Restauration et coronavirus: le défi de la convivialité
Aux quatre coins du monde, les propositions concrètes fusent afin de redessiner les lieux de restauration à l’ère du Covid-19. Portrait-robot peu réjouissant d’un futur plus ou moins proche.
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C’est peut-être paradoxal mais en annonçant le retour aux affaires des restaurants pour le 8 juin, si tout se passe bien, le Conseil national de sécurité a provoqué un tsunami de remontées acides dans les oesophages concernés. Quiconque a tendu l’oreille aux prises de parole des chefs depuis le début de la crise sanitaire sait que ceux-ci redoutent ce moment. Placé au congélateur et soutenu par des mesures économiques d’urgence, l’Horeca a certes vécu le confinement dans l’inquiétude mais tout en ayant ses arrières relativement sécurisés.
Pour beaucoup, rouvrir s’apparente à un saut périlleux dans le vide. » Ma crainte est que les gens se soient installés dans de nouvelles routines. On dit qu’il faut 21 jours pour prendre un pli. Ce pli sera peut-être celui de rester chez soi, de ne plus aller au restaurant. De continuer à prendre un e-pero par smartphone interposé « , confiait récemment le fer de lance de la gastronomie wallonne, Sang-Hoon Degeimbre (L’Air du Temps à Liernu).. Si la question du retour de la clientèle s’avère problématique, c’est en grande partie parce que les professionnels ignorent le détail des conditions dans lesquelles ils pourront retravailler et offrir aux convives une expérience digne de ce nom. En attendant les mesures concrètes, ils en sont à ruminer les suggestions formulées aux quatre coins de la planète afin de proposer un lieu réduisant au minimum les risques de propagation du virus.
On va au restaurant pour une ambiance, c’est un lieu de partage.
Quelles sont ces dispositions (que nous avons pris soin de classer des plus anodines aux plus anxiogènes) ? Distinguons d’abord la salle de la cuisine. En salle, il y a, en fonction de la configuration du lieu, la possibilité de créer un flux de circulation évitant le croise- ment des » entrants » et des » sortants « . Mais disposer de deux accès est déjà, en soi, un privilège. Ensuite,vient une mesure facile à mettre en place et peu contraig- nante, à savoir se laver les mains, un b.a.-ba du genre efficace. Moins agréable serait un tri effectué dès l’entrée à travers l’utilisation d’un pistolet infrarouge afin de contrôler la température des clients et du personnel. On imagine d’ici la tête des recalés.
Dans la foulée de ce système astreignant d’admission se profile un autre point délicat : combien de personnes pour une même réservation ? Sans même évoquer l’impensable tablée de dix couverts, le restaurant du déconfinement vivra-t-il à l’heure du duo, du trio ou du quatuor, cette dernière configuration étant présentée comme le grand maximum ? Là non plus, personne ne sait. Se trouveront également dans la ligne de mire tous les objets susceptibles de passer de main en main. Les couverts, bien entendu mais, surtout, le menu. Pour ce dernier, plusieurs alternatives réalistes circulent, depuis la version plastifiée désinfectée à chaque fois à la feuille en papier à usage unique, en passant par la tablette tactile, elle aussi dûment nettoyée, ou le menu directement envoyé sur le smartphone. En toute logique, les paiements » sans contact » seront préconisés mais c’est un détail… Notamment au regard d’un service assuré par un personnel avec masque. Autant la Chine a intégré ce dispositif qui s’apparente là-bas à de la courtoisie, autant l’Europe peine à dépasser l’imaginaire clinique et morbide qu’il véhicule.
Rester festif
La question de la distance entre les tables et de l’éventuelle suppression de certaines d’entre elles est encore plus cruciale. Là, les restaurateurs ne rient plus, eux dont le chiffre d’affaires est directement indexé à ce ratio. Jusqu’ici, aucune recommandation officielle ne circule. Tout le monde ne disposant pas du même espace, il est clair que le sujet est épineux. Parle-t-on d’un, de deux, de trois, de quatre ou de cinq mètres entre les tablées ? Dans un article du Monde (1), le designer Patrick Jouin, qui travaille sur l’aménagement des restaurants avec le chef Alain Ducasse, livrait son interprétation de la question : » Chaque individu devrait pouvoir tourner sur lui-même les bras écartés sans heurter un quidam dans son sillage. » Pour assurer cette nouvelle intimité sanitaire, des réponses ont déjà vu le jour. Ainsi des effrayantes cages et structures en plexiglas conçues par une entreprise de Modène ou de ce restaurant amstellodamois, Mediamatic Eten, déclinant un concept, en cours de validation, de » serres séparées « , pour deux personnes, plutôt élégantes mais nécessitant une infrastructure ad hoc. Patrick Jouin, toujours lui, avance de manière plus poétique de recourir à » des paravents faits maison, mobiles et translucides « , précisant que ceux-ci » peuvent être […] réalisés avec des châssis de peintre sur lesquels est tendu ou accroché du film transparent « cristal », celui des fleuristes » (2). Bref, il ne faut pas être à la tête d’un bureau de tendances pour promettre un bel avenir aux alcôves, boudoirs 2.0 et bricolages DIY.
Et en cuisine ? Attention, là aussi on marche sur des oeufs. Globalement, les chefs veulent bien s’accommoder du port du masque, malgré les questions sensibles de chaleur et de communication difficile derrière les fourneaux, mais ils montrent les dents quand on leur parle d’un protocole, cosigné par le restaurateur et le producteur, adapté au traitement de chaque type de produits. Faut-il rappeler ici que la restauration est déjà soumise à des standards d’hygiène très exigeants ? Christophe Pauly se dit prêt à jouer le jeu… jusqu’à un certain point. » J’imagine mal, par exemple, mon personnel de salle avec un masque. Les restaurateurs seront les derniers à reprendre leurs activités, j’espère qu’à ce moment-là, on pourra envoyer le signe que la vie reprend son cours. Ce n’est pas seulement la nourriture que les gens viennent chercher, c’est la convivialité. Il me semble essentiel de rester festif « , explique le chef du Coq aux Champs (à Soheit-Tinlot).
A Bruxelles, même son de cloche pour Serge Litivine (Odette en ville, Lola, Da Mimmo, La Villa Lorraine, etc.) qui préfère ouvrir deux mois plus tard que » coincer ses clients entre deux plaques de plexiglas « . Il nuance cependant : » De façon instinctive, je suis contre ces mesures. On va au restaurant pour une ambiance, c’est un lieu de partage… Mais en raisonnant, je suis bien conscient qu’il est impossible de laisser le secteur à l’arrêt plus longtemps. Toujours est-il que ce qui est clair, c’est que cela ne vaut pas la peine de faire tourner une enseigne à plein régime si le public n’est pas au rendez-vous, notamment parce que ce qui est proposé s’avère anxiogène. On va alors droit dans le mur. C’est particulièrement vrai pour les restaurants gastronomiques qui ne peuvent pas fonctionner avec une salle à moitié remplie. Notre seule chance, c’est que nous allons ouvrir après les autres, j’espère que ce recul pourra nous aider dans notre réflexion. »
(1) et (2) » Quel design pour demain ? « Il faut recréer une architecture intérieure avec des barrières physiques en évitant le tue-l’amour » « , par Véronique Lorelle, Le Monde, 28 avril dernier.
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