André Flahaut
Rwanda 1994-2019, ou la mémoire d’une indicible tragédie
Entre le 6 avril et le 4 juillet 1994, le Rwanda a connu une immense tragédie, aujourd’hui reconnue au terrible qualifiant de génocide. Ce conflit s’est inscrit dans un long processus historique dont on n’a ni imaginé, ni anticipé, ni su circonvenir l’ampleur.
L’ONU a estimé à huit-cent-mille le nombre de victimes, majoritairement tutsies, et à environ trois millions le nombre de blessés et de réfugiés.
Dix para-commandos belges y ont perdu la vie.
Ce qui nous réunit vingt-cinq ans plus tard, c’est le long cheminement des survivants, des familles, d’un peuple. Ce sont des questions troublantes qui demeurent ; des interrogations qui restent : le qui, le pourquoi, le quand. Quand avons-nous regardé ailleurs ? Quand avons-nous minimisé les vents contraires de l’intolérance et de l’injustice ?
Je laisse ces questions aux historiens, aux experts, aux analystes, aux sociologues. Et à travers le présent du Rwanda, je vois l’avenir d’un pays qui, dès après le drame, a décidé de reprendre en main son destin et son histoire, sans oublier.
Je me suis toujours investi dans le travail de mémoire, à titre personnel, comme par le biais des responsabilités politiques qui m’ont été confiées. J’ai toujours souhaité que ce travail ne soit pas celui de la contrition, des lamentos et de la litanie facile des « plus jamais cela ». Je considère que le phénomène commémoratif se doit d’être plus unifiant que dénonciateur, plus reconstructeur que culpabilisant, plus réconciliateur qu’opposant les anciens antagonistes.
Je me garderai bien de tenter la moindre ingérence dans la politique rwandaise, mais il me semble que tel est son choix et sa réussite : la réconciliation est possible sans l’oubli ; sans dire que le deuil est terminé ; sans céder au confort de l’indifférence ou à une honteuse amnésie.
Il faut bien, un jour, réinvestir la vie, parce que la mort ne doit pas gagner ce qu’elle n’a pas pris.
Dès 1933, on a organisé la chasse à l’homme-juif en Allemagne puis dans toute l’Europe, en 1994 celle des Tutsis du Rwanda, aujourd’hui, celle des Rohingyas au Myanmar. Les mécanismes de la haine organisée trouvent toujours preneurs, ceux de la fuite s’enclenchent, et tout ce qui permettra de survivre, obstinément. Le long cortège des vies traquées, fracassées, mutilées… reprend les routes de l’exil et des charniers. Il arrive que certaines trouvent le repos d’un cimetière, d’une crypte, d’une nécropole. Les autres n’auront plus que nos mots pour tisser le linceul qui n’a pu recueillir ces milliers et milliers de corps massacrés.
La mémoire, c’est l’hommage, mais c’est aussi se souvenir pour être capable d’agir. C’est ne pas perdre la guerre de la pédagogie. C’est poursuivre, avec détermination, nos interrogations sur cette hallucinante capacité qu’à l’Homme à détruire ses semblables, donc lui-même.
Pour ma part, je veux croire en cette ultime folie du « plus jamais cela » pour qu’elle nous oblige, bien plus qu’à y croire, à la réaliser.
À Kigali, j’ai créé un mémorial pour les paras belges tués en 1994 : dix stèles de pierre, rassemblées en cercle, écrêtées comme leur vie, symbolisent ce qu’ils ont été pour leurs proches et pour notre pays. Elles concrétisent la mémoire que nous leur devons et la solidité de celle-ci.
Il est une onzième stèle, non pas surnuméraire, mais à la fois unique et solitaire, semblable et anonyme. Cette stèle est dédiée à toutes les victimes de tous les génocides, donc à celles et ceux que pleurent les familles rwandaises qui, un jour de 1994, ont du consentir au dénuement sans être certaines de pouvoir y survivre.
De Nyamata à Butare, de Kanzenze à Kigali, de Murambi à Gysenyi, la poussière rouge des routes a balayé le sang séché de la tragédie. Rescapés et génocidaires se croisent dans la rue et au marché. Les investisseurs sont revenus. La mémoire est intacte, mais de coeur ou de raison, il faut vivre ensemble.
Notre espoir est celui de l’éducation contre l’endoctrinement, du courage contre la haine, de la sagesse contre l’ivresse, de la mémoire contre l’oubli.
« La vie n’est pas ce l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient », écrit Gabriel Garcia Marquez.
J’ose croire que cela vaut pour les peuples et pour leur Histoire.
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