Réforme des retraites : comment le gouvernement français s’est embourbé
Faire adopter la réforme des retraites paraît de plus en plus compliqué pour la Première ministre Elisabeth Borne, sauf passage en force à l’Assemblée nationale. La contestation persistante de la rue et l’absence de majorité parlementaire préfigurent un combat ardu.
La France a connu, le 7 février, sa troisième grande mobilisation contre la réforme des retraites. Alors qu’on pensait l’affaire pliée tant Emmanuel Macron voyait dans ce chantier un marqueur de son deuxième quinquennat, le succès de la contestation a instillé le doute jusque dans les travées de l’Assemblée nationale, qui a commencé l’examen du projet de loi le 6 février. La question est désormais de savoir si le gouvernement peut passer en force au Parlement, en faisant usage de l’article 49.3, qui évite un vote, pour un texte aussi sensible et aussi critiqué par la population, qui porte l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Comment le pouvoir français s’est-il à ce point embourbé sur le chemin d’une réforme somme toute banale en regard des dispositions dans la plupart des pays européens? Tentative de réponse en cinq étapes.
A force de proclamer que la réforme des retraites était «juste», le gouvernement s’est retrouvé piégé.
1 La mayonnaise de la contestation a pris
La faiblesse relative des syndicats et les échecs répétés de précédentes mobilisations pouvaient susciter le doute sur l’engouement des Français à descendre dans la rue, en hiver, contre un projet de loi «ficelé». Erreur. La mobilisation contre la réforme est indéniablement un succès, sans doute parce que les retraites, qui concernent tout le monde, sont un thème fédérateur. Avec, selon le décompte de la police, 1,12 million de manifestants le 19 janvier, 1,27 million le 31 janvier, 760 000 le 7 février, les syndicats ont réussi leur pari. Il est rare de pouvoir tenir autant de rassemblements qui rallient autant de participants. Hormis en 2010 (trois défilés de plus d’un million de personnes et un approchant ce chiffre, déjà contre une réforme des retraites, sous Nicolas Sarkozy), il faut remonter à 1995, et à la contestation du plan du Premier ministre Alain Juppé de réformes des retraites et de la sécurité sociale, pour avoir une mobilisation d’ampleur équivalente.
La diminution du nombre de grévistes le 31 janvier par rapport à celui enregistré une semaine auparavant – parce qu’un jour de grève a un coût – ne parvient même pas à altérer l’optimisme des dirigeants syndicaux. Car, autre motif de satisfaction, leur action est largement soutenue par la population. Selon un sondage Ifop pour le Journal du dimanche publié le 4 février, 69% des Français se disent opposés à la réforme des retraites, et les plus réfractaires, qui se déclarent «pas du tout favorables» au projet, représentent désormais 50% des sondés, contre 42% une semaine plus tôt. Il faudra voir si cette adhésion résiste à «l’épreuve» des vacances de février qui, en vertu d’un étalement entre zones A, B et C, s’étendent du 4 février au 6 mars. La manifestation du samedi 11 février, jour de départ vers les lieux de villégiature, sera un test important à cet égard. Des grèves dans les transports qui les perturberaient risqueraient d’affecter la popularité du mouvement.
Sérieusement, c’est ça, sa priorité [à Macron]?» François Ruffin, La France insoumise.
Pour l’heure, c’est une réussite pour les syndicats. Elle s’explique par l’unité que les huit organisations représentatives ont affichée et par leur capacité à maintenir l’ordre et à éviter des débordements. «Les syndicats sont en train de tourner la page des gilets jaunes», a même jugé Christophe Barbier, éditorialiste à l’hebdo- madaire Franc-Tireur. Cependant, les écueils à affronter ne manquent pas. L’union des syndicats sera mise à l’épreuve à mesure que le conflit durera et se durcira. Elle pourrait souffrir de divergences sur l’opportunité de mener des actions plus dures. La CGT (Confédération générale du travail) est partante, par exemple, pour des blocages de raffineries. La CFDT (Confédération française démocratique du travail) beaucoup moins: «Il faut garder l’opinion [avec soi]. Le niveau d’efficacité syndicale ne se mesure pas à celui des emmerdements concrets pour les citoyens», a expliqué son patron Laurent Berger au Monde, le 28 janvier. Enfin, la cohésion syndicale risque de connaître quelques entorses au cas où le projet de loi serait adopté au Parlement. Pour les syndicats «légalistes» comme la CFDT et la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), le vote devrait signifier la fin des actions.
2 Des sujets de crispation ont émergé
A force de proclamer que la réforme des retraites était «juste», le gouvernement s’est retrouvé piégé quand ses opposants ont exhumé, dans l’étude d’impact présentée en même temps que la réforme le 23 janvier, des mesures qui ne l’étaient guère. Un point, en particulier, a suscité des questionnements, celui du travail des femmes.
La Première ministre Elisabeth Borne soutient que les inégalités entre femmes et hommes seront réduites, notamment grâce à la revalorisation de la pension minimale à 1 200 euros. Ce n’est pas faux. Les femmes sont plus nombreuses à émarger à la tranche la plus basse. Mais c’est sans compter sur un effet pervers de la réforme. L’étude d’impact le confirme: la hausse moyenne de l’âge du départ à la retraite est plus élevée pour une catégorie de femmes (environ 8 mois de plus) que pour les hommes (plus 5 mois). En cause, le fait que les femmes avec enfants nées dans les années 1970 et 1980 perdent des majorations par trimestre grâce auxquelles elles pouvaient bénéficier d’un départ anticipé.
Les mesures concernant le travail des seniors et les carrières longues font aussi l’objet de critiques. Sur les secondes, les députés Les Républicains se sont joints à la contestation. Et comme elle a besoin de leurs voix pour espérer faire adopter le projet de loi sans passage en force, la Première ministre a souscrit à une de leurs demandes. Certaines personnes ayant commencé à travailler jeunes pourront accéder à la retraite un an avant l’âge qui devrait entrer en vigueur en 2030, soit 63 ans.
3 La communication du gouvernement a été erratique
Au début du processus, la Première ministre et les ministres défendaient une réforme «juste et nécessaire». On l’a vu, l’argument de la justice sociale a dû être remisé dans les tiroirs. Dès lors, la réforme est devenue «responsable et indispensable». Mais le changement de communication n’a pas convaincu. Un certain nombre de commentateurs estiment que le discours aurait gagné à prendre des accents churchilliens, sur le mode «du sang et des larmes», et aurait dû insister davantage sur le caractère nécessaire du projet de loi pour assurer la pérennité du système des pensions français et pour garantir la solidarité intergénérationnelle qui en découlait.
En outre, quelques déclarations ponctuelles furent, au mieux, malheureuses. Lorsque Elisabeth Borne a asséné que la mesure d’âge n’était «plus négociable» le 29 janvier sur Franceinfo, à deux jours de la deuxième mobilisation de masse. Ou lorsque le ministre des Relations avec le Parlement Franck Riester a reconnu benoîtement que «les femmes sont un peu pénalisées par le report de l’âge légal, on n’en disconvient pas». Ce que sa Première ministre a passé ensuite des jours à tenter d’infirmer…
4 Le contexte n’aide pas
S’il a prospéré dans la rue et les piquets de grève, le mouvement de contestation porté par les syndicats le doit aussi à un contexte particulier, caractérisé par une succession de crises. Le député de La France insoumise, François Ruffin, le résume dans l’essai Le Temps d’apprendre à vivre (Les Liens qui libèrent, 2022) qu’il consacre à «la bataille des retraites». «Les Français sont sortis déprimés, exténués, exaspérés, de la longue crise du Covid. Que nous avons enchaînée avec la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix, l’inflation galopante, les découverts bancaires, les salaires qui ne suivent pas, explique le député de la Somme. Au printemps [2022], Emmanuel Macron n’est réélu que par défaut, sans élan, sans enthousiasme. Il ne trouve, à l’Assemblée, qu’une majorité de raccroc, avec une assise incertaine. […] Le Rassemblement national prospère comme jamais, aux aguets, dans une France divisée. [….] C’est dans ce climat, dans ces temps d’inquiétudes sociale, géopolitique, écologique, que le chef de l’Etat engage sa réforme des retraites, une mesure qu’il sait massivement, très massivement, impopulaire. Sérieusement, c’est ça, sa priorité?»
Pour une réforme aussi importante, la promulguer sans caution démocratique, ce serait mettre «le feu dans la rue».
L’opportunité de la réforme est d’autant plus questionnée que certains experts mettent en doute son degré d’urgence et estiment qu’elle serait mieux ciblée si elle était engagée dans un délai plus proche de l’horizon de 2030 établi pour en percevoir les effets. L’objectif est d’économiser de l’ordre de dix milliards d’euros pour éviter une faillite du système. Les mesures para- métriques permettraient un gain de 18 milliards d’euros mais les dispositions d’accompagnement devraient en coûter cinq. Sauf que les concessions faites par le gouvernement sous la pression des syndicats et des députés Les Républicains, qu’il espère rallier au vote du projet de loi, accroissent sensiblement l’ardoise des mesures d’accompagnement, et, corollairement, réduisent l’économie espérée. Avec au bout de l’exercice, cette question lancinante: tout ça pour ça?
5 La majorité politique n’est plus évidente
La contestation gagnant de plus en plus de catégories de la population, le décorticage de la réforme mettant de plus en plus en évidence ses lacunes, la détermination de certains supporters du changement du système des pensions a commencé à s’étioler. Même au sein de la majorité Renaissance (Emmanuel Macron), MoDem (François Bayrou) et Horizons (Edouard Philippe), de dix à quinze parlementaires sur les 250 que compte l’alliance à l’Assemblée nationale étaient dits hésitants à adopter le texte. Normalement, tous devraient néanmoins s’y rallier. Il en va de leur chance d’être investis et réélus lors des prochaines élections législatives.
L’ issue est moins évidente parmi les députés Les Républicains, le seul groupe d’opposition susceptible d’approuver la réforme. Celle-ci répond en effet en partie à leurs attentes de fond. Lors de la campagne présidentielle de 2022, la candidate du parti de droite, Valérie Pécresse, avait même prôné que l’âge de départ à la retraite soit reculé à 65 ans. Mais «sauver le soldat Macron» en votant une de ses réformes emblématiques est évidemment contre nature pour un parti d’opposition.
Il n’y a donc pas de «bonne» issue à ce dilemme pour Les Républicains. S’ils votent la réforme, ils seront considérés comme les valets du macronisme et subiront les retombées de l’opprobre exprimée par les opposants au texte, dans la rue et au Parlement, au premier chef, sur leur droite, les élus du Rassemblement national. S’ils ne la votent pas, un procès en incohérence idéologique leur sera promptement fait et les électeurs de droite se souviendront peut-être que c’est Emmanuel Macron qui a mieux servi leur cause sur la question des pensions.
Si la majorité présidentielle fait le plein de ses votes, le gouvernement aura besoin de 39 des 88 voix des députés républicains pour faire passer la réforme des retraites. Malgré le poids des critiques croissantes de leurs administrés sur le projet du gouvernement dans certains de leurs fiefs, notamment ruraux, un grand nombre d’élus LR devraient tout de même se rallier au texte. En proportion suffisante pour sauver Elisabeth Borne?
Certes, celle-ci peut actionner l’article 49.3 de la Constitution, comme ce fut le cas pour faire approuver le budget. Elle peut même recourir à l’article 47.1, jamais utilisé sous la Ve république, qui permet de mettre en œuvre les dispositions d’un projet de loi par ordonnance si au bout de 50 jours son examen par l’Assemblée nationale et le Sénat n’est pas terminé. Cette licence est seulement permise pour les projets de loi de financement de la sécurité sociale. Mais pour une réforme aussi importante, la promulguer sans caution démocratique, ce serait mettre «le feu dans la rue», estiment certains observateurs.
Pour le coup, l’après-réforme en France consacrerait le possible retour d’un mouvement de type gilets jaunes, en plus violent. Emmanuel Macron ne peut sans doute pas en courir le risque s’il veut encore présider et innover avant la fin de son dernier mandat.
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