoigner au procès de Bernard Ntuyahaga. Sans une once de remords pour les ratés de la politique belge au Rwanda. En 2000, le gouvernement Verhofstadt-Michel, lui, demandera publiquement pardon.
Roméo Dallaire
La faillite de l’ONU
Il symbolise à lui seul l’échec de l’ONU au Rwanda. Affable, le général canadien Roméo Dallaire prend le commandement de la Minuar à l’automne 1993. Quand commencent les premiers massacres le soir de l’attentat contre Habyarimana, ses règles d’engagement prévues pour une mission de consolidation de la paix se révèlent vite inadaptées. L’ONU ne dispose ni du cadre, ni des moyens (qui plus est, après le retrait du contingent belge), ni de la volonté politique pour arrêter le génocide. » Je fus incapable de convaincre la communauté internationale que ce pays minuscule, pauvre, surpeuplé ainsi que ses habitants valaient la peine d’être sauvés des horreurs du génocide […]. Jusqu’à quel point cette incapacité a-t-elle été le fruit de mon inexpérience ? » s’interroge le général dans son livre-témoignage J’ai serré la main du diable (éd. Libre Expression, 2003), en l’occurrence Théoneste Bagosora. Ces tourments ne l’ont plus quitté depuis vingt-cinq ans.
Yolande Mukagasana
La mort n’a pas voulu d’elle
Elle est une des premières à témoigner de l’indicible. Cette volonté, elle l’a forgée alors qu’elle se cachait sous un évier de cuisine dans l’habitation protectrice d’une voisine qui, à l’occasion, amadouait avec quelques bières les miliciens, armés de machettes, désireux de » terminer le travail » et d’éradiquer jusqu’au dernier Tutsi du quartier. » Moi, Yolande Mukagasana, je déclare à la face de l’humanité que quiconque ne veut pas prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux. Le monde ne renoncera à être violent que lorsqu’il acceptera d’étudier son besoin de violence. Je ne veux ni terrifier ni apitoyer. Je veux témoigner « , l’entend-on hurler intérieurement depuis son refuge dans La Mort ne veut pas de moi (Fixot, 1997). Tant d’horreurs ont été commises pendant le génocide. Son mari, ses trois enfants, son frère, ses soeurs n’y ont pas échappé. Elle a écrit deux livres et vit aujourd’hui au Rwanda.
Vincent Ntezimana
Le premier » procès Rwanda «
Cet ancien doctorant de l’UCLouvain et professeur d’université au Rwanda était un des » quatre de Butare » à comparaître, au printemps 2001, devant la cour d’assises de Bruxelles. Ce fut le premier procès du génocide, en vertu de la compétence belge pour poursuivre des crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Trois autres procès suivront, et un quatrième est attendu pour la fin de l’année. Condamné pour avoir livré des listes de personnes à éliminer, Ntezimana a été condamné à douze ans de prison, et libéré en 2006. Il travaille aujourd’hui comme responsable informatique dans le Hainaut. Ses coaccusés étaient l’industriel Alphonse Higaniro, également un ancien de l’UCLouvain, condamné à vingt ans pour avoir soutenu financièrement et matériellement des milices hutues, ainsi que deux religieuses de Sovu, Consolata Mukangango (soeur Gertrude) et Julienne Mukabutera (soeur Maria Kisito), condamnées respectivement à quinze et douze ans de prison pour avoir dénoncé des Tutsis. A leur sortie de prison, celles-ci ont été assignées à résidence dans des monastères wallons.
Faustin Twagiramungu
Un an au pouvoir, et puis l’exil
Une chambre éclairée à la bougie dans un hôtel fantomatique, tel était en juillet 1994 le bureau à Kigali de Faustin Twagiramungu, Premier ministre de l’après-génocide. Ce Hutu, opposant de longue date au régime précédent, ne restera pas longtemps en place. En août 1995, il démissionne et s’exile en Belgique dont il acquiert la nationalité. Il retourne toutefois au Rwanda en 2003 pour défier Paul Kagame à l’élection présidentielle. Il n’obtiendra que 3,62 % des voix dans un scrutin dont l’équité fut mise en doute. Depuis lors, il mène une guérilla verbale contre le pouvoir en place à Kigali : » Ce régime est bien plus dur que celui d’Habyarimana « , accuse-t-il. Faustin Twagiramungu a noué plusieurs alliances politiques, y compris avec les Forces démocratiques de libération du Rwanda, accusées par Kigali d’héberger des génocidaires. » Aujourd’hui, certains prétendent que les Tutsis doivent garder le pouvoir pour éviter un nouveau génocide. Cela fait de tous les Hutus, y compris moi qui suis un rescapé, des génocidaires potentiels, ce qui est du pur racisme « , nous dénonçait-il.
Guillaume Ancel
La mauvaise conscience de la France
Confrontée au génocide rwandais, la France est regardée avec suspicion. En 1990, ses militaires sont intervenus pour défendre le régime du président Habyarimana devant l’offensive des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR). L’opération Turquoise qu’elle lance fin juin 1994 pour » arrêter les massacres » l’attise un peu plus. De facto, elle sert l’armée du gouvernement génocidaire. Jusqu’où ? Membre du 68e régiment d’artillerie d’Afrique, présent au Rwanda en 1994, le capitaine Guillaume Ancel estime, indices à l’appui dans Rwanda, la fin du silence (Les Belles Lettres) publié en 2018, que Turquoise, dans l’esprit de certains militaires français, visait à restaurer à Kigali le gouvernement des extrémistes hutus parce que le FPR était, depuis 1990, leur ennemi juré. A lire d’autres témoignages les politiques de l’époque (Mitterrand, Balladur, Juppé) auraient repris la main et imposé la version humanitaire de Turquoise. Depuis le lancement de ses accusations, Guillaume Ancel, qui a quitté l’armée, est honni par de nombreux gradés. On ne touche pas impunément à l’honneur de la France.
Paul Kagame
Du treillis au costume-cravate
Il y a vingt-cinq ans, Paul Kagame était à la tête des rebelles du FPR, qu’il dirigeait depuis son QG de Mulindi, au milieu des plantations de thé à la frontière ougandaise. Formé aux Etats-Unis, ce stratège a mené une guerre de libération de son pays qui l’amènera, plus tard, à envahir le Congo. Successivement ministre de la Défense, vice-président, président (dès 2003), c’est lui qui a toujours tenu les rênes du pouvoir. Pour les bailleurs de fonds, il est devenu un » sage » qui a mené son pays vers la paix et le développement, un champion de la cause des femmes et de la lutte contre la corruption. Sans pour autant ignorer les taches sur le blason : l’impunité pour des crimes de masse au Congo, les libertés foulées aux pieds, les rapports conflictuels avec les pays voisins, les propos glaçants à l’égard des opposants et son incapacité à ouvrir la voie à sa succession, l’amenant à forcer un changement de la Constitution qui pourrait le maintenir à la tête du pays jusqu’en 2034. Il aura alors 77 ans.
Par François Janne d’Othée et Gérald Papy.
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