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Russie-Europe: qui gagnera la guerre économique ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La guerre en Ukraine se décline aussi en un bras de fer économique entre Russes et Européens. Qui remportera la partie? Qui la perdra? Les enjeux, surtout énergétiques et agricoles, sont énormes, tant pour le court que le long terme.

Le conflit ukrainien ne se résume pas à des échanges de tirs d’obus sur le champ de bataille. Il se déroule aussi sur le terrain économique et commercial. Pour utiliser un mot d’expert, c’est une guerre «hybride» que mène Vladimir Poutine contre l’Ukraine et l’Occident. Le maître du Kremlin a le gros avantage de pouvoir resserrer des vannes énergétiques et agricoles essentielles sur le marché international. La menace est réelle et a été partiellement mise à exécution: le robinet du gaz est coupé pour la Pologne, la Bulgarie et la Finlande, le débit fortement réduit pour l’ Allemagne, l’ Autriche et l’Italie.

Par sa naïveté, l’Europe qui, avant la guerre, importait 45% de son gaz de Russie, a aidé celle-ci à construire cette stratégie de la peur qui se nourrit de la dépendance, donc de la vulnérabilité, européenne. De son côté, l’UE mise sur les effets à moyen et à long terme des lourdes sanctions financières et commerciales qu’elle a infligées à Moscou depuis six mois.

«C’est une énorme partie de poker, où les deux joueurs se jaugent et craignent l’évolution à venir, résume Adel El Gammal, professeur à l’ULB, spécialiste de la géopolitique de l’ énergie et secrétaire-général de l’EERA (European Energy Research Alliance). Côté européen, le vrai test aura lieu à l’automne lorsque les prix de l’énergie – le gaz en particulier – grimperont encore, risquant de mettre à mal la solidarité de l’Union, surtout si certains Etats membres sont confrontés à des chocs sociaux importants.» C’est évidemment ce qu’ escompte Poutine qui fait tout pour miner la cohésion européenne.

Le vrai test aura lieu à l’automne lorsque les prix de l’énergie – le gaz en particulier – grimperont encore, risquant de mettre à mal la solidarité de l’Union.

Tests de résilience

Des fissures sont déjà apparues, avec le jeu perso de la Hongrie qui, depuis juillet, négocie à Moscou une livraison de gaz supplémentaire malgré les sanctions. Fissures aussi avec la forte opposition des pays méridionaux de l’UE au plan de réduction de 15% de la consommation de gaz, jusqu’en mars 2023. Finalement, cette mesure de la Commission européenne qui devait être adoptée à la majorité renforcée (au moins quinze membres) l’a été début août, sauf par la Hongrie. Symptomatique toutefois: le barrage éphémère des Etats du sud – Grèce en tête – visait l’ Allemagne, ultradépendante de Gazprom et sans nul doute première bénéficiaire du plan des «15%» qui prévoit un mécanisme de solidarité entre les Vingt-Sept. Il y avait là comme un parfum de revanche contre Berlin dont le diktat humiliant lors de la crise de la dette a laissé des traces à Athènes. Ambiance.

Le test de résilience vaut bien sûr également pour le Kremlin, car la guerre a un prix élevé. «Elle devrait coûter plus de dix points de PIB à la Russie en 2022, c’est sans précédent depuis la fin de l’URSS, sans compter les effets de la coupure financière, commerciale et technologique avec les pays occidentaux, qui pourrait durer des années», relève Julien Vercueil, spécialiste de l’économie russe à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), à Paris. La Banque mondiale prédit, en outre, que les exportations russes auront chuté de 30% cette année et que l’inflation annuelle dépassera les 20%. Malgré la reprise du rouble et les apparences que tente de sauver la propagande russe, les sanctions occidentales font mal. Elles n’ont pas encore donné leur plein effet.

Poutine en profite, pour l’instant

«A cause des embargos, la Russie connaît un énorme problème d’approvisionnement en produits intermédiaires et en composants, notamment pour l’industrie automobile, note Julien Vercueil. Des pénuries sont même constatées du côté du complexe militaro-industriel, pourtant prioritaire en ce moment.» Depuis février, le pays pouvait compter sur les stocks importés auparavant, mais ceux-ci sont presque à sec. Révélateur encore: l’indice boursier russe Moex a dégringolé de près de 45% depuis le début de l’année. Une récente étude fouillée de l’université de Yale, révélant que l’état de l’économie russe est «très mauvais», a calculé que le millier d’entreprises internationales qui ont quitté la Russie représentaient 40% de son PIB national. «Quasi tous les investissements étrangers de ces trois dernières décennies ont été perdus», notent les chercheurs.

Bataille narrative: le Russe Sergueï Lavrov à Addis-Abeba en juillet dernier.
Bataille narrative: le Russe Sergueï Lavrov à Addis-Abeba en juillet dernier. © getty images

La Russie est cependant toujours debout. «Si l’étude de Yale pointe, à juste titre, les ressorts de la propagande du Kremlin pour faire de la désinformation à son profit, elle a sous-estimé les capacités de résistance de l’économie russe en situation de crise», souligne l’expert de l’Inalco. Celle-ci l’a déjà prouvé en 2014, avec les sanctions endurées après l’annexion de la Crimée. Aujourd’hui, Poutine peut compter sur son trésor de guerre, à savoir les réserves de liquidités de l’Etat, gonflées de 45% avant le 24 février, dont moins de la moitié serait gelée à l’étranger. Il profite surtout des recettes de la vente d’hydrocarbures dont les prix ne cessent de grimper. «Depuis le début du conflit, les Etats membres de l’Union européenne ont dépensé plus de 80 milliards d’euros en achat de pétrole, gaz et charbon russes, constate le Pr El Gammal. A titre de comparaison, et sans que cela signifie que ces pays sponsorisent la guerre, le budget habituel de l’armée russe est de 55 milliards par an.»

Nombre d’observateurs se demandent si l’Europe a tiré les leçons de sa dépendance naïve à Gazprom.

Dépendance à 155 milliards de m3

Mais Poutine joue avec le feu, car plus la dépendance de l’Europe s’amenuise, plus il risque d’être asséché. Et si celle-ci parvient à diminuer significativement sa consommation globale de gaz, les prix suivront la baisse de la demande, comme pour le pétrole en ce mois d’août. Le Kremlin assure pouvoir compter sur d’autres partenaires, comme la Chine, l’Inde, la Turquie… Enfumage? « Avant la guerre, l’Europe importait 155 milliards de m3 de gaz par an de Russie, indique Adel El Gammal. La Turquie, elle, en importe 16 millions de m3. Avec la Chine, c’est plus flou, mais ce ne sont pas des quantités astronomiques et les prix négociés avec Xi Jinping sont bien plus bas qu’ avec l’UE. Quant à l’Inde, c’est vrai qu’elle a multiplié ses échanges avec les Russes, mais elle s’approvisionne plutôt en pétrole et, surtout, en charbon auprès des Russes. En outre, la plupart des gisements et des infrastructures gaziers ne sont pas du bon côté de l’Oural pour l’ Asie.» Moscou et Pékin ont, cependant, le projet de construire le gazoduc Soyuz-Vostok qui alimenterait, par la Mongolie, les Chinois jusqu’à 50 milliards de m3 par an. Mais sa réalisation prendra du temps.

Du côté des Européens, le chancelier allemand Olaf Scholz a relancé l’idée d’un gazoduc traversant l’Espagne et la France avec du gaz algérien. Il faudra au moins deux ans pour y arriver. En attendant, l’issue de la partie de poker dépendra beaucoup de la capacité à importer du GNL (le gaz naturel liquéfié transporté par bateau) et, surtout, de la disponibilité de celui-ci. Très concernée, l’Allemagne ne possède actuellement aucun terminal pour regazéifier le GNL. Elle est occupée à en construire un au nord de Brême. «Outre les infrastructures, le problème est surtout que le marché du GNL est sous tension, avertit Adel El Gammal. 155 milliards de m3 de gaz naturel, cela représente 30 à 40% du marché mondial de GNL. Or, les marges d’exportation sont infimes, à cause de gros consommateurs comme la Chine, le Japon ou la Corée du Sud dont les industries tournent à fond avec ce type de combustible et qui ne comptent pas lâcher leurs contrats.»

L’ agenda américain

Une exception: les Etats-Unis et leur gaz de schiste. Ceux-ci ont exporté 20% de GNL de plus qu’à la même période en 2021, essentiellement vers l’Europe qui représente désormais trois quarts des exportations américaines contre un tiers l’an dernier. Cette hausse de l’approvisionnement vers l’allié européen – qui ne date pas d’hier – repose sur la «Stratégie de défense nationale», adoptée sous l’ère Trump puis appuyée par Joe Biden. Celle-ci prévoit de jouer la carte de l ’énergie pour gêner la Russie et la Chine. Fin mars, le président Biden et Ursula von der Leyen ont signé un accord selon lequel les USA fourniront, à terme, jusqu’à 50 milliards de m3 de gaz à l’Europe. Une aubaine pour l’industrie américaine du GNL dont le prix s’est envolé depuis mars.

Par ailleurs, l’UE s’est rapprochée d’autres pays pour importer du gaz naturel, dont le Qatar (par GNL) et l’Azerbaïdjan (par gazoducs) qui sont loin d’être des modèles de démocratie. Nombre d’observateurs, dont cinquante députés français qui ont publié fin juillet une carte blanche dans Le Monde, se demandent si l’Europe a tiré les leçons de sa dépendance naïve à Gazprom…

C’est décidément un penchant inquiétant: naïve, l’Europe l’a été aussi dans le domaine agricole, elle qui a privilégié la politique du «soft power» avec la Russie postsoviétique, sans prendre garde à la volonté de Poutine de remuscler sa production céréalière et végétale, jusqu’à devenir le premier exportateur mondial de blé en 2016. Or, le blé est un oligopole, un peu comme pour le pétrole: une dizaine de pays en produisent les 90% à l’ échelon de la planète.

De si chers engrais

«L’Europe a un peu trop oublié que la Russie était redevenue une énorme puissance agricole comme au XIXe siècle, relève Sébastien Abis, spécialiste des enjeux stratégiques alimentaires, directeur du club Déméter et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Contrairement aux hydrocarbures, elle achète, certes, très peu de produits agricoles aux Russes, excepté des engrais, mais elle a un peu trop laissé Moscou se poser opportunément en champion des enjeux alimentaires mondiaux en approvisionnant des pays qui manquent d’eau et de terres arables, en Afrique du Nord et sub-saharienne, au Moyen-Orient, en Asie… L’ exportation de céréales rapporte autant à la Russie que la vente d’armes.» Par contre, le blocus sur les exportations ukrainiennes gêne plus directement les Européens.»

Un premier navire rempli de maïs a quitté Odessa: gage de bonne volonté russe?
Un premier navire rempli de maïs a quitté Odessa: gage de bonne volonté russe? © belga image

L’Ukraine est aussi une grande puissance agricole: pour le blé, mais surtout le tournesol et le maïs dont elle est le quatrième exportateur mondial. Elle a fait le choix tactique de développer une culture non-OGM de maïs, contrairement aux Etats-Unis et à l’ Amérique latine, pour inonder le marché européen. Significatif: le navire Rezoni, qui a quitté le premier Odessa suite à l’accord russo-ukrainien de libérer fin juillet les millions de tonnes de céréales bloqués, était rempli de maïs. «La pénurie de ces deux produits phares ukrainiens, maïs et tournesol, pourrait menacer la sécurité alimentaire européenne, prévient Sébastien Abis. L’ envolée des prix des engrais, pour la fabrication desquels du gaz est nécessaire, également. Les récoltes risquent d’être moins abondantes en 2023. Si on ajoute les contraintes du Green Deal européen qui doit permettre l’empreinte de l’agriculture sur les écosystèmes, l’équation s’annonce difficile.»

La pénurie de deux produits phares ukrainiens, maïs et tournesol, pourrait menacer la sécurité alimentaire européenne.

«Grâce à nous»

Ici, la partie de poker se joue beaucoup sur le narratif. La propagande russe bat son plein en Afrique et au Proche et Moyen-Orient. Ce n’est pas un hasard si, fin juillet, le ministre russe des Affaires étrangères, Serguëi Lavrov, a rencontré plusieurs chefs d’Etat africains au même moment que la tournée africaine du président français Emmanuel Macron. «La Russie veut, à tout prix, préserver ses alliés commerciaux africains et arabes, soutient Sébastien Abis. Elle leur affirme qu’elle n’est pas responsable des problèmes alimentaires actuels et les attribue aux sanctions occidentales, lesquelles compliquent d’ailleurs ses propres exportations de céréales qui n’ont pas cessé. Si elle a signé l’accord du 22 juillet pour libérer les tonnes de produits agricoles bloqués en Ukraine, c’est surtout pour donner un gage de bonne volonté à ces alliés. Pour leur dire «c’est grâce à nous», alors qu’elle est indubitablement responsable de la guerre en tant qu’envahisseur.»

Comme pour l’énergie, l’Europe doit tirer les leçons des enjeux géopolitiques dans le secteur agricole si elle ne veut pas perdre la bataille économique avec la Russie. «Le problème alimentaire mondial n’est pas né le 24 février dernier, la guerre en Ukraine l’a juste aggravé, note le directeur du club Déméter. Or, depuis de nombreuses années, l’Europe a trop tendance à se dire qu’elle peut moins produire et que le reste de la planète le fera pour elle. A l’instar des masques pendant le Covid, il ne faut pas croire que les secteurs qui comptent depuis le début de l’Histoire deviendront obsolètes… L’Europe doit produire davantage et aussi innover en développant, par exemple, l’alimentation de son bétail avec des insectes et des algues, tous deux riches en protéines.»

Sinon, elle risque de rester dépendante, à tout le moins de l’agenda américain, gagnant sur les ventes de GNL, d’armements (aux Allemands) et de maïs (même si celui-ci est OGM). «L’Espagne achète déjà du maïs OGM pour nourrir ses cochons et exporter son pata negra», souligne Sébastien Abis. Et, si la Russie met la main sur les ports stratégiques ukrainiens de Kherson, Mykolaïv voire Odessa, que deviendront, après la guerre, les grains ukrainiens qui transiteront par là? Au poker comme en affaires, il faut savoir réduire la part d’incertitude. La meilleur manière d’y arriver, pour l’Europe, est sans doute de renforcer sa souveraineté alimentaire, tout en répondant aux menaces de pénuries graves dans d’autres régions du monde. Et ce, sans (trop) rogner sur la politique environnementale. La partie est loin d’être terminée.

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