Reportage | La Pennsylvanie, Etat clé des élections de mi-mandat aux Etats-Unis
La Pennsylvanie, Etat du nord-est des Etats-Unis, est parmi les plus disputés des élections de mi-mandat du 8 novembre. Le démocrate John Fetterman y est opposé au conservateur Mehmet Oz pour un poste de sénateur. Une confrontation radicale à l’image du fossé entre les deux partis.
Qui connaît l’amour des Américains pour le baseball peut parfaitement imaginer que remplir une salle pour un meeting politique un jour de match relève d’un certain défi. Qui plus est lorsque l’équipe locale joue son accession dans le dernier carré du championnat national. C’est le cas en ce début de week-end ensoleillé dans la petite ville de Media, à la périphérie de Philadelphie, alors que les Phillies, les joueurs de l’équipe de baseball de la ville berceau de la démocratie aux Etats-Unis, tentent de se défaire des Braves d’Atlanta. Si les rues sont désertes, les «sport bars», ces débits de boisson entièrement consacrés au sport, sont, eux, remplis de supporters enthousiastes. Peu se préoccupent des élections de mi-mandat qui, le 8 novembre, décideront du sort des deux assemblées législatives de la capitale fédérale.
Il est parfaitement anormal que l’insuline utilisée par des millions d’Américains soit cinq fois plus chère aux Etats-Unis qu’au Canada.
«Les élections ne passionnent pas un grand nombre d’habitants de Media, confirme Darren, actif dans le secteur de la construction. La ville est riche et, contrairement à Chester, située trente kilomètres plus loin, l’insécurité n’est pas vraiment un problème.» Media est un îlot relativement épargné: les rues sont propres et calmes, et contrairement à Philadelphie absorbée par ses problèmes de drogue et d’opioïdes, rien n’y indique que les grands enjeux qu’affronte la Pennsylvanie en matière d’économie ou de santé publique soient particulièrement prégnants.
Le vestige de l’industrie de l’acier
La situation est tout autre quatre cents kilomètres plus à l’ouest, à Braddock. Rues mal entretenues, économie en berne…: la vie quotidienne des habitants de cet arrondissement de la banlieue de Pittsburgh n’est pas folichonne. Pittsburgh, berceau de l’acier américain et florissante jusque dans les années 1970, a su se reconvertir, notamment dans les technologies médicales. Braddock, elle, est restée à la traîne. Même si l’acier occupe encore quelques centaines de personnes sur place, le secteur n’est plus que l’ombre de ce qu’il était il y a un demi-siècle, et la ville porte les stigmates de ce déclin. Seuls quelques magasins alimentaires de première nécessité, tous décrépits, subsistent. Une galerie d’art, située à un carrefour, constitue la seule trace visible de modernité dans un environnement figé dans le passé.
John Fetterman, grand gaillard de plus de deux mètres aux bras largement tatoués et politicien inclassable, connaît bien la réalité peu reluisante à laquelle Braddock est confrontée. Cet homme de 53 ans, marié à une immigrée brésilienne, et qui ne porte presque jamais de costume – «une manière de me rapprocher de mes administrés et de rester moi-même», précise-t-il – fut maire de la ville pendant presque quinze ans. Le plus souvent en short et en sweat-shirt, ce multidiplômé a développé à cette occasion une politique axée sur la réduction de la pauvreté, les associations de quartiers et… les galeries d’art. Sa stature et sa franchise aidant, sa notoriété a grandi dans l’Etat, et, après une première tentative infructueuse en 2014, il a été élu «lieutenant-gouverneur» de Pennsylvanie en 2018, soit le deuxième poste en importance après celui de gouverneur. Il est aujourd’hui en lice pour un poste de sénateur fédéral.
Publicités hostiles
Son opposant républicain constitue presque son antithèse. Les électeurs conservateurs de Pennsylvanie, bien aidés par Donald Trump qui, partout à travers le pays, a choisi «ses» candidats, ont jeté leur dévolu, au cours des primaires de leur parti, sur le chirurgien Mehmet Oz, star d’émissions télévisées et vendeur de produits miracles. Ce médecin d’origine turque, toujours tiré à quatre épingles, établi depuis peu dans l’Etat, écume depuis quelques mois les restaurants et écoles de Pennsylvanie pour se faire connaître de ses électeurs, avec un programme simple: «Tout sauf Fetterman.» Comme le précise Lisa, électrice centriste rencontrée à Media et qui a choisi de voter pour le chirurgien, «Mehmet Oz, à part marteler que la classe politique de Washington est déconnectée de la réalité de la vie quotidienne de ses administrés, n’a pas vraiment d’expérience politique. C’est avant tout un vendeur. Mais il plaît.»
Le candidat républicain, la soixantaine, a développé une stratégie qui vise à entacher, à la radio et à la télé, la réputation de Fetterman à grand renfort de publicités négatives. Avec un discours simple: les positions de son opposant sur la sécurité publique. Pour le démocrate, qui a intégré dans son staff deux personnes ayant fait l’objet de lourdes condamnations en justice, les prisons américaines sont surpeuplées. Et, en leur sein, de nombreuses personnes sont condamnées à tort. Les organisations de défense des détenus avance le chiffre de presque 2%. John Fetterman veut donc réduire la population carcérale américaine d’un tiers, en priorité celle qui croupit en prison pour usage de drogues. Assez pour en faire une cible des spots télévisés du Dr Oz dans lesquelles il tance le candidat démocrate après que ce dernier a été victime d’un AVC: «Je suis content qu’il aille mieux et puisse enfin se soucier moins de son cœur et de ses sweat-shirts à capuche que des idées gauchistes délirantes qui lui trottent en tête.»
Pennsylvanie : un enjeu national
La Pennsylvanie est un des Etats historiquement les plus disputés sur la scène politique américaine. Le territoire a été remporté par Donald Trump lors de l’élection présidentielle de 2016 avant de retomber de justesse dans le giron démocrate quatre ans plus tard. En cette année d’élections de mi-mandat, traditionnellement défavorables au pouvoir en place, les enjeux sont particulièrement importants: si les sondages indiquent que les républicains devraient reprendre le contrôle de la Chambre des représentants, le sort du Sénat est incertain. C’est un élément crucial qui pourrait influencer l’avenir politique du pays pour la prochaine décennie. Dans le cas où les conservateurs remporteraient la présidentielle de 2024, un Sénat qu’ils contrôleraient leur donnerait toute latitude pour mettre au point leur programme législatif dont les contours sont déjà bien définis: remise en cause des acquis sociaux décidés par Joe Biden, désinvestissement des politiques publiques en matière d’environnement ou encore niches fiscales pour les plus nantis, dans la droite ligne de la théorie du «ruissellement économique» favorisée par la droite depuis les années 1980.
John Fetterman est critiqué par tous les moralistes conservateurs car il a eu le courage d’intégrer dans son équipe de campagne des gens avec un lourd passé judiciaire.
Ces enjeux étant posés, quelques centaines de démocrates de la ville de Media ont donc délaissé leur téléviseur et le match de base-ball pour se réunir, le 15 octobre, dans le gymnase de l’école locale à l’invitation de John Fetterman. Les équipes de ce dernier, constituées essentiellement de jeunes diplômés, participent à chauffer l’ambiance dans la salle. Bob Casey, un des deux sénateurs de Pennsylvanie en place dans la capitale fédérale, est présent. La crainte de voir les deux organes législatifs fédéraux passer du côté des républicains domine les débats. «Si le Sénat doit virer à droite, au-delà du fait que Biden ne pourra plus rien pour faire passer son programme, c’est prendre le risque de voir se déployer des visées conservatrices pendant de longues années à Washington», prévient Bob Casey. Cette référence non cachée à la Cour suprême, dont l’évolution, à cause des nominations décidées par Trump, sera marquée par des vues républicaines pendant une génération, a le don d’en effrayer plus d’un dans l’assemblée. Vient alors le tour de John Fetterman lui-même. Vêtu comme à son habitude, le candidat démocrate, accompagné de sa femme, se fait fort de contrer les accusations de son opposant Mehmet Oz: «Les républicains nous accusent d’être laxistes en matière de sécurité publique. Ce n’est pas que nous soyons laxistes en la matière. Nous sommes au contraire déterminés à agir, non par des condamnations à l’emporte-pièce, mais par notre action sur les raisons qui font que des gens commettent des délits», lance-t-il fébrile car encore diminué par son AVC.
Santé et environnement
Que ce soit en matière de justice ou d’environnement, autre cheval de bataille du candidat démocrate, les visions de Fetterman et de Oz illustrent le fossé idéologique grandissant au sein de la société américaine. Le conservateur défend une vision «traditionnelle» de l’Amérique telle qu’elle s’est construite jusque dans les années 1980: patrie, travail, sécurité et une attention minimale pour les politiques sociales ou pour l’environnement. L’approche de Fetterman est diamétralement opposée. Il se veut le défenseur des grandes dynamiques sociales, environnementales et identitaires à la base de l’idéologie «progressiste» américaine, dans la veine des standards européens en la matière. Le renforcement de l’assurance-santé constitue également une des priorités du candidat: «Il est parfaitement anormal que l’insuline utilisée par des millions d’Américains soit cinq fois plus chère aux Etats-Unis qu’au Canada. Ce système favorise uniquement le conglomérat des entreprises pharmaceutiques et d’assurance qui font leur profit sur le dos de nos concitoyens», lance-t-il à une foule conquise.
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Parmi ces supporters, Maggie, la trentaine, pourtant issue d’une famille de républicains, fait campagne pour le candidat démocrate. «Je m’étonne que tous les thèmes soulevés par Fetterman soient systématiquement attaqués par les conservateurs. Pourtant, tous, des questions environnementales à celle de la santé en passant par le traitement des détenus, relèvent à mes yeux d’un « bon sens citoyen »», avance-t-elle. Plus loin, une jeune femme interviewée par une radio locale évoque le même état d’esprit: «John Fetterman est critiqué par tous les moralistes conservateurs car il a eu le courage d’intégrer dans son équipe de campagne des gens avec un lourd passé judiciaire. Or, ces gens ont payé leur dette à la société et méritent d’y être réintégrés en qualité de citoyens productifs, ni plus ni moins», développe-t-elle.
A quelques kilomètres de là, à Philadelphie, le match de baseball touche à sa fin. Les bars de Media se vident. Mais la télévision, elle, reste allumée. Pour qui veut bien les regarder, les spots de Mehmet Oz continueront encore pendant deux semaines de marteler le même message: «John Fetterman est un danger pour l’Amérique.» Les électeurs de Pennsylvanie auront, le 8 novembre, le dernier mot, celui d’envoyer ou non un géant en capuche gonfler les rangs démocrates dans les travées du Sénat fédéral.
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