Roald Dahl aurait eu cent ans aujourd’hui
Pilote de chasse, espion, star de Hollywood, romancier : Roald Dahl, né il y a cent ans, traversa son siècle en n’esquivant aucun cahot sur sa route. Il réussit surtout à s’imposer au panthéon des auteurs pour la jeunesse, faisant de ses démons personnels le terreau d’une oeuvre immortelle.
Dans la galerie de personnages créés par Roald Dahl, l’un d’eux sort du lot, ne serait-ce que par sa stature : le Bon Gros Géant. Selon ses proches, l’écrivain a mis beaucoup de lui-même dans ce chasseur de rêves solitaire, parfois maladroit dans son expression, mais dont le coeur sait toucher celui des enfants. Dahl était-il semblable en tout point au BGG ? A vrai dire, pas toujours. Gros, il ne le fut jamais. Géant, en revanche, il ne cessa jamais de l’être, que ce soit par sa taille – 1 m 98 – ou son génie littéraire. La vie lui proposa un destin à sa mesure. Il sut l’embrasser comme personne.
Il naît à Llandaff, banlieue de Cardiff, au pays de Galles, le 13 septembre 1916. Ses parents, Harald et Sofie Magdalene, sont Norvégiens. Harald est armateur, et son business ne souffre pas de la Grande Guerre. Mais en février 1920, Astri, la grande soeur de Roald, décède, à 7 ans, des suites d’une appendicite. Son père s’éteint quelques semaines plus tard, laissant son épouse avec cinq enfants à charge et une fille à naître. » Il était à ce point terrassé par le chagrin que lorsqu’il fut atteint d’une pneumonie, environ un mois plus tard, il ne se soucia guère de vivre ou de mourir « , écrit Dahl dans sa biographie Moi, Boy. Le jeune Roald fréquente l’école paroissiale de Llandaff et passe ses étés en Norvège, terre de légendes et de liberté, où Sofie Magdalene laisse ses enfants robinsonner au milieu des fjords.
A 13 ans, Dahl rejoint Repton, célèbre collège privé non loin de Derby. Il en fera la chronique hilarante et terrible, dans Moi, Boy, racontant les coups de canne ( » une arme destinée à vous blesser « ), les maîtres sadiques, les lunettes de toilettes à réchauffer… Et le goût divin du chocolat, que la marque Cadbury envoyait par colis pour tester auprès des élèves ses nouvelles barres. Déjà grand et fort, Roald brille en sport – notamment en pelote et au squash – mais prend davantage de plaisir dans la chambre noire, où il a découvert les joies de la photographie. » Il a de l’ambition et un vrai sens artistique, écrit le principal de Repton dans son bulletin scolaire. S’il parvient à se maîtriser, il sera sans nul doute un leader. »
Après ses secondaires, Dahl abandonne l’école : il veut voyager. Engagé par Shell Oil, il embarque, en septembre 1938, pour la Tanzanie. Il y découvre la chaleur, les scorpions, la malaria. » J’appris à me débrouiller tout seul comme aucun jeune n’aura jamais la moindre chance de le faire en restant au coeur de la civilisation. »
Aveugle dans le désert
La guerre éclate. Roald Dahl met le cap sur Nairobi et s’engage dans la Royal Air Force. Pendant six mois, il s’entraîne avec une bande de jeunes. » Seize hommes. Treize furent tués en combat aérien au cours des deux années suivantes « , note-t-il dans Escadrille 80, second volet de son autobiographie. A l’été 1940, il est envoyé en Libye pour combattre l’aviation italienne au-dessus du Sahara. Son premier vol tourne au désastre : le 19 septembre, survolant les dunes alors que le crépuscule approche et que sa jauge d’essence se vide, il tente l’atterrissage forcé, au milieu d’un no man’s land rocailleux. Le train heurte un rocher et l’avion s’écrase. Dahl réussit à s’extraire de la carcasse avant qu’elle ne soit consumée par les flammes, mais » ma tête fut projetée avec violence contre le viseur et, outre une fracture du crâne, j’eus le nez enfoncé, quelques dents sautèrent sous le choc et je me retrouvai aveugle « . Il est soigné plusieurs mois à l’hôpital franco-suisse d’Alexandrie, rejoint son unité en Grèce en 1941 puis combat les forces françaises pro-Vichy installées en Syrie. Mais, torturé par » d’atroces maux de tête « , qui vont jusqu’à lui faire perdre conscience pendant certaines manoeuvres, il doit se résoudre : il ne peut plus voler.
La Royal Air Force l’envoie alors à Washington, comme attaché d’ambassade. Mission : promouvoir l’aviation britannique pour mieux convaincre l’Amérique d’entrer dans le conflit. » J’arrivais d’un monde en guerre, où les hommes se faisaient tuer, j’avais volé d’atrocité en atrocité et je me retrouvais dans une cocktail-party américaine d’avant-guerre « , s’agace-t-il. Recruté par le MI6, il joue à l’espion auprès des leaders américains – et de leurs épouses – pour passer des informations à la Couronne. Il fait aussi la rencontre de C. S. Forester, auteur de la série marine Horatio Hornblower, qui le convainc de coucher sur papier ses souvenirs de pilote. En août, il fait paraître de façon anonyme Shot Down over Libya dans le Saturday Evening Post. Puis rédige plusieurs autres récits aériens dans la presse US. Surtout, il se lance dans l’aventure des Gremlins, conte fantastique qu’il publie en avril 1943. Talentueux et charismatique, Roald Dahl fait alors sensation dans les plus hauts cercles politiques et culturels, de New York à Hollywood. Il rencontre même son idole, Ernest Hemingway.
Mais la fin de la guerre le renvoie en Angleterre. Installé à la campagne, à Great Missenden, il achève un ambitieux roman post-apocalyptique, Some Time Never. Echec cuisant. Son second, Fifty Thousand Frogskins, ne trouve même pas d’éditeur… Dahl repart alors à New York pour courir le cachet : il rédige des nouvelles pour adultes, dans The New Yorker ou Playboy, teintées d’humour noir et de rebondissements, réunies dans Bizarre ! Bizarre ! et Kiss Kiss notamment. C’est alors qu’il rencontre, en 1952, une autre âme perdue : Patricia Neal, jeune et belle actrice, vue dans Le jour où la Terre s’arrêta, et tout juste quittée par Gary Cooper. Ils convolent en justes noces un an plus tard, avant de s’installer à Great Missenden.
Drames et renaissance
Leur première fille, Olivia, naît en 1955, Roald voit ses nouvelles adaptées par Hitchcock, et Pat multiplie les rôles à Hollywood, raflant l’Oscar de la meilleure actrice dans Le Plus sauvage d’entre tous. Mais en 1960, le landau de leur troisième enfant, Theo, 4 mois, est heurté par un taxi à New York : le bébé souffrira d’hydrocéphalie, maladie neurologique provoquant une hypertension crânienne. Il mettra des années à guérir. Deux ans plus tard, Olivia, 7 ans, contracte une rougeole à l’école : elle meurt quelques jours plus tard d’une encéphalite foudroyante. En 1965, Pat, enceinte de trois mois de leur fille Lucy, est frappée par une série d’attaques d’anévrisme. Trois semaines dans le coma. Il lui faudra des années de rééducation pour réapprendre à parler et à marcher…
Au même moment, la carrière littéraire de Roald Dahl connaît un rebond inattendu. En 1961, sous la pression de son agent, il publie un petit conte pour enfants, peuplé d’insectes intelligents : James et la grosse pêche. Réception critique enthousiaste. Trois ans plus tard, il publie Charlie et la chocolaterie aux Etats-Unis : succès public ! Le roman est adapté au cinéma en 1971, alors que paraît Fantastique maître Renard. Délivré des soucis financiers, Roald Dahl sort Charlie et le grand ascenseur de verre, Danny, champion du monde et L’Enorme Crocodile.
Au mitan des années 1970, il s’éprend d’une jeune actrice, Felicity Crosland, dite » Liccy « . Pendant dix ans, ils entretiennent une relation aussi passionnelle qu’interdite. Une situation difficile au sein du cercle familial mais qui donne à Dahl, perclus de migraines et de douleurs dorsales, un élan nouveau : Les Deux Gredins, La Potion magique de Georges Bouillon,Le BGG et Sacrées sorcières paraissent en l’espace de trois ans. Seuls les cercles littéraires se refusent encore à admettre le génie de cet auteur atypique et au caractère volcanique. Sa critique virulente de l’action d’Israël au Liban et en Palestine n’aide guère, soulevant des accusations d’antisémitisme à son égard. En 1988, il triomphe avec Matilda, la petite fille dotée de pouvoirs magiques. En 1990, il rafle le tout premier prix de l’Auteur pour enfants de l’année, consécration tardive mais qui le fait confier à Liccy : » Ce combat sans fin pour réussir à achever l’excellence est gagné. »
L’été 1990, sa santé décline rapidement. La nuit du 22 novembre, Roald se confie une dernière fois à sa fille Ophelia : » Je n’ai pas peur. Mais vous allez tous beaucoup me manquer. » Quelques mois après sa mort, paraît son dernier livre, Les Minuscules, qui évoque un univers magique peuplé de petits hommes des arbres et s’achève sur ces mots : » Ayez les yeux ouverts sur le monde entier, car les plus grands secrets se trouvent toujours aux endroits les plus inattendus. Ceux qui ne croient pas à la magie ne les connaîtront jamais. »
Difficile de chiffrer avec exactitude le succès d’un écrivain traduit en plus de soixante langues et lu depuis quarante ans dans le monde entier, de l’Amérique latine à la Chine. Selon toute vraisemblance néanmoins, Dahl aurait vendu plus de 200 millions de livres à ce jour, dont un million par an depuis vingt-cinq ans pour le seul Royaume-Uni. Un score qui fait de lui l’auteur jeunesse le plus vendu de la planète, derrière ses compatriotes J.K. Rowling et J.R. R Tolkien. En 1972, écrivant à Dahl pour le féliciter huit ans après la publication de son best-seller, Charlie et la chocolaterie, son agent Mike Watkins en rajoute : « Partant du principe que chaque exemplaire vendu est lu par au moins cinq lecteurs, car les enfants partagent leurs livres, et que beaucoup d’exemplaires sont achetés par des écoles et des bibliothèques, il est clair que tu as fait un sacré paquet d’heureux lecteurs… » C’est peu dire.
E. L.
Par Julien Bisson.
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