Regain d’antisémitisme en Allemagne: pourquoi les imams seront désormais formés dans le pays
Près de 80% des deux mille imams actifs en Allemagne y sont envoyés de l’étranger, notamment de Turquie. Berlin, inquiet du regain d’antisémitisme, veut mettre fin à cette pratique.
Un petit bâtiment moderne étroit et tout en hauteur dans ce qu’il reste du cœur moyenâgeux d’Osnabrück, gravement endommagé par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Au troisième étage, une enfilade de pièces claires sous les toits, des rayonnages couverts de livres aux tranches de maroquin vert, deux blocs de tables blanches, un grand écran… C’est là que se retrouvent, deux week-ends par mois, les 37 élèves de l’Islamkolleg, le collège islamique d’Allemagne (IKD). En deux ans, ils deviendront imams. «Les musulmans d’Allemagne sont, en majorité, des habitants de troisième ou quatrième génération dans le pays. La plupart sont nés ici, rappelle Murat Caglayan, chargé du module “éducation civique” de l’IKD. Ils ont été socialisés ici. Ils ont un passeport allemand, sont parfaitement intégrés, ils parlent l’allemand. Le problème, c’est qu’on n’a pas encore résolu la question d’avoir des imams eux aussi nés et socialisés ici. Nous devons encore relever ce défi.» Fondé en 2019 par l’Etat fédéral et le Land de Basse-Saxe, qui financent le projet à hauteur de cinq millions d’euros, l’IKD est le premier institut du genre à s’adresser explicitement aux théologiens de l’islam.
On n’a pas encore résolu la question d’avoir des imams nés et socialisés ici.
La bibliothèque est l’une des fiertés de l’institut… A proximité des rayonnages, des piles de livres sont assemblées sur une grande table. Quatre enseignants s’appliquent ce jour-là à les archiver. Un travail de longue haleine. Quelque cinquante mille ouvrages, en arabe, en anglais ou en allemand, souvent offerts, devront être compilés au cours des prochaines années. A terme consultables en ligne, ils devraient former la plus grande bibliothèque consacrée à la théologie islamique d’Allemagne.
Comprendre la société
Dix enseignants, dont quatre femmes, assurent les cours. Sept modules sont au programme: pédagogie, récit du Coran, prédication, aumônerie, pratique du culte… Les leçons se donnent en allemand. Les élèves, titulaires d’un bachelier, pour la plupart des théologiens, sont généralement déjà dans la vie active. Les cours se font en ligne comme en présentiel. Le module «éducation civique» de Murat Caglayan est important dans l’optique de l’intégration, puisqu’il aborde tant les institutions allemandes que les droits humains, la place des femmes dans la société, la radicalisation ou les développements historiques du pays, notamment le poids de l’Holocauste qui explique le soutien inconditionnel de l’Allemagne à Israël, souvent mal compris des migrants. «Les imams, souligne l’enseignant, doivent pouvoir parler du climat, des développements de la société ou de la démographie d’une population vieillissante. L’un de nos objectifs est de résoudre les problèmes d’intégration.»
Avec l’arrivée d’une nouvelle vague d’immigration en provenance du Proche-Orient en 2015 et 2016 à la suite de la guerre en Syrie, l’institut fait face à de nouveaux défis. «Les Syriens et les Afghans sont là depuis huit ou neuf ans. Ils parlent allemand, mais n’ont pas forcément compris comment fonctionne la société, insiste Murat Caglayan. Une de mes tâches est d’apprécier où sont, chez mes étudiants, les lacunes dans la compréhension de la société allemande, pour tenter d’y remédier.»
Sensibilisation dans les classes
La première promotion d’Osnabrück, diplômée à l’automne dernier, comptait 26 personnes, hommes et femmes. Ender Cetin, 47 ans, courte barbe poivre et sel et regard rieur, est l’un de ces premiers diplômés. Aujourd’hui, il travaille comme aumônier dans la prison pour jeunes de Tegel, à Berlin, dans le cadre d’un programme financé par la municipalité. Egalement salarié de l’association Meet2Respect, il se rend toutes les semaines aussi dans les classes de la capitale, en binôme avec un rabbin, à l’invitation des enseignants. Leur présentation est très demandée dans un contexte de nouvelle poussée antisémite depuis la guerre à Gaza. Ce jour-là, il sort justement d’une école primaire comptant de nombreux enfants de réfugiés. Une dizaine de Syriens, quelques Afghans…
Les relations sont parfois compliquées avec un corps enseignant peu formé aux migrations. «Les professeurs ont souvent du mal avec les enfants musulmans, ne les comprennent pas, regrette l’imam. Lorsqu’ils nous font venir, c’est un peu comme un appel au secours. Ils sont dépassés par la question israélo-palestinienne par exemple, parce que souvent, ils ne connaissent pas les histoires des familles. Avec le rabbin, nous commençons par demander aux enfants de nous dire qui, d’après eux, est le rabbin et qui est l’imam. On leur rappelle les points communs entre nos deux religions. Les enfants sont régulièrement étonnés. On aborde aussi fréquemment les questions de genre. Aujourd’hui, on a notamment parlé du foulard islamique. Parfois, il y a une dynamique dans la classe, des filles disent à une autre de se voiler. Dans ces cas-là, il est important pour les enseignants d’avoir à leur côté un imam qui dit “non, c’est à chacune de décider”. Si c’est l’enseignante qui le dit, ses mots sont ignorés.» En Allemagne, les insignes religieux, entre autres le foulard, sont tolérés pour les élèves à l’école.
Accord avec les institutions turques
Depuis des années, l’Allemagne débat à intervalles réguliers de la place de l’islam dans la société. Mi-décembre, la ministre de l’Intérieur, la sociale-démocrate Nancy Faeser, annonçait la fin progressive de l’envoi par la Turquie d’imams vers l’Allemagne, à la suite du regain d’antisémitisme qui a choqué le pays dans le sillage de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, et après des prises de parole jugées antisémites du président Recep Tayyip Erdogan. «Nous avons besoin d’imams qui parlent notre langue, connaissent notre pays et défendent nos valeurs», assénait la ministre devant la conférence islamique, un rendez-vous régulier de discussions entre l’Etat et les communautés musulmanes d’Allemagne, mis en place par le conservateur Wolfgang Schäuble lorsqu’il était ministre de l’Intérieur.
Lorsqu’ils sont envoyés de l’étranger, les religieux sont en décalage avec les fidèles.
Un accord a été signé fin 2023 avec l’administration turque du culte, Diyanet, et l’Union turco-islamique de l’établissement pour la religion, Ditib, association qui gère de nombreuses mosquées dans le pays, pour mettre fin par étapes à l’envoi d’imams turcs en République fédérale. Les mille imams d’Allemagne engagés et payés aujourd’hui par le ministère du Culte à Ankara seront peu à peu remplacés par des religieux formés sur place. Notamment ceux d’Osnabrück.
«Lorsqu’ils sont envoyés de l’étranger, les religieux sont en décalage avec les fidèles, constate le politologue de l’intégration Haci Halil Uslucan. Ils ne parlent pas allemand et ne comprennent pas les problèmes de leurs fidèles. Et puis, comme ils sont payés par leur pays d’origine, par exemple la Turquie, ils ont tendance à se comporter en porte-parole, en soutien idéologique de l’Etat turc, ce qui conduit à certaines frictions, notamment lorsqu’ils propagent l’idéologie d’Erdogan. Il faut bien voir qu’ils sont fonctionnaires de l’Etat turc.» Berlin entend clairement mettre fin à cette influence directe ou indirecte du Parti de la justice et du développement (AKP) sur les Turcs d’Allemagne, qui s’était traduite par un score élevé pour Erdogan aux dernières élections présidentielles en Turquie: 60% des Turcs d’Allemagne avaient voté pour lui.
La rémunération des imams
La formation des imams en Allemagne est-elle un modèle idéal? Les problèmes sont encore nombreux. Notamment la question de la rémunération des religieux. En République fédérale, où il n’y a pas de séparation stricte entre les Eglises et l’Etat, les prêtres et les pasteurs sont payés par l’Etat, qui collecte l’impôt religieux versé par les fidèles. Mais rien de tel n’existe pour l’islam. «Les imams envoyés de Turquie par Ditib ont été formés en Turquie et sont payés par l’Etat turc, rappelle Murat Caglayan. Pour les autres, on relève d’énormes différences de rémunération d’une communauté à l’autre. Certains imams ne sont chargés que de la prière du vendredi et du catéchisme, et vivent dans la précarité. Il faut que ça change si on veut inciter nos élèves à prendre en charge la direction d’une mosquée. Sinon, nos étudiants deviendront tous professeurs dans le cadre des cours de religion dispensés à l’école, ou aumôniers dans les prisons et les hôpitaux plutôt que de travailler dans les mosquées. Il faut que, lorsqu’ils quittent l’école, nos étudiants puissent vivre décemment en tant qu’imam, et fonder une famille.»
Selon une étude réalisée en 2019 auprès des étudiants en théologie islamique à travers le pays, la moitié des personnes formées se destinent à l’enseignement, un tiers au travail social et 15% à la recherche. Seule une infime minorité envisage de prendre en charge une mosquée.
Conscient de ces limites, le gouvernement allemand travaille de concert avec les représentants des communautés musulmanes à la mise en place d’un modèle de rémunération pour les imams formés en Allemagne. Les religieux pourraient un jour recevoir leur salaire de fondations cofinancées par l’Etat allemand.
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