Racisme, conservatisme, anti-IVG… Reportage à Holly Springs, au cœur de l’ Amérique profonde
C’est du Mississippi qu’est partie la contestation de l’avortement qui a conduit la Cour suprême à révoquer le droit fédéral à l’IVG. Au nord de l’Etat, la petite ville de Holly Springs semble encore ancrée dans les années 1960. Entre protestantisme conservateur, racisme hérité de l’esclavage et désintérêt des grandes entreprises.
Débarquer dans le nord du Mississippi en prenant la route depuis Memphis, la grande ville du Tennessee, c’est arriver dans une autre Amérique, une terre avant tout d’une grande pauvreté. Le Mississippi fut autrefois un des points névralgiques du commerce du coton qui permit aux Etats-Unis de prospérer économiquement pendant plus de deux siècles.
Cette industrie, qui a fait la richesse de toute la région, s’est lentement délitée après la fin de la guerre de Sécession. La victoire des troupes de l’Union a laissé un sud détruit et privé de la pratique de l’esclavage qui avait dopé le commerce et fait sa fortune. Les descendants d’esclaves sont nombreux à avoir fui vers le nord à la fin du conflit. Mais beaucoup sont tout de même restés dans la région. Ils n’ont jamais vraiment réussi à sortir de l’indigence, encore moins à vivre le «rêve américain», dans une région où continuera de sévir la ségrégation sociale jusqu’au milieu des années 1960. La vie quotidienne y a longtemps été marquée par les fameuses lois «separate but equal» (séparés mais égaux) avalisées par la Cour suprême en 1896. Elles séparaient les Noirs et les Blancs dans tous les domaines de la vie publique, de l’école aux transports en passant par les restaurants.
La ville n’a pas ou peu changé depuis la fin de la période de la ségrégation.
Des terres rachetées
Plus d’un siècle plus tard, Holly Springs symbolise cette partie de l’Amérique, celle des anciens Etats esclavagistes du grand sud (Mississippi, Louisiane, Alabama), qui peinent à aller de l’avant. Le Mississippi est de loin l’Etat qui reste le plus pauvre des Etats-Unis. En cause, la difficulté à se réinventer et à vaincre les démons de la période esclavagiste. «La ville n’a pas ou peu changé depuis la fin de la période de la ségrégation. A l’ombre de sa grande sœur Memphis, située à 50 kilomètres au nord, Holly Springs est à l’image d’une autre Amérique, marquée par un respect des traditions en matière sociale et d’une certaine lenteur, bien loin de la vitesse et de la profusion de biens en tous genres disponibles en ville», décrit Tom Stewart, un habitant de longue date, propriétaire du plus grand restaurant de Holly Springs.
La culture du coton a presque disparu. Les terres du delta du Mississippi, particulièrement arables, ont toutes été rachetées par des grands groupes, généralement liés à des fonds de pension américains et internationaux. La majorité des hectares de champs de coton ont été convertis à la culture du soja, bien plus rémunératrice. Dans les comtés où la population afro-américaine est la plus représentée, ces entreprises détiennent jusqu’à 80% des terres arables.
Certes, un important quota d’anciens esclaves a pu acheter des terres à la fin de la guerre civile. Mais la concentration du secteur, favorisée par l’Etat fédéral entre 1930 et 1970, a surtout profité aux grands propriétaires et aux grands groupes. Résultat: il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un tout petit nombre de fermiers de couleur qui opèrent dans le nord de l’Etat.
Un pouvoir d’attraction réduit
La fuite des talents constitue un des principaux problèmes auquel fait face le Mississippi. Nombreux sont les diplômés des universités de qualité présentes sur le territoire de l’Etat à préférer poursuivre leur carrière professionnelle à l’extérieur de la région. Les grandes entreprises américaines, dont les nouveaux fleurons de la technologie qui recrutent par milliers dans les grands centres urbains du pays, n’ont donc que peu intérêt à s’installer sur place. On assiste également à une désertification de l’offre commerciale dans les comtés les plus pauvres du Mississippi, où les marques les plus connues rechignent à s’implanter, car le pouvoir d’achat de leurs résidents ne leur permettrait pas d’être rentables.
«Le nord du Mississippi dans son ensemble est constitué de petites villes où les grandes enseignes – même de distribution alimentaire – ne sont pas présentes», confirme Tom Stewart. En résultent une très faible diversification économique et des conséquences sur la santé. La seule option dont dispose la population pauvre, souvent afro-américaine, dénuée de moyens de transport est de se rabattre sur les commerces de proximité. Ceux-là ne proposent qu’un choix de nourriture extrêmement aride d’un point de vue nutritionnel. Ce contexte peut expliquer la prolifération du diabète au sein d’une partie de la population.
Un racisme persistant
Un autre élément problématique pour le développement consiste en un racisme persistant à l’égard des Afro-Américains, accusés de manquer de volonté d’intégration. Les tensions et les ressentiments restent donc de mise. Dans la pratique, les différentes communautés présentes dans la petite ville vivent presqu’en vase clos. Les Blancs occupent en général les maisons de l’époque coloniale situées près du centre tandis que les citoyens de couleur vivent un peu à l’écart, dans des logements souvent décrépis. Persiste ainsi une situation de ségrégation symbolique, même si de nombreuses personnalités de la ville, dont la maire, sont de couleur.
Soixante ans après la fin officielle des lois ségrégationnistes, Holly Springs reste clivée, comme bon nombre de villes du sud des Etats-Unis. Une situation visible, notamment, dans l’enseignement, où la mixité raciale n’est quasiment pas de mise. «La génération précédente, celle de mes parents, croyait fermement que la séparation devait être maintenue, note Kevin Lesley, un paroissien blanc de Holly Springs. Pendant les décennies qui ont suivi la guerre civile, elle était de mise dans les différents domaines de la société, même à l’église. Moi, j’ai du mépris face à de telles visions. Mais elles ont malheureusement encore cours. Les Blancs ont été dominants pendant tellement longtemps et ont détenu un pouvoir tellement important sur les personnes de couleur qu’ils ont eu beaucoup de mal à l’abandonner. Certains n’y sont pas prêts.»
« Un travail de reconstruction est nécessaire, même s’il a, en théorie, été entamé au sortir de la guerre civile. »
Kevin Lesley
Malgré la fin de la ségrégation actée dans les années 1960, le racisme constitue encore un frein puissant à l’émancipation de toute une région. «Un travail de reconstruction est nécessaire, même s’il a, en théorie, été entamé au sortir de la guerre civile. La situation n’est objectivement pas aussi mauvaise qu’à cette époque mais il y a toujours une tension dans l’air, due au fait que cette ville a été construite sur le commerce du coton récolté par des esclaves. Lorsqu’on tente d’embellir une maison qui a été construite par des esclaves, on ne peut se libérer du fait que ses fondations sont presque maudites symboliquement», analyse Kevin Lesley.
Le protestantisme conservateur de Holly Springs
Le Mississippi est aussi un Etat où l’évangélisme pentecôtiste protestant a pris profondément racine, comme en d’autres endroits du sud et de l’ouest des Etats-Unis. Les Eglises y restent tout de même divisées entre croyants blancs et leurs coreligionnaires de couleur. Le dimanche midi, sur la place centrale de Holly Springs, ils se retrouvent au Southern Diner tenu par Tom Stewart. L’ambiance est bon enfant mais les deux communautés font table à part. Les premiers reviennent en général de l’église lorsque les seconds y partent. Tous ou presque sont de confession évangélique pentecôtiste ou baptiste. Les membres de la communauté blanche de Holly Springs, dont certains pratiquent la glossolalie, le fait de parler à haute voix dans un vocable ayant l’aspect d’une langue étrangère, affichent un profond conservatisme sociétal, opposé au modernisme libéral des grandes villes en matière de mœurs. C’est la loi édictée au Mississippi bannissant l’avortement au-delà de quinze semaines qui a conduit la Cour suprême des Etats-Unis à révoquer la protection fédérale du droit à l’IVG…
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A partir des années 1960, de nombreux protestants à travers les Etats-Unis se sont tournés vers le courant évangélique, à une époque où le pays traversait de grands changements sociaux et était confronté à une opinion publique opposée à la guerre du Vietnam. Certains ont souhaité prendre leurs distances avec des prêches à caractère social ou antiguerre et leur ont préféré des paroles de pasteurs centrées sur le partage de valeurs morales communes (importance de la famille, opposition à l’avortement…). Les présidences de Richard Nixon (1969-1974) et de Ronald Reagan (1981-1989) achevèrent de les ancrer au Parti républicain, à l’exception de quelques poches de démocrates situées dans les Etats les plus pauvres qui, comme le précise Tom Stewart, votent à gauche «davantage par tradition et par souci de bénéficier des largesses de l’Etat social. Mais dans le fond, c’est avant tout une idéologie démocrate de la vielle école, propre aux Etats du sud, c’est-à-dire protectrice des classes paupérisées mais conservatrice d’un point de vue moral.»
A Holly Springs, des prêches et des larmes
«Les paroissiens du Mississippi sont des gens assez simples, qui n’ont pas les opportunités économiques qu’ont les Américains vivant dans les grandes villes. Les emplois sont rares, le niveau d’éducation relativement bas et les gens trouvent dans leur appartenance à l’Eglise, au-delà d’un lien social ancré dans une foi commune, un exutoire émotionnel qui leur permet d’extérioriser les douleurs d’une vie souvent difficile», développe le pasteur John Vasquez, de l’Eglise pentecôtiste de Bethléem. Un exutoire particulièrement visible dans la salle des prières de l’église, où, avant le prêche, les fidèles se réunissent par grappes et pratiquent le «parler en langues» dans un torrent d’émotions bien palpables. Nombre d’entre eux fondent en larmes.
Ce soir-là, durant le prêche, le pasteur invité, Tim Greene, un itinérant connu pour son franc- parler grandiloquent, se lance dans une tirade de plus d’une heure et demie, exhortant les paroissiens à se soulever contre l’apparente fatalité de leurs conditions de vie en laissant leur sort dans les mains du Christ. Son final qui explose dans les décibels achève émotionnellement l’assistance. Les fidèles quittent l’église par petits groupes, les uns vidés, les autres exaltés. Demain, la vie reprendra. Une vie rude, à l’image du passé déchiré du nord du Mississippi.
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