« Qu’expliquerons-nous à nos enfants ? Qu’on n’a pas aidé l’Ukraine parce qu’on avait peur d’avoir froid l’hiver ? »
Auteur d’une étude qui évalue le coût, réduit pour les Européens, d’un embargo contre les énergies russes, l’économiste François Langot s’insurge que l’on continue à financer la guerre de Poutine en Ukraine. «Qu’expliquerons-nous à nos enfants?»
La Commission européenne a présenté le 2 mai un projet d’embargo progressif sur le pétrole russe. La résistance de certains Européens à accroître les sanctions sur la Russie, sur son gaz en particulier, est fondée sur l’influence supposée qu’elles auraient sur le pouvoir d’achat. Dans une étude du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) en France, quatre économistes estiment que ce coût serait relativement limité, 227 euros en moyenne par an par habitant. Un des auteurs, François Langot, professeur à l’université du Mans, précise les enjeux de ce débat.
Arrêter les exportations de gaz à la Pologne et à la Bulgarie n’est-il pas contre-productif pour la Russie?
En prenant ce genre de mesures, Vladimir Poutine donne l’impression de mener l’offensive. Mais il faut en relativiser la portée. La Pologne avait de toute façon décidé de mettre un terme au contrat avec la Russie et ses réserves sont importantes. C’est un peu plus embêtant pour la Bulgarie, qui n’avait pas aussi bien préparé le terrain. Elle ne dispose de réserves qu’à hauteur de 20%. Mais il s’agit d’un «petit» pays. Il sera assez facile de l’aider. L’annonce russe est surtout un coup médiatique.
Les pays de l’Union européenne sont-ils prêts à être solidaires des Etats les plus dépendants du gaz russe?
Pour l’instant, les démocraties s’appuient sur une stratégie qui n’est pas très brillante. Les Américains fournissent des armes aux Ukrainiens pour se battre, finançant ainsi 80% de l’effort de guerre. Et nous, Européens, ne sommes pas prêts à faire un effort pour priver les Russes du financement de leur guerre. Chaque jour, nous finançons l’effort de guerre de la Russie en achetant son gaz et son pétrole. A un moment donné, il faudra que les Européens apprennent à prendre sur eux en période de guerre. Pour un continent qui se dit fer de lance de la solidarité, être celui qui aide le moins est étrange. Regardez la campagne présidentielle en France: au nom du pouvoir d’achat, plusieurs personnalités politiques populistes s’opposaient à d’éventuelles sanctions plus fortes contre la Russie. C’est quand même très très inquiétant…
Alors que, selon vos calculs, se passer du gaz et du pétrole russes ne serait pas si préjudiciable au citoyen européen?
En moyenne, dans l’Union européenne, cela coûterait 0,7% du revenu par an, ce qui n’est pas énorme. Renoncer au gaz et au pétrole russes serait gérable pour différentes raisons. Le marché est mondial. Donc, les compagnies peuvent très bien trouver d’autres sources d’approvisionnement. La consommation est cyclique. On arrive au printemps. Jusqu’en septembre, la consommation sera limitée. Dans la plupart des pays, les stocks sont à des hauteurs très raisonnables. Il n’y a donc pas de soucis à se faire.
Certes, cette décision pourrait faire monter les prix en Bourse parce qu’il y a toujours des spéculateurs qui essaieront de gagner de l’argent rapidement. Mais tendanciellement, on a de quoi tenir. Il faut aussi avoir en tête que le coût pour un citoyen russe serait beaucoup plus élevé que celui qui frapperait un Européen. Si toutes les démocraties stoppaient les importations de gaz et de pétrole russes, le Russe perdrait jusqu’à 11% de son revenu. Vladimir Poutine pourrait-il se maintenir au pouvoir si ses concitoyens, qui font déjà la queue dans les magasins, voyaient leurs revenus diminuer de 11%?
La Russie ne pourrait-elle pas trouver d’autres clients pour son gaz et son pétrole?
Elle pourrait s’adresser aux Chinois et aux Indiens. Le problème est qu’ils disposent déjà d’autres fournisseurs. La Russie est piégée. Elle vend majoritairement son gaz et son pétrole aux Européens. Et les autres grandes puissances de la planète n’ont pas besoin, aujourd’hui, de la Russie. Donc, les Européens sont la clé de voûte du système. Et ils ne prennent aucune décision. C’est un truc de fou.
Les autres options pour les Européens sont-elles faciles à mettre en œuvre?
Il y a la Norvège, l’Algérie, le Qatar… Regardez la Lituanie: en deux ans, elle est passée d’une dépendance envers le gaz russe à hauteur de 70% à un renoncement total à se fournir chez ce producteur. Son port de Klaipeda, prévu pour recevoir les livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL), accueille un bateau par jour. C’est bien la preuve que l’on peut y arriver. Cela étant, le problème avec le GNL, qui vient souvent des Etats-Unis, est qu’écologiquement, ce n’est pas une bonne chose. Mais on ne va tout de même pas continuer à enrichir un dictateur sous prétexte de vouloir sauver la planète dans cent ans. En période de guerre, il faut savoir faire des compromis.
Le principal frein à une décision sur les importations de gaz russe se trouve-t-il en Allemagne?
Oui, elle doit parvenir à se décider. Mais montrer du doigt le seul partenaire allemand serait malhonnête. Les Européens dans leur ensemble entretiennent un partenariat avec la Russie depuis longtemps et y ont des intérêts financiers, notamment de grandes entreprises françaises. Ceux qui rechignent à prendre des sanctions plus importantes contre Moscou appartiennent souvent au lobby pétrolier ou à ces sociétés. On voit bien leurs intérêts directs. De surcroît, quand elles disent non à de nouvelles sanctions, elles disent indirectement oui au lobby militaro-industriel…
La fourniture d’armes serait-elle une solution de substitution à l’absence de sanctions plus fortes?
C’est la solution la plus lâche que l’on ait trouvé. On se donne un alibi pour ne pas agir par des sanctions parce qu’évidemment, faire perdre un peu de confort à sa propre population est plus difficile. Donc, on préfère envoyer des armes pour que les gens se fassent tuer sur le champ de bataille.
En Allemagne notamment, la population ne serait pas hostile à faire des sacrifices. La perception peut-elle évoluer?
Quand on expose les chiffres aux gens comme je l’ai fait à plusieurs reprises, on s’aperçoit qu’ils sont tout à fait prêts à faire un effort. L’arrêt des importations de gaz et de pétrole russes coûterait environ cent euros par personne par an en France, 250 euros en Allemagne. Mais les leaders politiques sont sous la pression des lobbies énergétiques et militaro-industriels. Et puis, il faudrait avoir le courage d’expliquer l’enjeu à la partie de la population qui n’est pas prête à faire ce genre de sacrifices, ceux qui votent aux extrêmes, en Allemagne et en France.
Cela signifie-t-il qu’il faudrait mettre en place des mécanismes de solidarité avec l’Allemagne et les pays les plus dépendants au gaz russe?
Ce serait l’idéal. Si on met en place un mécanisme de redistribution européen, il est clair que le Français devrait payer un peu plus que le coût réel de manière à ce que le Bulgare soit un peu plus aidé. Mais on ne va pas discuter pendant trois mois pour fixer la clé de répartition avant de décider. C’est maintenant qu’il faut agir. On peut prendre la décision et faire une évaluation dans un an sur la façon de répartir équitablement les coûts. D’autant que la mesure serait, par nature, temporaire.
Imaginer que la population russe, par la force des sanctions, se retournera contre Vladimir Poutine, n’est-ce pas tabler sur du très long terme?
C’est une réflexion que les démocraties doivent mener collectivement. Nous avons la force de l’économie et de l’innovation. D’autres pays disposent de forces conservatrices, en rapport avec une rente liée à la terre, et sont des dictatures. Il n’y a aucune raison que nous accordions aux dirigeants de ces pays les mêmes conditions qu’à des personnes qui travaillent dans des démocraties. Cela vaut pour les Russes comme pour les Chinois.
Qu’expliquera-t-on à nos enfants dans dix ou vingt ans? Que l’on n’a pas aidé les Ukrainiens parce qu’on avait peur d’avoir froid l’hiver? Si les démocraties n’arrivent pas à défendre au moins deux ou trois principes de base, c’est l’autoroute pour les populismes
Les Etats-Unis n’ont-ils pas intérêt à pousser les Européens à rompre avec la Russie pour favoriser leur gaz de schiste?
D’après nos calculs, ceux qui, sur le continent américain, tireraient le plus grand bénéfice de l’arrêt des importations de gaz et de pétrole russes sont les Canadiens. Ils ont la capacité d’accélérer rapidement la production d’électricité pour toute la côte est américaine. Les Américains n’y gagneraient pas tellement.
Pour espérer vaincre la Russie, faut-il nécessairement se passer de son gaz et de son pétrole?
Vladimir Poutine nous a montré qu’il n’avait pas une armée d’élite et qu’il était le dictateur d’un pays technologiquement et financièrement à l’agonie. Je pense qu’il ne faut pas continuer à entretenir ce malade sur son lit d’hôpital. Il faut arrêter la perfusion.
Sous peine d’être accusés de complicité?
Bien sûr. Qu’expliquera-t-on à nos enfants dans dix ou vingt ans? Que l’on n’a pas aidé les Ukrainiens parce qu’on avait peur d’avoir froid l’hiver? Si les démocraties n’arrivent pas à défendre au moins deux ou trois principes de base, c’est l’autoroute pour les populismes. Il faut avoir des principes, même si cela nous coûte un peu.
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