Pourquoi Israël persiste et signe à Rafah, malgré «l’erreur tragique»
Les dizaines de morts civils dans le bombardement d’un camp de déplacés n’arrêtent pas la progression de Tsahal, au mépris des ordonnances de la Cour internationale de justice.
Le 24 mai, la Cour internationale de justice (CIJ), dans une ordonnance demandant qu’Israël arrête immédiatement son offensive militaire à Rafah, déclare ne pas être convaincue «que les mesures d’évacuation et dispositions connexes qu’Israël affirme avoir prises en vue de renforcer la protection des civils de la bande de Gaza, et en particulier des personnes récemment contraintes de fuir le gouvernorat de Rafah, soient suffisantes pour atténuer le risque immense auquel l’offensive militaire à Rafah expose la population palestinienne».
Le 26 mai, l’armée israélienne décide de bombarder le camp de déplacés de Barkasat, à l’ouest de Rafah. L’attaque fait au moins 45 morts et 250 blessés. Tsahal la justifie par la présence de deux responsables du Hamas. Elle a été menée dans… «un lieu désigné comme une zone humanitaire par l’occupation israélienne», explique, sans être démenti, le Croissant rouge palestinien. Accident, erreur, acte délibéré, provocation? Ce nouveau crime de guerre présumé interroge la stratégie d’Israël dans la bande de Gaza autant qu’il accroît son isolement dans le concert des nations. Qu’est-ce qui ramènera le gouvernement de Benjamin Netanyahou à un minimum de raison?
Une «erreur tragique»
L’exaspération internationale commence peut-être à produire quelques effets. Dans un rare acte de contrition, le Premier ministre israélien a admis, le 27 mai à la Knesseth, que le bombardement de Barkasat pourrait relever d’un «accident», d’une «erreur tragique». «Naturellement, dans une guerre d’une telle envergure et intensité, des événements difficiles se produisent. […] Des événements qui vont contre les lois de la guerre et les ordres militaires», a expliqué de son côté l’avocate militaire de l’armée israélienne, Yifat Tomer-Yerushalmi. Une enquête a été diligentée et «nous sommes déterminés à la mener à bien jusqu’à la fin», a-t-elle assuré.
Auparavant, l’état-major de Tsahal avait avancé que «la frappe a été menée contre des cibles légitimes au regard du droit international en utilisant des munitions précises et sur la base de renseignements précis indiquant que le Hamas utilisait la zone». Le lourd bilan aurait été causé par «un incendie déclenché par des éclats d’obus tombés sur un réservoir de carburant à 100 mètres de la cible». «Alors que les forces israéliennes ont qualifié cette attaque de précise, avec un nombre limité de civils blessés, le nombre de victimes résultant de ces frappes aériennes […] montre le contraire», a avancé l’organisation Médecins sans frontières. «Cette attaque contre un camp de déplacés dans une zone déclarée sûre par l’armée israélienne montre le mépris le plus total pour la vie des civils à Gaza», a soutenu le coordinateur d’urgence de MSF à Gaza, Samuel Johann. A la suite de l’attaque, 28 personnes décédées et 180 blessés ont été recensés dans le centre de stabilisation de l’ONG à Tal al-Sultan, au nord de Rafah, le 26 mai.
Une «offensive majeure»?
Ce drame prouve, s’il le fallait encore, qu’une offensive terrestre majeure de l’armée israélienne dans la ville du sud de la bande de Gaza à la densité de population très élevée présenterait un risque considérable pour les civils. Même les Etats-Unis et les pays occidentaux, alliés «naturels» d’Israël, ont mis en garde contre l’impact d’une telle opération. Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a été jusqu’à menacer de priver l’Etat hébreu de systèmes d’armements s’il lançait une «offensive majeure». Mais cette notion est subjective. Et alors que Tsahal agit au sol dans Rafah depuis le 7 mai, la question se pose, de façon d’autant plus pressante après le bombardement du camp de Barkasat, de savoir ce que Washington considère comme une «offensive majeure» et si ce niveau d’action militaire n’a pas déjà été atteint, en réalité, par les Israéliens.
Les bombardements se sont multipliés. Ils ont visé le centre et l’ouest de la localité, notamment le quartier de Tal al-Sultan qui abrite le camp de déplacés. Et le 28 mai, des chars israéliens ont progressé dans le centre et l’ouest de Rafah, et un nouveau bombardement aurait fait un nombre important de tués parmi les civils, à Al-Mawasi, site pourtant officiellement choisi pour accueillir et «protéger» des déplacés. N’est-ce pas là une offensive majeure qui ne dit pas son nom, pour éviter de provoquer une réaction internationale? Depuis que le président Joe Biden a annoncé, le 8 mai, la suspension d’une livraison de bombes de forte puissance, la pression américaine sur le gouvernement Netanyahou s’est sensiblement atténuée.
Cette attaque dans une zone déclarée sûre par l’armée israélienne montre le mépris le plus total pour la vie des civils à Gaza.
Difficile, du reste, d’estimer les arguments auxquels le Premier ministre israélien pourrait être sensible tant il apparaît investi de la mission «messianique» d’éradiquer le Hamas responsable du pogrom du 7 octobre, en dépit même des risques encourus par les otages détenus à Gaza, ou attaché à poursuivre la guerre pour, de façon très triviale, repousser le moment où il devra rendre des comptes à la justice pour les affaires de corruption dont il est accusé. Il n’empêche, la pression ne cesse d’augmenter et Israël ne peut y être totalement indifférent. Mais la réponse qu’il lui donne peut s’avérer spécieuse.
Une «réponse» à tout
Ainsi, la Cour internationale de justice a-t-elle demandé, le 24 mai, l’arrêt de l’offensive israélienne à Rafah dans des termes choisis dans lesquels le cabinet de guerre a trouvé… une raison de poursuivre son opération. «L’Etat d’Israël doit […] arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle», enjoignait la CIJ. «Ce qu’ils nous demandent (NDLR: les juges de la Cour internationale de justice), c’est de ne pas commettre de génocide à Rafah. Nous n’avons pas commis de génocide et nous ne commettrons pas de génocide», a répondu le chef du Conseil à la sécurité nationale attaché au gouvernement, Tzachi Hanegbi.
La Cour, dans la même ordonnance du 24 mai, demande à Israël de «maintenir ouvert le point de passage de Rafah (NDLR: entre la bande de Gaza et l’Egypte) pour que puisse être assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence». Conséquence et demi-réponse? Les Israéliens ont rouvert aux convois humanitaires le poste-frontière de Kerem Shalom, entre l’Etat hébreu et la bande de Gaza, plus contrôlable par leurs soins. Et, sans que l’on sache si c’est lié à ce contexte, des échanges de coups de feu ont éclaté, le 27 mai, entre soldats israéliens et égyptiens près du poste-frontière de Rafah, faisant un mort dans les rangs de ces derniers. Cette entrée dans la bande de Gaza est censée être la voie principale d’acheminement de l’assistance alimentaire à destination des Palestiniens soumis à sept mois de guerre. Mais l’armée israélienne en a pris le contrôle au début de son offensive terrestre à Rafah, officiellement pour empêcher le transfert d’armements par les tunnels creusés entre Gaza et l’Egypte.
«Ce que les juges de la Cour internationale de justice nous demandent, c’est de ne pas commettre de génocide à Rafah.»
Le cabinet de guerre israélien n’a jamais caché sa volonté de «nettoyer» Rafah, quel qu’en soit le prix. Il considère que pareille opération s’impose pour atteindre l’objectif d’éradication du Hamas qu’il s’est fixé après le massacre du 7 octobre. Quatre bataillons du groupe djihadiste étaient censés être retranchés dans ce «cul-de-sac» du territoire palestinien avant le 7 mai. Les éliminer, arrêter ou tuer le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, et le leader de sa branche militaire, les Brigades Ezzedine al-Qassam, Mohammed Deif, parachèverait théoriquement le combat contre le groupe terroriste. Sauf que celui-ci survit en d’autres endroits de la bande de Gaza. Tsahal est notamment encore engagée dans des affrontements avec d’autres de ses miliciens, dans le camp de Jabaliya, à l’extrémité nord. Selon certaines sources, l’offensive israélienne lancée le 27 octobre aurait suscité des vocations, contraintes ou non, et un renouvellement partiel des miliciens aurait pu être opéré. Que des roquettes, tirées depuis Gaza, aient pu atteindre Tel-Aviv et le centre d’Israël le 26 mai, sans faire de victimes, ajoute un doute supplémentaire à la conviction israélienne que le Hamas puisse être complètement éradiqué.
De la sorte, c’est le principal but de guerre de Benjamin Netanyahou dont la réalisation est questionnée, alors que le deuxième, la libération des otages, est loin d’être accompli. A ce bilan pour le moins mitigé, s’ajoutent les incertitudes sur le chantier de l’après-guerre qui divisent le Premier ministre, le ministre de la Défense Yoav Gallant, et le membre du cabinet de guerre et ancien chef d’état-major de l’armée, Benny Gantz. La nature de la suite du conflit devrait dépendre de l’unité que les trois personnalités réussiront ou pas à maintenir.
La justice internationale aux avant-postes
La portée des démarches en justice pour mettre un terme à la guerre à Gaza, prévenir un génocide ou poursuivre les auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité est difficile à évaluer. Il n’empêche que deux instances juridiques jouent un rôle important dans le conflit entre Israël et le Hamas, à Gaza.
La Cour internationale de justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’ONU qui siège à La Haye, juge les différends entre Etats. C’est à la requête de l’Afrique du Sud qu’elle a été saisie du dossier israélo-palestinien, au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 9 décembre 1948. Le 26 janvier, elle a ordonné à Israël de prendre toutes les mesures pour éviter un génocide à Gaza et lui a enjoint d’assurer l’acheminement de l’aide humanitaire. Elle ne s’est pas prononcée alors sur la matérialité de la commission d’un éventuel génocide sur lequel elle statuera au terme d’une étude approfondie.
Le 24 mai, répondant à une nouvelle demande de l’Afrique du Sud, elle a réitéré ses exigences antérieures et a adopté de nouvelles mesures conservatoires à l’adresse d’Israël, «conformément aux obligations lui incombant» au titre de la même convention. En vertu de celles-ci, l’Etat doit donc «arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action dans le gouvernorat de Rafah» qui ferait planer un risque de génocide sur les Palestiniens de Gaza. La CIJ n’a pas les moyens de faire appliquer ses ordonnances. Israël n’a aucune volonté de s’y soumettre. Elles ont donc une valeur essentiellement symbolique.
La Cour pénale internationale (CPI), organe établi par le statut de Rome ratifié par plus de 120 Etats et qui siège à La Haye, juge les personnes et est compétente pour connaître des crimes d’agression, de guerre, contre l’humanité et de génocide. Le procureur de la Cour, Karim Khan, a demandé, le 20 mai, la délivrance de mandats d’arrêt pour «crimes de guerre» et «crimes contre l’humanité» à l’encontre du chef du Hamas Ismaïl Haniyeh, de son représentant à Gaza, Yahya Sinouar, et du chef de la branche armée du mouvement, Mohammed Deif, pour le massacre du 7 octobre dans le pourtour israélien du territoire palestinien, et contre le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour des actes commis lors de l’offensive dans la bande de Gaza. La CPI n’a pas davantage les moyens de coercition pour exécuter ses arrêts si d’aventure ses juges suivaient la demande du procureur et lançaient des mandats d’arrêt contre les personnes concernées.
Mais la condamnation morale qu’ils impliqueraient embarrasserait grandement Israël. Une nouvelle preuve en a été fournie par une enquête du quotidien The Guardian, le 28 mai, qui a révélé qu’en ancien chef du Mossad, les services de renseignement extérieur, Yossi Cohen, avait exercé de très fortes pressions sur Fatou Bensouda, procureure de la CPI de 2012 à 2021, pour éviter l’ouverture d’une enquête sur des crimes de guerre et contre l’humanité commis dans les territoires palestiniens occupés qui auraient pu impliquer des soldats israéliens.
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