Rouen, cette ville qui se rêve antimachos
Conçues par des hommes pour les hommes, nos cités modernes ne sont pas adaptées aux femmes. Mais cela commence à changer. Illustration dans une ville pionnière du nord de la France.
Lors d’une séance de formation, en 2016, Bertrand Masson a une révélation. Certains orchestres français, apprend-il, privilégient outrageusement les hommes dans leur recrutement. Pour le responsable des grands projets à la métropole de Rouen, le déclic est immédiat : si un milieu réputé aussi ouvert que le monde musical subit à l’évidence certains conditionnements, pourquoi lui serait-il épargné ? La question le taraude d’autant plus que les résultats d’un étonnant comptage lui parviennent au même moment : il découvre que dans sa ville, sur le pont Guillaume-le-Conquérant, les piétons sont tous ou presque… des hommes. Il n’en connaît pas la raison, mais sa conviction est faite : la manière dont on aménage une ville favorise plus ou moins la place des femmes.
Une ville sans voitures réduit surtout la mobilité des femmes
Dès lors, il commence à s’interroger sur ses décisions quotidiennes. Le plan d’une école, par exemple : » Dans la cour, on dessine généralement au sol un grand terrain pour jouer au ballon, explique-t-il. Cela paraît normal, mais le résultat est implacable : les garçons occupent la majorité de l’espace. Les filles, elles, sont reléguées à la périphérie. »
Passionné, volubile, compétent : Bertrand Masson a trouvé son chemin de Damas et décide d’agir. Cela tombe bien : la métropole de Rouen est précisément en train de mettre la dernière main à l’aménagement des quais de la Seine, rive droite. Côté loisirs, il a été prévu deux terrains multisport, avec cages de foot et panneaux de basket. » Inévitablement, ils auraient été occupés seulement par des hommes, assure-t-il. On a donc décidé d’en supprimer un et de le remplacer par un équipement destiné aux femmes. » Le choix se porte sur une piste de roller derby, un sport sur patins à roulettes venu d’outre-Atlantique particulièrement prisé par les adolescentes. Le test se révèle probant. Ouverte en juillet 2017, la piste est le plus souvent occupée par la gent féminine, y compris le soir. Banco !
Forte de ces premiers résultats, l’égalité entre les genres devient à Rouen une préoccupation permanente. » Tous les chefs de projet sont formés et sensibilisés à la question « , souligne Alexandre Verbaere, directeur des solidarités à la métropole. Cela se traduit par des modifications en apparence modestes, mais qui, dans les faits, changent tout.
» A la station de métro Joffre-Mutualité, les arbres et des bosquets étaient très hauts, ce qui aurait permis à un prédateur sexuel de se dissimuler. La végétation a été élaguée « , illustre Uzam Sebinwa, chargée de la lutte contre les discriminations à la métropole. Au champ des Bruyères, un parc de 30 hectares en cours d’aménagement, un terrain de foot a été remplacé par… un tapis souple destiné au tai-chi. Sur la route menant au cimetière monumental, sur les hauts de Rouen, la ville et la métropole ont décidé de matérialiser plus clairement l’arrêt de bus. La raison ? Auparavant, les femmes qui attendaient étaient jugées » disponibles » et abordées comme si elles faisaient le trottoir…
Dans tous les domaines, on remet en cause des réflexes bien ancrés. Réduire les éclairages la nuit permet de réaliser des économies ? Certes, mais cela conduit aussi les femmes à ne plus sortir de chez elles le soir venu. On avait tendance à supprimer les bancs publics pour éviter qu’ils ne soient squattés par des SDF ou des ados bruyants ? On en installe désormais de plus en plus. » Pour aller faire leurs courses ou rendre visite à des amis, les personnes âgées – souvent des veuves – ont besoin d’effectuer des pauses régulières, souligne Bertrand Masson. Si elles doivent parcourir une trop grande distance, elles ne sortent plus. Et c’est le début de la fin. » Mais attention : pas question d’installer ces bancs n’importe où. » Les implanter au milieu d’une place est contre-productif, souligne Chris Blache, cofondatrice de l’association Genre et Ville. Les femmes ont peur d’être surprises par un individu surgissant derrière elles et se sentent en insécurité. Il faut les placer devant un mur ou une grille. » Même les quartiers les plus écologiques posent question : une ville sans voitures réduit surtout la mobilité des femmes, qui hésitent à sortir à pied dans l’obscurité et renoncent au vélo quand elles ont des enfants…
Espaces verts de proximité
Si Rouen se situe parmi les pionnières, elle n’est évidemment pas la seule collectivité engagée sur ce terrain en France. Paris a décidé de réaménager sept places, dont le Panthéon et la Madeleine, en prenant en compte la question du genre. Rennes multiplie les espaces verts de proximité, afin de permettre aux enfants de s’y rendre seuls et de redonner du temps libre à leurs mères à qui, le plus souvent, incombe la charge de les accompagner. Nantes et Bordeaux expérimentent les arrêts à la demande dans les bus la nuit, pour réduire le trajet des femmes jusqu’à leur domicile. Brive-la-Gaillarde organise des » marches sensibles » avec des groupes mixtes d’ados pour sensibiliser les jeunes à l’occupation de l’espace public…
A l’évidence, une prise de conscience est donc amorcée outre-Quiévrain. Pour autant, la France reste encore loin du compte. Tant il est vrai, comme le dit Chris Blache, que » ce qui se passe dans l’espace public est le reflet des mentalités dans l’espace privé « .
Par Michel Feltin-Palas.
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