Qui est vraiment Mohammed ben Salmane, le tyran saoudien qui a dupé l’Occident ?
L’assassinat de Jamal Khashoggi fait enfin éclater la vraie nature du régime de Riyad : derrière le modernisme affiché, une barbarie d’un autre temps. Retour sur l’itinéraire en trompe-l’oeil d’un adolescent complexé devenu dirigeant tout-puissant.
I l prétend guider jusqu’aux rivages de la modernité une pétromonarchie ensablée dans ses archaïsmes, mais son ascension dépoussière trois figures mythologiques de l’Antiquité grecque ou romaine : Icare, Narcisse et Janus. Icare, parce qu’à 33 ans tout juste, Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, alias MBS, semble s’être brûlé les ailes au soleil du pouvoir absolu. Narcisse, car le prince héritier d’Arabie saoudite s’est épris, au risque de s’y perdre, de l’image flatteuse que lui ont si longtemps renvoyée, via écrans, smartphones et tablettes, des courtisans craintifs et une presse complaisante. Janus, enfin, car le fils préféré du vieux roi Salmane aura au fil des mois dévoilé deux visages, moins antagonistes qu’il n’y paraît : celui du réformateur assez hardi pour bousculer de tenaces tabous sociétaux ; celui de l’autocrate implacable, impulsif, immature et irascible qui ne tolère pas la moindre voix dissonante. Le changement, certes, mais octroyé d’en haut, dicté par le palais, et je-ne-veux-voir-qu’une-tête. Quitte à faire rouler celle qui trouble le choeur des louanges et ternit l’éclat de l’épopée.
Il s’adonne un temps au business, où affleure son mélange de volontarisme et de brutalité.
Sans doute cette griserie tyrannique a-t-elle scellé, de manière atroce, le sort de l’éditorialiste dissident Jamal Khashoggi, assassiné le 2 octobre dans l’enceinte du consulat saoudien d’Istanbul (Turquie). Les simili-aveux lâchés à reculons par Riyad dix-huit jours plus tard – selon cette fable grotesque, le chroniqueur du Washington Post aurait succombé à un échange de coups de poings – obéissent à un seul et unique leitmotiv : il faut sauver le soldat MBS. D’où le sacrifice, a minima symbolique, de deux poids lourds du premier cercle, fusibles de choix : le général issu de l’Ecole militaire de Saint-Cyr, en France, et ex-pilote de chasse Ahmed al-Assiri, chef adjoint des services secrets du royaume ; et le conseiller médias Saoud al-Qahtani, propagandiste zélé et hargneux que, dans un entretien posthume publié par Newsweek, Khashoggi relègue au rang de » voyou « .
Pas sûr que l’éviction de ce duo de superlampistes suffira à étouffer l’incendie. Certes, Salmane père n’a nulle intention de lâcher le fiston aux abois. Le souverain octogénaire, que l’on dit anémié par d’épisodiques accès de démence sénile, vient de dégainer un décret royal plaçant celui-ci à la tête de la commission chargée en toute hâte de réorganiser l’appareil de renseignement. De là à abdiquer en sa faveur… L’hypothèse, un temps avancée par quelques » saoudologues « , a pris du plomb dans l’aile, tant MBS paraît fragilisé. Or, le papa poule a toujours protégé ce garçon prometteur, y compris contre lui-même ; le recadrant au besoin, notamment quand il osa prôner, au nom d' » intérêts communs « , un rapprochement avec Israël. Il n’empêche : le cordon sanitaire censé prémunir contre les vents contraires le successeur désigné s’effiloche. La monarchie wahhabite tremble sur ses bases. Et son prince est nu.
Cet épisode dévastateur souille à jamais la geste romanesque de l’autodidacte dévoré d’ambition, dopé par une inextinguible soif de revanche. Bien sûr, Mohammed a pour mère Fahda, troisième épouse et favorite supposée du monarque. Mais il n’a ni le brio, ni le cursus, ni d’ailleurs les faveurs des plus illustres de ses demi-frères, restés attachés à la maman répudiée. Globe-trotters polyglottes, Sultan, le premier astronaute du monde arabe, Abdelaziz, futur vice-ministre de l’Energie, et Fayçal, désormais gouverneur de Médine, ont rehaussé leur filiation de la patine que procurent les diplômes raflés sur de prestigieux campus américains ou britanniques.
Resté au pays, le cadet, lui, ne peut se prévaloir que d’une modeste licence en droit, cueillie à l’université Roi-Saoud de Riyad. » De plus, relève un diplomate familier du palais, il était à l’adolescence timide, complexé, bourré de tics et affecté d’un léger bégaiement. Handicaps dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques vestiges. » » Son anglais, hier rudimentaire, a nettement gagné en fluidité, souligne en écho un autre connaisseur des arcanes saoudiens. Dire que, voilà deux ou trois ans, il le baragouinait à peine… » Reste que le gaillard massif à la barbe d’un noir de jais et au regard tantôt perçant, tantôt absent sous le shenagh – keffieh à carreaux rouges et blancs -, peine encore à se délester de cette gaucherie de fonceur un peu rustaud.
Le cygne noir de la couvée ? N’exagérons rien. S’il soutient avoir été éduqué à la dure par une Fahda fidèle à la tradition bédouine, et qu’il assignera d’ailleurs à résidence lorsqu’elle aura le front de douter à voix haute de sa stratégie, Mohammed fut surtout choyé par un père aussi attentif qu’indulgent. » A 12 ans, insiste un initié, il l’accompagnait déjà partout. » Nul doute que dans le sillage de ce gestionnaire rigoureux, qui tend à voir en lui son bâton de vieillesse, Mohammed a beaucoup appris.
Certes, l’enfant gâté, fondu de bridge et de sports nautiques, goûte aux loisirs de la jeunesse dorée. Certes, ce disciple assumé de Margaret Thatcher fasciné par le Japon cède un temps aux délices du business, entre boursicotage et immobilier. Une arène où affleure déjà son tropisme jupitérien, mélange de volontarismeet de brutalité. » Un jour, raconte un témoin privilégié, il a envoyé sous enveloppe une balle de revolver au juge qui rechignait à lui attribuer l’emprise foncière convoitée. » Un écart qui lui vaudra le sobriquet d’Abou Rasasa, le » père de la cartouche « .
Qu’importe cette embardée affairiste : dans l’ombre du pater familias, le rejeton s’initie aux jeux du pouvoir. En la matière, les travaux pratiques à haute dose valent tous les lauriers académiques. Premier laboratoire : la Maison royale, instance chargée de résoudre les litiges plus ou moins feutrés des sommités du clan Saoud. A sa tête, Salmane l’ancien, flanqué de son fils, voit défiler les dirty secrets et les turpitudes de l’aristocratie. Ce qui peut toujours servir. MBS enrichira cette formation sur le tas au gré des affectations du géniteur, oeuvrant à ses côtés au gouvernorat de Riyad et au ministère de la Défense, puis, bien entendu, l’épaulant lorsque lui échoit la dignité de prince héritier. Quand, en janvier 2015, le père accède au trône, son assistant très spécial sort de l’ombre, quitte à griller les étapes à la hussarde.
En quatre mois, le voici propulsé aux commandes du mastodonte pétrolier Aramco, d’un fonds souverain richement doté, de l’économie nationale et de la Défense. Encore faut-il verrouiller, au profit du cumulard, le processus successoral. Pour ce faire, le nouveau monarque recale tour à tour deux princes d’âge mûr promis au trône.
Survenu en juin 2017, le bannissement du second, Mohammed ben Nayef, ministre de l’Intérieur pourtant crédité de la neutralisation de la nébuleuse djihadiste Al-Qaeda dans les années 2000, vaut d’être relaté, tant il illustre la rudesse des moeurs de la cour. Convoqué au palais, le superflic, isolé et privé de ses téléphones portables, se voit sommé de s’effacer. Il résiste plusieurs heures durant. Peine perdue : diabétique, affaibli par les séquelles de l’attentat-suicide auquel il survécut en 2009, le proscrit finit par craquer. Reste à mettre en scène sa soumission, dûment filmée…
Avant même cet adoubement, MBS ne doutait ni de son aura ni de son étoile. Il pouvait fort bien raccrocher au nez ô combien bourbon de l’ex-roi d’Espagne Juan Carlos, après lui avoir asséné un péremptoire » Papa est occupé « , ou infliger, au mépris du protocole, à Barack Obama, alors locataire de la Maison-Blanche, un laïus sur les échecs de la diplomatie made in Washington. » Rendons-lui cette justice, nuance un visiteur régulier : c’est un gros bosseur, qui a mis tout le monde au boulot. Il m’est arrivé d’être reçu à 1 h 30 du matin au beau milieu d’une ruche bourdonnante, ou de croiser à l’aube des ministres exténués au sortir d’une réunion. «
Interrogatoires musclés
Un autre épisode met en lumière l’autoritarisme de celui que l’on surnomme mezza voce » le Féroce » : la rafle du Ritz-Carlton de Riyad. Le 4 novembre 2017, près de 400 VIP – hommes d’affaires, ministres, hauts fonctionnaires, dont 11 princes de sang royal – sont instamment priés de se rendre dans ce palace, théâtre d’une réunion urgente. Le traquenard : cibles d’une razzia anticorruption, plusieurs dizaines d’entre eux, soumis à des interrogatoires musclés, ne sortiront de la prison cinq-étoiles que trois mois plus tard, et après avoir monnayé au prix fort leur liberté. Montant total des amendes ainsi extorquées : un milliard de dollars environ. Stress, défaillance cardiaque ? Un nanti au moins succombera à ce traitement de choc. » Blitzkrieg plutôt bien perçu au sein de la jeunesse et des classes moyennes, mais contre-productif à long terme, note un ancien ambassadeur. Plutôt que d’orchestrer ce racket sélectif en douceur, MBS a affolé les investisseurs étrangers et amplifié la fuite des fonds propres saoudiens. Pire, il s’est aliéné durablement tout un pan de l’establishment, qui ne lui pardonnera pas de sitôt une telle humiliation. «
Il s’est fait beaucoup d’ennemis. Trop, sans doute, et trop vite.
Le cerveau de cette cuisante leçon de vertu serait-il lui-même un parangon de frugalité ? Pas vraiment. Pour preuve, ses longues escapades aux Maldives ou ce caprice à un demi-milliard d’euros, coût estimé du Serene, luxueux yacht de 134 mètres, aperçu en 2015 au large de Cannes et racheté séance tenante à un magnat russe de la vodka. Las ! Voilà peu, le palais flottant s’est échoué non loin de l’île égyptienne de… Tiran, en mer Rouge. » Il paraît qu’il a fallu hélitreuiller les filles qui se trouvaient à bord « , s’amuse Pierre Conesa, auteur d’un essai intitulé Dr. Saoud et Mr. Djihad (Robert Laffont).
Autre coup de coeur, à peine moins onéreux, l’acquisition d’une réplique du château de Versailles, nichée à Louveciennes (Yvelines, à l’est de Paris). Sur un registre moins clinquant, mais dans la même gamme de prix, tout porte à croire que le prince francophile s’est offert, en novembre dernier, par l’entremise d’un cousin promu depuis lors ministre de la Culture, le fameux Salvator Mundi, portrait du Christ signé Léonard de Vinci. » Ma vie personnelle est une chose que je voudrais garder pour moi, confiait en mars dernier sur la chaîne américaine CBS ce père de quatre enfants marié à une lointaine parente. Je suis un homme riche, pas pauvre. Et ne suis ni Gandhi ni Mandela. «
Mise au point superflue. A l’évidence, le dauphin si pressé préfère la force au verbe, le bras de fer au compromis, le diktat au débat. » Il s’est fait beaucoup d’ennemis, note un orientaliste aguerri. Trop, sans doute, et trop vite. » Y compris au sein de l’armée, secouée au début de cette année par une purge XXL. Parmi ses détracteurs les plus acharnés, les dignitaires musulmans traditionalistes, atterrés par le desserrement de l’étau moral et social. Pour l’ouléma rigoriste, l’assouplissement relatif du statut de la femme, la levée des interdits pesant sur la musique, le cinéma ou le théâtre, et la création annoncée d’espaces dédiés aux loisirs dessinent les contours d’une épouvantable apostasie.
Dépeint par les initiés comme croyant mais non bigot, adepte du mode de vie occidental quoique respectueux des prescriptions coraniques, MBS sait que le confort de la hiérarchie religieuse dépend des largesses du royaume et n’hésite pas à réduire au silence un prédicateur radical qui, tel le cheikh Salmane al-Awdah, compte 14 millions de suiveurs sur Twitter. A ses yeux, le berceau des deux sites les plus sacrés de l’islam – La Mecque et Médine – doit renouer avec la pratique, » ouverte et tolérante » à l’en croire, qui prévalait jusqu’en 1979. En clair, avant la révolution iranienne et l’assaut meurtrier qui, en novembre de cette année-là, endeuilla les abords de la Kaaba. » Nous avons perdu quarante ans à combattre les idées extrémistes, glissera-t-il à Emmanuel Macron lors d’un échange restreint. Nous n’allons pas en perdre quarante de plus. » Soit. Mais la marge de manoeuvre demeure étroite : le royaume repose sur le pacte conclu au xviiie siècle entre l’ancêtre Mohammed ben Saoud et le charismatique Mohammed ben Abdelwahhab, théoricien du retour à l’islam supposé pur et dur des origines. En bousculant les usages dynastiques, les Salmane père et fils ont aussi attisé au sein de la famille amertumes et rancoeurs. Passe encore que les cerbères du Ritz-Carlton aient coffré d’éminents caciques de la maison Saoud. Mais cette révolution de palais aura déréglé les délicats mécanismes d’horlogerie de la succession. Depuis le trépas du fondateur de l’Arabie saoudite contemporaine, Abdelaziz ben Abderrahmane al-Saoud, dit Ibn Saoud, disparu en 1953, la transmission du sceptre, le partage de la rente pétrolière et la répartition des bastions ministériels obéissent à une chorégraphie collégiale et négociée. Or, le scénario taillé sur mesure pour MBS bouleverse la donne : on passe de l’arrangement consensuel, au moins en apparence, à l’injonction conflictuelle ; laquelle fait peu de cas de la déférence due aux aînés. Le fait du prince…
Fiascos et amateurisme
Certes, depuis 2006, un Conseil d’allégeance composé de 35 notables bien nés a vocation à avaliser la désignation de l’héritier, voire à destituer le prétendant. » Mais, concède un vétéran des intrigues du palais, cet organe souffre d’un déficit d’autorité et les ralliements s’achètent. » Autant dire que si l’abjecte liquidation de Jamal Khashoggi sonne, dans trois mois ou dans cinq ans, le glas des rêves de trône du trentenaire, il n’y aura pas que des gémissements dans les diwan – » salons » – cossus de la gentry saoudienne. » MBS se sait peu aimé, poursuit notre expert. Au point qu’il a densifié sa garde rapprochée. Tout, ici, est shakespearien… »
L’aventurisme géopolitique du crown prince, perméable aux recommandations de son homologue des Emirats arabes unis et mentor régional, le très belliqueux Mohammed ben Zayed al-Nahyane, ou MBZ, intrigue et inquiète. A la clé, une brochette de ruineux fiascos. A commencer par la » normalisation » du Yémen, mouroir dont le martyre émeut moins l’Occident que celui d’une plume américano-saoudienne, et que l’ONU tient pour la plus grave des tragédies humanitaires en cours sur la planète. Loin de museler les insurgés houthis, protégés de Téhéran, le déluge de bombes renforce leur aura, dope les djihadistes du cru et fauche par milliers des civils que guettent la famine et le choléra. Bref, avec cette opération calamiteuse, dont Ahmed al-Assiri, le bouc-émissaire d’Istanbul, fut longtemps le porte-parole, Riyad tient son Vietnam. » Hélas, MBS a enfourché la chimère d’une guerre courte et joyeuse, soupire un diplomate d’ordinaire bienveillant à son égard. Et il n’a pas renoncé à l’illusion d’une victoire militaire. Quitte à dépêcher sur place des supplétifs soudanais. «
Comment se défier de celui qui autorise les femmes à prendre le volant ?
Un amateurisme analogue a présidé à la tentative de mise en quarantaine du Qatar, accusé d’appuyer la confrérie honnie des Frères musulmans et de soutenir le terrorisme. Grief qui, venant d’un Saoud, ne manque pas de piment. Là encore, un échec cinglant. L’embargo a eu pour effet de resserrer les liens entre Doha et l’Iran, rival exécré dont MBS, fan de Donald Trump et intime de son gendre Jared Kushner, compare le Guide suprême Ali Khamenei à Adolf Hitler en pire. Et ce n’est certes pas le projet inepte de condamner l’émirat à l’insularité, au prix du creusement d’un canal le long de sa seule frontière terrestre, qui sortira Riyad de l’impasse. Fantasme caressé au demeurant par le boutefeu Saoud al-Qahtani, l’autre sacrifié du consulat. Ultime exemple, le Liban. Le 4 novembre 2017, soit le jour de la rafle du Ritz, le Premier ministre du pays du Cèdre Saad Hariri, retenu contre son gré, annonce sous la contrainte sa démission. Son crime ? Une mansuétude jugée excessive envers le Hezbollah, puissante mouvance politico-milicienne inféodée à Téhéran. Il faudra l’intercession de la France pour que le captif regagne Beyrouth et retrouve la primature.
Chantiers pharaoniques
Sur le front économique, le tableau est à peine plus reluisant. Certes, MBS a compris que le royaume devait s’affranchir pour de bon de son addiction mortifère à la manne pétrolière et, au risque de heurter les accros à l’assistanat, s’astreindre à une cure de rigueur budgétaire. » Allah, se plaît-il à répéter, ne fera pas rebondir les cours du brut. » Pour le reste, l’introduction en Bourse de l’Aramco, pierre angulaire du plan Vision 2030, conçu avec le concours du Boston Consulting Group, illustre cabinet de conseil en stratégie, a été maintes fois différée. Quant aux chantiers pharaoniques et futuristes que l’héritier promeut avec fougue – Cité du divertissement, mégalopole surgie des sables et vouée aux biotechnologies et aux énergies propres, parc éolien gigantesque, chapelet de stations balnéaires luxueuses -, si séduisants sur le papier – glacé -, ils ont le charme évanescent des paradis virtuels, voire des mirages. Dans mégalopole, il y a…
Une vision, ou des visions ? Là est le défaut de la cuirasse 2.0 : une cohorte de lobbyistes américains, britanniques et, à un moindre degré, français, grassement rétribués, ont tricoté la légende de l’Arabe du futur, de l’innovateur audacieux et rebelle phosphorant 16 à 18 heures par jour et dormant à peine. Un jeune prince qui tombe le bisht – cape frangée d’or – et troque le thoub, cette djellaba immaculée, contre un jean et une chemise à col ouvert pour prendre un café chez Starbucks avec Michael Bloomberg, ancien maire de New York, et qui joue du Beethoven au piano lors d’un dîner chez John Kerry, alors secrétaire d’Etat d’Obama, mérite notre confiance. Un trentenaire ultraconnecté ravi de sillonner les QG de Facebook, d’Amazon et d’Apple, enclin à recevoir des éminences catholiques et à confesser à huis clos aux leaders estomaqués de la communauté juive américaine tout le mépris que lui inspire l’Autorité palestinienne, ne saurait être foncièrement mauvais. De même, comment se défier de celui qui lime les crocs de la Mutawa, cette police religieuse autant crainte que détestée, autorise les femmes à prendre le volant, à fréquenter les stades de football ou à créer leur société sans que soit requis l’aval du tuteur masculin, mari, père ou frère ?
De quoi combler les amateurs de paradoxe : plus prompt que jamais à embastiller journalistes, écrivains et universitaires, le régime harcèle les » soeurs » connues pour militer en faveur du droit à la conduite automobile ou de l’abandon de la tutelle patriarcale, à l’image de Loujain al-Hathloul, 28 ans, ou de la sexagénaire Aziza al-Youssef, accusées de » tentative de déstabilisation » et d' » atteinte à la cohésion nationale « . Quant à la dissidente chiite Isran al-Ghomgham, appelée à comparaître devant une juridiction antiterroriste, elle encourt la peine de mort, donc la décapitation au sabre. Et quid de Raif Badawi, le blogueur athée ? Condamné à dix ans de détention et 1 000 coups de fouet pour » insulte à l’islam « , il croupit toujours dans sa cellule.
Pourquoi la mise à mort barbare de Khashoggi ? Pourquoi lui ? Parce que ce fils du sérail, proche des Frères musulmans mais aussi de plus d’un cador du renseignement, et dont le grand-père fut le médecin personnel d’Ibn Saoud, connaissait de l’intérieur un système dont il ne souhaitait pas la chute, mais la réforme. Sur son cadavre, démembré à la scie ou pas, vient se fracasser le mythe de ces héritiers appelés à ouvrir au vent du large les dictatures arabes. Mythe déjà mis à mal par le Syrien Bachar al-Assad ou le Libyen Seif al-Islam Kadhafi.
» Qu’est-ce qui peut vous arrêter ? » A la question posée, en mars dernier, par l’animatrice de l’émission phare de CBS, 60 minutes, MBS répondit ceci : » Seule la mort le peut. » Laquelle ? La sienne ou celle d’un trublion massacré ?
Par Vincent Hugeux.
La scène remonte au 28 juin 2016. Ce jour-là, Mohammed ben Salmane, qui n’est encore que vice-prince héritier, reçoit à Paris, dans sa suite de l’hôtel Peninsula, une poignée de journalistes. Vêtu du long qamis traditionnel et chaussé de sandales, il s’assoit les jambes écartées, laissant apparaître des mollets taurins. Durant plus d’une heure, il montre une détermination absolue à lutter contre l’Iran sans éluder une seule question. Interrogé sur le fait que beaucoup d’islamistes proviennent toujours d’Arabie saoudite, il admet que » Daech est alimenté par des terroristes du monde entier, y compris d’Arabie saoudite « . Levant les tabous, il ajoute : » Dans le passé, l’Arabie saoudite a utilisé le réseau des Frères musulmans pour contrer les manoeuvres de déstabilisation de Nasser (union avec la Syrie, coups d’Etat en Libye, au Yémen…). Puis, ce réseau est devenu à son tour dangereux et a comploté contre l’Arabie. » Mais il refuse de voir dans ces ambiguïtés le fruit du régime wahhabite. » Il y a trois siècles, Mohammed ben Abdelwahhab (théologien puritain cofondateur du royaume) a créé une école de pensée solide, car nous n’avons jamais connu un seul terroriste jusqu’à l’arrivée de la révolution iranienne, en 1979. Avant cette date, nous avions des cinémas, des livres, une vie culturelle ; tout a été interrompu à cause de la menace iranienne. » Pour preuve, ajoute-t-il, » au début du conflit du Yémen, aux portes de notre pays, nous avons reçu des missiles de longue portée pour la première fois de notre histoire et il nous a fallu affronter des milices (les Houthis) disposant d’avions de guerre. Mais ce combat ne se déroule pas entre l’Arabie saoudite et l’Iran, mais entre l’ensemble du monde arabe et l’Iran. » On lui demande s’il ne craint pas le désengagement des Etats-Unis, alors amorcé par Obama. Sa réponse est catégorique : » Les Américains ne pourront pas adopter une attitude de repli, car leur économie tout entière est conçue comme une résultante de leur domination mondiale. «
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