Vladimir Poutine, lors du Conseil de sécurité russe du 25 septembre, présente un projet de modification de la doctrine nucléaire. © GETTY IMAGES

Guerre en Ukraine: la Russie adapte sa doctrine nucléaire à l’incursion de Koursk, au cas où…

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Vladimir Poutine propose d’abaisser le seuil d’utilisation de l’arme atomique. Une réponse à l’incursion ukrainienne en Russie, et un avertissement aux Occidentaux.

Une doctrine nucléaire adaptée aux développements de la guerre en Ukraine, marquée depuis le 6 août dernier par une offensive sur le territoire même de la Russie: Vladimir Poutine, au-delà des menaces récurrentes, depuis le 24 février 2022, de recours à l’armement atomique, pose des actes qui doivent en faciliter l’usage. La pression en est-elle accentuée sur les Occidentaux, poussés par le président Volodymyr Zelensky d’autoriser l’emploi sur le territoire ennemi de missiles à longue portée? Le 25 septembre, lors d’une réunion du conseil de sécurité de la Fédération de Russie, le président a proposé d’élargir le champ d’utilisation de l’arme nucléaire aux situations où existent «des informations fiables sur le début d’une attaque transfrontalière massive par voie aérienne, au moyen de l’aviation stratégique et tactique, de missiles de croisière, de drones et d’armes hypersoniques». Conseiller principal du Centre de politique de sécurité de Genève, spécialiste des questions nucléaires, Marc Finaud détaille les enjeux de cette évolution.

La modification annoncée de la doctrine nucléaire russe constitue-t-elle une évolution importante?

Elle est importante parce que tout ce que fait la Russie avec son arsenal nucléaire peut avoir des conséquences. Pourquoi cette modification a-t-elle été décidée maintenant? Elle s’inscrit clairement dans le contexte de la guerre en Ukraine. Elle est en partie le résultat de la pression occidentale, de l’aide à l’Ukraine, de la faiblesse militaire de la Russie… Elle répond à la menace de l’Ukraine d’utiliser des missiles à longue portée fournis par les Occidentaux pour cibler en Russie des sites militaires, des bases aériennes abritant des bombardiers stratégiques, voire des centres de commandement nucléaire. C’est ce que redoute le plus la Russie. Elle essaie de monter d’un cran dans la menace et la dissuasion en anticipant des situations hypothétiques susceptibles de se présenter. Elle a toujours essayé de s’appuyer sur les armes nucléaires pour compenser une faiblesse sur la dimension conventionnelle. L’espoir de Vladimir Poutine est de faire hésiter les Occidentaux, de les diviser, et d’éviter une offensive majeure sur son territoire qui pourrait être facilitée par les livraisons de missiles à longue portée, notamment américains, et surtout par l’autorisation de les utiliser contre des cibles en Russie. Tel est le contexte. Mais il faut rester très prudent. Il va falloir regarder de plus près le texte officiel parce que ce genre de document est souvent le résultat d’une négociation interne entre l’armée, les services de renseignement, le président… On verra si la version finale correspond vraiment à ce que Vladimir Poutine a annoncé. Si l’on s’en tient à ses propos du 25 septembre, comparée à la dernière version de la doctrine officielle qui date de 2020, celle-ci consacre une montée dans la dissuasion parce que les situations évoquées sont plus plausibles, plus réalistes.

«La Russie a toujours essayé de s’appuyer sur les armes nucléaires pour compenser une faiblesse conventionnelle.»

Le projet évoque aussi l’utilisation de l’arme nucléaire dans le cas d’«une agression par un Etat non nucléaire, avec la participation ou le soutien d’un Etat nucléaire». Qu’est-ce que cela implique?

Cela fait partie de ce qu’on appelle «les garanties négatives de sécurité». Il s’agit notamment des engagements dans le chef des puissances nucléaires de ne pas attaquer des pays non dotés d’armes nucléaires, mais à certaines conditions. Pendant la guerre froide, la doctrine des puissances occidentales et de la puissance soviétique consistait à ne pas attaquer un Etat non nucléaire, sauf s’il aidait un pays doté de l’arme atomique. Elle s’inscrivait dans le scénario d’une attaque massive du Pacte de Varsovie contre l’Otan ou l’inverse. Que s’est-il passé au terme de la guerre froide et après la disparition du Pacte de Varsovie? L’Occident n’a plus vu l’utilité de la clause qui envisageait une attaque des membres du Pacte qui auraient prêté main-forte à la Russie. Les Etats-Unis, sous Barack Obama, ont abandonné cette exception, suivis par la Grande-Bretagne et la France. Mais la Russie fait toujours face à l’Otan. Elle a donc maintenu cette exception. Si un pays de l’Otan contribue ou participe à une attaque nucléaire par les Etats-Unis, scénario plausible puisque les armes nucléaires américaines sont déployées dans cinq pays de l’Otan –dont la Belgique–, la Russie maintient qu’il pourra faire l’objet d’une riposte. Que fait la Russie aujourd’hui? Confrontée à une attaque sur son territoire de la part d’une puissance non nucléaire, non membre de l’Otan, elle est obligée de réagir. Elle décide donc d’inverser, en quelque sorte, sa garantie négative de sécurité. Soumise à une attaque par un pays non nucléaire, qui pourrait bénéficier d’un soutien d’une puissance nucléaire, en l’occurrence les Etats-Unis, la Russie a désormais le droit de l’attaquer en vertu de sa nouvelle doctrine nucléaire.

Un soldat ukrainien en territoire russe conquis à la faveur de l’offensive surprise du 6 août dernier. © BELGAIMAGE

Globalement, le seuil d’utilisation de l’arme nucléaire a-t-il été abaissé?

Dans la doctrine de 2020, le seuil de la riposte nucléaire était assez élevé. Elle était possible en cas d’attaque conventionnelle de nature à mettre en danger l’existence même de l’Etat russe. Les dirigeants pensaient à une offensive majeure, à une invasion par l’Otan, qui mettrait fin au régime, condition extrême et assez hypothétique. Là, ils ont abaissé le seuil en prévoyant une réplique en cas d’attaque massive avec des moyens aérospatiaux, notamment des missiles, des avions, des drones, mais ils n’évoquent plus le fait qu’elle devrait remettre en cause l’existence même du régime. On est donc dans des scénarios de guerre conventionnelle beaucoup plus plausibles.

«Deux cents menaces explicites de recours au nucléaire par la Russie ont été recensées depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.»

Cette évolution vous semble-t-elle de nature à faire réfléchir davantage les pays occidentaux sur la possibilité que les Ukrainiens utilisent des missiles à longue portée en territoire russe?

Les hésitations sur les livraisons de missiles à longue portée sont présentes depuis qu’on les évoque. Il y a un soutien de principe. Quelques livraisons ont été opérées. Les mêmes questions se sont posées au sujet de la livraison de F-16. Les Américains ont hésité. Ils n’ont pas voulu être directement responsables de leur fourniture. Ils ont donc autorisé certains pays de l’Otan à le faire. Maintenant, la question d’autoriser l’Ukraine à utiliser des armes à longue portée sur le territoire russe est effectivement posée. On observe un embarras. Les Occidentaux ne se précipitent pas pour dire «oui, bien sûr, vous pouvez y aller». Dans la pratique, cela prend du temps. La Russie essaie donc toujours de semer le doute, de susciter la crainte, de créer des divisions entre les «durs» et les «hésitants» parmi les Occidentaux. Cela aura-t-il un effet à long terme? Il est difficile de le dire à ce stade. Cela peut dépendre de l’aggravation des offensives russes contre l’Ukraine.

La menace du recours à l’arme nucléaire a été brandie assez fréquemment par les dirigeants russes. Cette fois, une étape concrète et plus inquiétante n’est-elle pas franchie?

C’est vrai. Il s’agit aussi d’une réponse à l’attitude occidentale qui consiste à considérer que ces menaces sont du bluff. Ces menaces ont existé. Une étude récente d’un think tank américain, le Centre d’études internationales et stratégiques (CSIS), parle de 200 menaces explicites depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Elles n’ont pas dissuadé les Occidentaux d’apporter une certaine forme d’assistance à l’Ukraine. Ce constat d’échec de la dissuasion par la Russie motiverait cet abaissement du seuil d’emploi. On peut observer trois catégories de menaces. La première, les rodomontades sur les chaînes publiques de journalistes qui n’y connaissent pas grand-chose et font des infographies pour montrer comment raser Berlin, Londres ou Paris. On ne peut pas les prendre trop au sérieux, c’est à usage interne. Deuxième catégorie, les menaces plus explicites provenant d’officiels, Vladimir Poutine, le ministre de la Défense, le président du Conseil de sécurité… Elles ont plus de poids. Troisième type, les gestes, les mesures concrètes qui sortent de la rhétorique. C’est ce qu’il est intéressant d’observer. Tous les services occidentaux dirigent leur regard et leurs satellites sur les préparatifs. Une série d’opérations, liées à l’élaboration d’une attaque, sont scrutées. A l’échelon inférieur, il y a les armes tactiques dont il est plus facile d’observer l’apprêt parce que la Russie a toujours conservé séparés les ogives nucléaires et les vecteurs. D’un côté, vous avez les missiles Iskander dans des silos ou les avions dans des hangars, de l’autre, les têtes nucléaires gardées dans des bunkers de stockage. Les sites peuvent parfois être distants de plusieurs dizaines de kilomètres. Si on observait que la Russie transfère ses ogives sur les avions ou sur les missiles, il y aurait des motifs directs d’inquiétude. Apparemment, ce n’est pas le cas. Il faut toujours faire la distinction entre la rhétorique et la réalité qui est la préparation à l’emploi de l’arme nucléaire.

Les missiles russes Iskander, possibles vecteurs d’arme nucléaire, sont scrutés par les Occidentaux. © GETTY IMAGES

Ces préparatifs ne peuvent-ils pas échapper à la surveillance des Etats-Unis?

Non. D’ailleurs, chaque fois qu’il y a eu des menaces de la part des Russes depuis le début de la guerre en Ukraine, ils ont tenu un discours modéré, appelant à la désescalade, et affirmant qu’à ce stade rien ne permettait de penser que ces menaces seraient mises à exécution.

Les Occidentaux auraient-ils cependant intérêt à prendre au sérieux, davantage que précédemment, l’évolution de la Russie dans ce domaine?

Bien sûr, c’est toujours inquiétant quand on en vient à menacer d’employer l’arme nucléaire, quelles que soient les conditions. Il y a toujours un risque de dérive, d’emploi non autorisé, d’usage accidentel. Souvenez-vous que lorsque Evgueni Prigojine (NDLR: le chef de la milice Wagner) a mené sa tentative de coup d’Etat, il a pris le contrôle d’un dépôt d’armes nucléaires. Cela n’a pas eu de suite, mais, dans un pays instable, ce genre d’incident peut arriver, comme cela aurait pu survenir aussi en Turquie au moment de la tentative de putsch en 2016 quand les insurgés ont pris le contrôle de la base d’Incirlik où sont déployées les armes américaines. C’est toujours, malheureusement, un risque. Et celui-ci est amplifié aujourd’hui par une conjonction de facteurs, la multiplication des acteurs et des situations de conflit, les évolutions technologiques comme les armes miniaturisées de faible puissance, les missiles hypersoniques, qu’il est très tentant d’employer parce qu’ils peuvent éviter les défenses antimissiles, ou les armes dites tactiques, jugées par certains moins dangereuses que les armes stratégiques alors que l’on sait très bien qu’elles peuvent être plus meurtrières et dévastatrices que celles utilisées à Hiroshima et Nagasaki… Ce n’est pas non plus quelque chose à prendre à la légère.

Trois idées fortes

• La nouvelle doctrine nucléaire russe consacre une montée dans la dissuasion parce que les situations évoquées sont plus plausibles, plus réalistes.

• Elle est aussi une réponse à l’attitude occidentale qui consiste à considérer que les menaces de la Russie dans le domaine nucléaire sont du bluff.

• La Russie essaie de diviser les Occidentaux, et d’éviter ainsi une offensive majeure sur son territoire qui pourrait être facilitée par les livraisons de missiles à longue portée.

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