Raphaël Glucksmann : «La résistance ukrainienne nous a tous réveillés»
Dans la noirceur de 2022, l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann voit dans le courage des Ukrainiens qui luttent et des Chinois qui se révoltent une source d’espoir. Pour lui, l’Europe doit davantage s’affirmer face aux régimes autoritaires. Le Qatargate, «dévastateur», n’y aide pas.
Il est connu pour son combat en faveur des Ouïghours, cette minorité musulmane de Chine persécutée par le pouvoir. La révolte des citoyens contre la politique zéro Covid du régime de Pékin l’a impressionné. Il est président de la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères dans les processus démocratiques de l’Union. L’affaire du Qatargate l’a révolté. Raphaël Glucksmann, journaliste et essayiste, entré en politique avec son mouvement Place publique et devenu eurodéputé en 2019, porte un regard acéré sur l’année qui a consacré le retour de la guerre en Europe.
Estimez-vous, comme cela a été dit par certains, que l’assouplissement de la politique zéro Covid par le pouvoir chinois est une victoire des citoyens?
L’une des grandes bonnes nouvelles de cette année est ce mouvement de révolte spontané des citoyens chinois qui, pour la première fois depuis le début de la persécution des Ouïghours, ont exprimé des signes de solidarité à l’égard des victimes d’Urumqi (NDLR: un incendie dans la capitale du Xinjiang, le 24 novembre,dont le bilan, dix morts, a été aggravé par les restrictions sanitaires et a été à l’origine de la révolte). Les manifestants de la rue Urumqi de Shanghai ont montré que la liberté se déclinait dans toutes les langues et dans toutes les civilisations. C’est une leçon de courage incroyable d’oser défier le contrôle et la mainmise du Parti communiste chinois. Oui, c’est une victoire citoyenne, c’est-à-dire l’obligation imposée à un système, aussi fort soit-il, de tenir compte de l’acte de révolte de ses citoyens. C’est ce que le philosophe tchèque dissident Jan Patocka (NDLR: 1907 – 1977) qualifiait de «solidarité des ébranlés». Ce mouvement a conduit à un recul du pouvoir. Dans la stratégie habituelle de la dictature chinoise, à une répression succède un recul quand la situation devient incontrôlable. J’espère que ce mouvement d’indignation en annonce d’autres.
Nous, sommes-nous capables d’un effort à long terme pour engager un rapport de force avec les régimes autoritaires?
Cette solidarité exprimée peut-elle poser les jalons d’une amélioration de la situation des Ouïghours?
Il est encore trop tôt pour espérer une évolution en ce sens. Aucun signe ne nous le laisse augurer. Par contre, ce mouvement doit nous encourager à faire preuve de détermination et de fermeté face à la dictature chinoise. En réalité, la Chine n’est pas un monolithe. Et nous avons des moyens de pression à lui opposer. En activant des mesures commerciales, en bannissant les produits de l’esclavage de nos marchés, en faisant une loi ambitieuse sur le devoir de vigilance des entreprises, nous pouvons envoyer le signal à Pékin que le comportement du régime face aux Ouïghours, leur réduction en esclavage, leur répression, a un coût. Imposer un coût à une telle violation des droits humains crée ensuite une discussion à Pékin. C’est ce qu’il faut imposer: une discussion à l’intérieur du système pour que des voix montent et disent: «A quoi nous sert cette répression? Elle nous coûte de l’argent et tend nos relations avec l’Europe.»
On a observé ces manifestations en Chine, d’autres en Iran, d’autres encore, vite étouffées, en Russie. Les difficultés rencontrées par ces régimes autoritaires signent-elles la revanche symbolique des démocraties, critiquées par certains lors de la crise sanitaire?
C’est la preuve que la passion de la liberté est universelle et que, lorsque des régimes fondent le rejet de la démocratie sur leur exceptionnalité culturelle et essaient de définir la démocratie comme un tropisme occidental qu’on voudrait leur imposer de l’extérieur, ils mentent. Ils ne tiennent que parce qu’ils oppriment leur peuple qui, lui, désire la liberté. Cependant, il est trop tôt pour être optimiste. Le régime iranien est toujours en place. Le régime chinois est toujours en expansion. Le régime russe mène toujours une guerre sauvage et injuste en Europe, continuant à viser les civils ukrainiens, et derrière eux, l’ensemble du continent européen. Il ne faudrait pas croire que par la marche inéluctable de l’histoire, ces régimes tomberont. C’est beaucoup plus compliqué. En attendant, nous, nous devons tenir. Et entretenir un rapport de force avec ces régimes. En est-on capable? C’est la grande question. Les Iraniennes sont capables de risquer la mort pour descendre dans la rue. Des citoyens chinois sont capables de risquer l’emprisonnement pour manifester. Des citoyens russes, malheureusement une minorité, sont capables de braver la répression pour dénoncer la guerre. Mais nous, sommes-nous capables d’un effort à long terme pour engager un rapport de force avec ces régimes?
L’Union européenne a-t-elle été à la hauteur du défi posé par l’invasion russe de l’Ukraine?
Il est encore trop tôt pour le dire. Ce qui est certain, c’est qu’on n’a pas assisté au délitement de l’Union européenne. On le doit très largement à la résistance ukrainienne. Sans elle, qui a surpris le monde, on aurait sûrement fait comme d’habitude: condamner, émettre des sanctions, passer à autre chose, et continuer à commercer. La résistance ukrainienne nous a tous réveillés. C’est la grande nouvelle de 2022. Un peuple s’est dressé, a résisté, a commencé à repousser l’envahisseur. Et nous avons su qu’être là en soutien. Nous aurions pu faire plus. En regardant les chiffres, on s’aperçoit que l’on n’a jamais transféré autant d’argent en Russie que depuis le début de la guerre au travers des importations d’hydrocarbures. On a failli sur ce point. On aurait aussi pu faire plus vite dans le soutien en armements. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous avons hésité pendant huit mois avant de fournir des armes défensives antiaériennes à l’Ukraine. Mais nous avons quand même apporté notre soutien. A ce propos, je dois dire que les institutions communautaires, en particulier la Commission européenne, ont pris une forme de leadership par rapport aux Etats. Quand on voit comment les débats au Conseil européen se transforment rapidement en discussions de marchands de tapis – «Moi, je pose mes diamants, toi, tu défends ton atome, lui, il protège son industrie du luxe» –, on se rend compte que la Commission a adopté des positions qui se souciaient vraiment de l’intérêt général européen. Cette réaction consacre l’émergence d’une puissance européenne, cahin-caha, avec des ratés à l’allumage, qui s’est affirmée au fur et à mesure de la guerre. Pour une raison simple: pour que l’Europe s’affirme, il faut la perception claire d’une menace. Il est devenu indéniable que cette menace prenait les traits de Vladimir Poutine et de son régime. Chaque avancée dans l’histoire correspond à un péril auquel on doit faire face. En un sens, si l’Union européenne continue à soutenir l’Ukraine, elle se sera affirmée face à Poutine.
Le Qatargate est-il un séisme ou un épiphénomène pour le Parlement européen?
C’est un séisme. Cela ne veut pas dire que toute l’institution est corrompue. Mais l’onde de choc est extrêmement profonde. Il faut des changements drastiques. Il faut non seulement faire toute la lumière mais, en plus, changer des règles. Depuis quelque temps déjà, on sait qu’il existe un problème de laxisme sur la question du lobbying au Parlement européen, des conflits d’intérêts… On sait que des groupes d’amitié sont souvent des cercles de lobbying déguisés. Il faut s’attaquer à la question de la transparence, de la reconversion des anciens membres du Parlement… Tant que Doha, Moscou, Pékin ou Bakou assureront la retraite dorée de nos anciens ministres ou élus, il est sûr que ces pays auront la sympathie des dirigeants. Il serait donc inconscient de traiter le Qatargate comme un épiphénomène. Le problème de la corruption n’est pas simplement immoral, il affaiblit notre crédibilité. Si on veut être pris au sérieux à la fois par les régimes autoritaires et par nos propres citoyens, si on veut qu’il y ait une adhésion à la démocratie, il faut envoyer des signaux extrêmement forts pour signifier que la démocratie n’est pas à vendre. Sinon, on va au-devant d’une catastrophe. Nettoyer les écuries est une question de survie pour nos démocraties dans une période qui est déjà extrêmement troublée, où l’on sent qu’il existe une remise en cause profonde de la démocratie libérale.
Il faut être des soldats de l’intérêt général. Or, là, on a des gens qui s’échangent des valises de billets… C’est révoltant.
L’année écoulée a aussi été marquée par la reconduction d’Emmanuel Macron à la présidence de la France et par la débâcle de la gauche. Pensez-vous que la crise économique et sociale que nous connaissons accroîtra la demande d’une offre politique de gauche?
Il y a dans nos pays une exigence de justice sociale et de transformation écologique, un besoin de tout ce qui devrait caractériser la gauche. Mais elle n’y parvient pas parce qu’elle est frappée d’une suspicion d’insincérité, et d’un manque total de crédibilité, en France en particulier. Il faut reprendre le bâton de pèlerin, proposer une vision nouvelle, porter le débat de la puissance écologique européenne, développer un discours sérieux sur la question de la protection en cette période de crises et de menaces. Nous sommes à un moment de bascule. Si nous n’arrivons pas à réinventer notre propre parole dans la crise, en partant de cette situation de menaces massives, de guerre, d’effondrement climatique, de délitement social, nous ne nous en sortirons pas. Il faut produire une offre politique qui montre comment la transformation écologique, qui doit être l’horizon de notre temps, correspond non pas à un projet de restrictions mais à un projet qui nous permette de regagner une forme de puissance et de retrouver un sens à la puissance publique et à la solidarité dans la cité. Tout ce qui est exigé dans cette crise conduit à la même quête, le rétablissement du primat de la politique sur les intérêts particuliers, sur le commerce… Sans ce rétablissement de la cité, il n’y aura pas de transformation écologique, de domestication de la globalisation, de retour de la justice sociale. C’est pour cela que le Qatargate est absolument dévastateur parce que c’est l’antithèse de cela qu’il faut développer. Il faut être des soldats de l’intérêt général. Or, là, on a des gens qui s’échangent des valises de billets…
Sous réserve des suites de l’enquête, c’est pourtant dans les milieux de gauche que cette corruption est suspectée. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Cela m’inspire de la révolte. Une personne qui a travaillé dans une fédération de syndicats, un député qui a été à la tête de la commission des droits de l’homme, donc des gens qui œuvrent en faveur des droits humains et des droits des travailleurs reçoivent des valises d’argent en cash pour cacher les violations des droits humains et des droits des travailleurs… C’est vraiment révoltant. Cela montre qu’aucune famille politique n’est exempte de cette possibilité de corruption et que se dire de gauche n’est en rien une garantie d’immunité face à ce virus. Cela signifie donc que l’on doit frapper fort sans aucune considération pour l’appartenance partisane. Celui qui touche de l’argent d’un gouvernement étranger pour vicier le processus démocratique au sein de nos cités, est un ennemi, peu importe qu’il soit de gauche, de droite, du centre, des extrêmes. Il va falloir faire le ménage partout.
Bio express
1979 Naissance, le 15 octobre, à Boulogne-Billancourt.
2009-2012 Conseiller du président de Géorgie, Mikheil Saakachvili.
2018 Publie Les Enfants du vide. De l’impasse individualiste au réveil citoyen (Allary).
2018 Lance le mouvement politique Place publique.
2019 Elu euro-député après avoir conduit la liste Place Publique, Parti socialiste, Nouvelle Donne aux élections européennes.
2021 Edite Lettre à la génération qui va tout changer (Allary).
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