La genèse du centre Pompidou : entre polémiques, guerres fratricides et légendes. © iStock

Retour sur l’histoire pleine de remous du centre Pompidou, qui fête ses 40 ans

Michel Verlinden Journaliste

Lieu consacré de la culture à Paris, le centre Pompidou s’impose aujourd’hui comme une évidence. Son histoire fut pourtant intensément conflictuelle. Retour sur un bâtiment iconique qui fête ses 40 ans.

Tout comme des éloges funèbres, il faut se méfier des fêtes carillonnées. Elles résonnent souvent comme un grand moment d’insincérité entonné à l’unisson. Chacun y va de son petit couplet fleuri, la vérité fait ses valises et la légende dorée s’installe. Au moment où il célèbre ses 40 ans (week-end anniversaire ces 4 et 5 février), le centre Pompidou (officiellement inauguré le 31 janvier 1977), familièrement appelé Beaubourg, n’échappe pas au phénomène (1). Pour saisir le caractère unique du bâtiment parisien, il convient de rappeler que, dès ses origines, en 1968, son destin a été chahuté. Autour de son berceau, quelques bonnes fées sans doute… mais également des forces antagonistes et des intérêts contradictoires. Figure tutélaire entre toutes ayant porté avec passion le projet sur les fonts baptismaux, Georges Pompidou est ainsi présenté comme un chef d’Etat emblématique d’une époque où la chose politique était gérée en bon père de famille.

Premier bâtiment postmoderne, le centre Pompidou a été conçu dans un grand retournement architectural.
Premier bâtiment postmoderne, le centre Pompidou a été conçu dans un grand retournement architectural.© MARC PETITJEAN

On dit de cet agrégé de lettres qu’il aimait la poésie, les arts, et qu’il s’est employé à reconquérir l’hégémonie culturelle française perdue au profit des Etats-Unis. Si le portrait n’est pas mensonger, il est en tout cas lacunaire, ce qui nuit gravement à l’établissement de la vérité. Sociologue, professeur à l’université de Nantes et auteur d’une contribution à un volume sur l’histoire du centre Pompidou (2), Jean-Louis Violeau corrige le tir.  » C’est un effet troublant de la mémoire collective que celui qui consiste à euphémiser le réel. Pompidou avait également un profil très libéral, il était passé par la banque de Rothschild. Certes, il aimait la création mais n’en avait que pour les Nouveaux Réalistes, Giacometti ou Paulin. Par ailleurs, c’était un fou de bagnole qui avait toujours une cigarette au bec et qui s’y entendait en matière de répression. Il ne faut pas oublier qu’il comptait Raymond Marcellin, alias « Raymond la matraque » parmi ses proches (NDLR : ministre de l’Intérieur de 1968 à 1974 ayant incarné le retour à l’ordre musclé après Mai-68) « , explique celui qui enseigne également à Sciences-Po Paris. Sans compter que ce que Pompidou donnait d’une main aux  » enragés  » des émeutes estudiantines, c’est-à-dire  » une institution culturelle originale dédiée à la création contemporaine « , il le reprenait de l’autre en  » vaporisant les étudiants autour de Paris « , comme le signale également Jean-Louis Violeau. L’auteur des Architectes et Mai 68 d’enfoncer le clou :  » A cette période, on détruit les Halles, les célèbres pavillons Baltard, créant le fameux « trou » et on y amène le RER… Ni la lutte associative, ni l’occupation sauvage du lieu ne l’ont fait plier. Il s’agit d’un coup fatal porté au tissu urbain parisien. On ne comprend pas Beaubourg si on ne le met pas en parallèle avec ce chantier, qui a empoisonné la ville pendant de nombreuses années.  » (3)

Main de fer et bras tordu

Si Pompidou apparaît comme un président de droite affirmé, dire qu’il aurait été  » l’architecte de Beaubourg « , du moins dans sa forme actuelle, comme Chirac a pu le prétendre à propos des Halles, est totalement erroné. Jean-Louis Violeau recadre :  » Comme il s’agissait du premier grand projet culturel présidentiel de l’après-guerre, rien n’avait été balisé. Il a fallu inventer une nouvelle procédure. En définitive, Jean Prouvé (NDLR :célèbre architecte et designer français mort en 1984) qui dirigeait le jury a eu les mains libres. Il a choisi le projet de Piano et Rogers, deux inconnus « qui ne sont même pas français », parmi 681 dossiers. Deux choses l’ont séduit : les architectes étaient jeunes et il y avait un parti pris urbain. Rien de plus. Quand il a découvert la maquette, Pompidou a froncé le nez, lâchant son fameux « ça va faire crier ». Prouvé, qui était ingérable mais avait une « vista », a menacé de partir. C’est un moment unique dans l’histoire de la République : Prouvé a en quelque sorte tordu le bras de Pompidou. La leçon sera retenue. Pour tous les autres concours, les projets seront sélectionnés en amont. Au chef de l’Etat de choisir parmi les meilleurs.  »

Les péripéties ne s’arrêteront pas en si bon chemin. A la croisée de plusieurs niveaux de pouvoirs – Affaires culturelles, Education nationale… -, le Centre Pompidou sera aussi l’enjeu de querelles administratives fratricides. Sans oublier la tentative de Giscard d’Estaing, à son arrivée au pouvoir en 1974, de mettre un terme aux  » marottes modernistes  » de Pompidou, quelques mois à peine après le décès de son prédécesseur, mort avant l’inauguration du centre qui portera son nom. Jacques Chirac bataillera ferme pour garder le cap.

Verrue avant-gardiste

Les architectes Richard Rogers, Renzo Piano et Gianfranco Franchini.
Les architectes Richard Rogers, Renzo Piano et Gianfranco Franchini.© PIANO + ROGERS VIA ROGERS STIRK HARBOUR

Architecturalement parlant, le centre Pompidou est un grand retournement. Tout ce qui se situe habituellement à l’intérieur d’un bâtiment est inscrit ici en façade : les gaines techniques ou la circulation des personnes. Le geste est puissant, il suscite une avalanche de commentaires et de surnoms. On évoque  » Notre-Dame-de-la-Tuyauterie « ,  » Pompidolium « , un condensé  » obscène  » d’architecture  » intestinale « , une  » usine à gaz « , une  » raffinerie de pétrole « , voire même  » une verrue d’avant-garde « . Lyrique, René Barjavel se fend, dès le 30 janvier 1977, d’un papier dans Le Journal du dimanche. Le titre ?  » Centre Beaubourg : Dieu que c’est laid !  » L’écrivain y parle d’un  » surgissement bizarre, poussé dans un vieux quartier, comme un champignon sur un mur humide « . Bref, le centre Pompidou est pointé du doigt et devient, conformément à l’étymologie, un  » monstre « . Etrangement, passé le marasme initial, le destin de ce premier bâtiment postmoderne sera favorable. On connaît la suite, entre fréquentation intensive et exportation des oeuvres et de l’ingénierie culturelle, vendues sous le label  » centre Pompidou « , en d’autres points du globe (et bientôt à Bruxelles pour un centre d’art contemporain). Il reste que la réalisation n’est pas encore tout à fait digérée, comme le prouve le fait que ce King Kong architectural apparaisse régulièrement à la deuxième place des édifices que les Parisiens aimeraient voir détruits, juste après la tour Montparnasse. Un phénomène qui s’explique, selon Jean-Luc Violeau, par le fait que  » pour devenir culte, un bâtiment doit auparavant être haï « . Il est vrai que plus personne ne songe aujourd’hui à contester son statut emblématique à la tour Eiffel… et pourtant, elle n’a pas manqué de faire couler de l’encre à l’époque de sa construction.

(1) www.centrepompidou.fr

(2) Les éditions B2 publient De Beaubourg à Pompidou, une trilogie qui explore les coulisses du centre Pompidou, de 1968 à 2017. Avec, entre autres, la contribution de Lorenzo Ciccarelli, Nikola Jankovic, Anne Rey, Louis Pinto, Alain Guiheux et Jean-Louis Violeau.

Trois questions à Pauline de La Boulaye

© SDP

Historienne et commissaire d’exposition, elle est également l’auteure d’un mémoire sur le centre Pompidou.

Le contexte dans lequel le centre Pompidou voit le jour est un contexte de crise. Quel est-il ?

Le président Pompidou en fait le voeu, un an après la crise de 1968. Tout est à repenser. La France veut retrouver une hégémonie culturelle. Les Etats-Unis ont pris une longueur d’avance en matière d’art moderne. Les artistes, les intellectuels, les disciples de Malraux accusent les musées d’être coupés de la société. L’Icom, Conseil international des musées de l’Unesco, publie un rapport qui explique que les institutions sont dépassées et qu’une nouvelle mission de démocratisation et d’éducation les attend. Il y a là une page à écrire. C’est dans ce contexte que le projet Beaubourg se met en gestation avec, pour contradiction initiale, une volonté de promouvoir le rayonnement français tout en absorbant une création artistique en voie de mondialisation. La formule « centrale de la décentralisation » lancée à l’époque par le secrétaire d’Etat à la Culture exprime à quel point le centre est pris entre forces centrifuges et centripètes.

Peut-on dire que Beaubourg a rempli sa mission ?

C’est un projet très ambitieux qui a réussi, ce dont sa longévité et son expansion témoignent. Mais je pense que la synergie pluridisciplinaire initialement visée entre les pôles – musique, arts plastiques, livres, création industrielle… – ne fonctionne plus. Il est regrettable que la fameuse « piazza » qui s’étend devant le bâtiment et qui devait servir de plateau pour les nouvelles formes artistiques émergentes – arts de la rue, performances – comme cela s’est passé au début n’accueille guère plus que d’interminables files d’attente aujourd’hui. Quant aux grandes expositions d’envergure internationale, on peut se demander pourquoi Beaubourg ne met pas plus au premier plan les formes les plus contemporaines qui sont programmées dans son forum.

Quel avenir pour Beaubourg ?

Inspiré entre autres du « Musée à croissance illimitée » telle que l’avait formulé Le Corbusier, Beaubourg semble voué à une perpétuelle expansion. On peut toutefois se demander comment une telle machine peut rester en phase avec la création et la société contemporaine. Beaubourg doit faire face à d’importantes mutations : technologiques, artistiques, urbaines, civilisationnelles. L’Occident vit à nouveau une crise sociale, culturelle, politique, exactement comme à l’époque où Beaubourg surgit. Une nouvelle idée est peut-être nécessaire.

(3) La galerie Michèle Chomette expose les images du photographe Marc Petitjean, qui a suivi l’évolution du centre Pompidou et des abords pendant plus de quarante ans : 24, rue Beaubourg, à 75003 Paris. Jusqu’au 4 mars prochain.

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