Laurent de Sutter
« Qu’est-ce qu’une victime ? »
A l’heure où celles-ci se multiplient, dans les formes les plus diverses, des victimes autoproclamées du #MeToo aux victimes des conflits à l’origine des mouvements migrants, se poser la question peut sembler utile.
Le plus souvent, la réponse qui y est donnée semble toutefois très mince : doit être considéré comme victime quiconque doit être considéré comme victime – en une tautologie qui a de quoi laisser perplexe.
D’un côté, le nom de victime semble emporter avec lui une qualité extrayant celui ou celle qui est désigné(e) tel(le) du champ de l’humanité générique ; de l’autre, cette exception prend la forme d’un devoir, qu’il soit moral ou juridique. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une victime pour qu’en retour, il puisse y avoir un bourreau ; sans victime, impossible de dénoncer les brutes, les salauds, les monstres et les porcs, qui ne le sont, par hypothèse, que de ce qu’ils ont fait des victimes. La fabrique de la victime, de ce point de vue, se présente souvent comme une sorte de cercle logique : s’il faut qu’il y ait une victime pour qu’il y ait un bourreau, il faut aussi, a fortiori, qu’il y ait un bourreau pour qu’il y ait une victime.
Ce » il faut « , cependant, n’est pas juste une simple condition formelle : dans la plupart des discours relatifs à telle ou telle catégorie de victime, il prend la forme d’un véritable impératif, d’un devoir à accomplir. Parfois, ce devoir se traduit même par une sorte d’exigence ou de quête, une démarche dont l’acharnement peut, dans certains cas, faire penser à celui du gamin versant des larmes de crocodile parce qu’on lui refuse une glace à la crème. En réalité, la quête du bourreau s’apparente le plus souvent en la quête de celui qui devra payer pour la souffrance de ses victimes supposées – comme s’il n’y avait de victime, au fond, que pour pouvoir justifier un désir de vengeance.
Mais, comme l’a expliqué François Laruelle, dans un livre par ailleurs très difficile, Théorie générale de la victime, une telle prédication de la catégorie de victime n’aboutit qu’à en écraser la réalité dans une sorte de panade morale. A ses yeux, ne peut être dit » victime » que ce qui se trouve soumis à une force, quelle qu’elle soit : est victime ce qui est faible face au fort – or, dès lors que l’humanité est la condition de ce qui est faible, la victime doit être considérée comme son trait essentiel. Etre humain, c’est être victime : telle est la thèse fondamentale défendue par Laruelle – une thèse qui oblige à revoir de manière radicale ce qu’il en est des relations entre victimes et bourreaux, en particulier dans les discours contemporains.
L’exigence de l’existence d’un bourreau, par exemple, ne devient plus que condition faible, puisque de simples forces anonymes peuvent faire de chacun une victime plus ou moins accablée, plus ou moins » victime « . Ce n’est plus la quête du salaud ou du porc qui constitue le coeur de la logique de la victime, mais autre chose, de plus vague et donc aussi de plus angoissant – car il s’agit d’une chose qui requiert chacun d’entre nous de voir en quoi nous sommes victimes. Or, la réponse à cette enquête, dont les bourreaux sont exclus, peut être de toute sorte ; la seule certitude, c’est qu’elle présente de fortes chances de prendre la forme d’une autoaccusation : si je suis victime, c’est le plus souvent de moi-même.
Théorie générale de la victime, par François Laruelle, Paris, Mille et une nuits, 2012, 224 p.
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