Carte blanche
Quelle justice pour les djihadistes belges ?
Une centaine de djihadistes belges, hommes et femmes, seraient encore en Syrie et en Irak. La question de leur retour se pose de manière encore plus pressante depuis la défaite militaire de l’Etat Islamique et l’annonce du retrait des troupes américaines. En errance, sans repli territorial possible, un nombre croissant d’entre eux sont capturés et détenus sur place (10 hommes et 17 femmes belges, selon les derniers chiffres OCAM).
Face à l’évolution de la situation, le gouvernement Michel a confirmé récemment que les djihadistes belges devraient être jugés sur place, dans la mesure du possible. Et donc, pas rapatriés. Par ailleurs, toujours selon le gouvernement, un « tribunal international » pourrait être établi pour juger ces djihadistes. Cette proposition du gouvernement en affaires courantes n’est pas un véritable changement de cap. L’ancien ministre de l’Intérieur NVA, Jan Jambon, avait déjà déclaré en 2018 que le retour des djihadistes belges n’était pas dans l’intérêt national.
La justice régionale ?
L’idée de se reposer sur les juridictions locales est classique et, a priori, logique. Les djihadistes européens ont commis un certain nombre de crimes sur place (pillages, meurtres, viols, etc.) qui peuvent être poursuivis localement. Cette approche n’est pas dénuée de problèmes, néanmoins. D’abord, la justice expéditive des tribunaux irakiens ne remplit pas les standards internationaux, ce qui met la Belgique dans une position délicate par rapport à la garantie des droits de ses ressortissants. Ensuite, l’Irak ne peut évidemment juger que les crimes commis sur son territoire, et donc pas en Syrie (où étaient basés un grand nombre de Belges).
Par ailleurs, la plupart des djihadistes belges sont actuellement prisonniers en Syrie, dans des camps contrôlés par les forces kurdes (25 sur les 27 détenus). Pas en Irak. Or, les Kurdes ne sont pas une entité reconnue internationalement. Ils n’ont ni le statut, ni la capacité, ni la volonté de juger leurs prisonniers. Cette situation présente un double risque.
D’une part, le maintien prolongé de djihadistes dans ces camps sans statut légal reviendrait à créer un nouveau « Guantanamo », « Abou Ghraib » ou encore « Camp Bucca ». Or, l’expérience nous enseigne que ces prisons illégales sont des incubateurs de terrorisme, où se forment de nouvelles cellules, tout en alimentant la propagande radicale islamiste. Rappelons que c’est durant sa détention en Irak dans les années 2000 qu’Oussama Atar, le djihadiste belge qui a planifié les attentats de Paris et Bruxelles, a établi ses réseaux qui lui ont permis de grimper rapidement les échelons de l’Etat Islamique quelques années plus tard.
D’autre part, les forces kurdes n’ont pas vocation à jouer les gardes-chiourme indéfiniment. Le risque de voir les Kurdes relâcher certains prisonniers, volontairement ou non (dans une situation de regain des combats, par exemple), n’est pas à exclure.
La justice internationale ?
D’où l’idée de créer un « tribunal international » pour pallier certaines des limites mentionnées précédemment. Cette idée est d’ailleurs soutenue par les Kurdes eux-mêmes. Outre les contours très flous de la proposition avancée, on en soulignera les limites inhérentes. Sans entrer dans les détails, disons simplement que les tribunaux internationaux sont rares parce qu’ils sont difficiles à mettre en oeuvre, prennent du temps (plusieurs années), coûtent cher, avec des résultats discutables.
Selon certains, un tel tribunal serait plus à même de rassembler les preuves concernant les crimes commis localement par les djihadistes européens, qui resteraient impunis s’ils sont jugés en Europe. La collection des preuves est effectivement difficile, mais rien ne prouve qu’un tribunal international serait plus efficace que les parquets européens à cet égard.
Pour d’autres, un tel tribunal assurerait des peines assez lourdes pour tous les combattants, là où les condamnations sont assez faibles en Europe. Mais en réalité, son travail se focaliserait très vraisemblablement sur les leaders du groupe, plutôt que sur les exécutants.
Plus fondamentalement, c’est l’établissement d’une « justice d’exception » pour des citoyens européens précis, et pour une organisation spécifique qui pose question. Pourquoi un tribunal pour Daech, alors que des crimes et atrocités ont été commis par d’autres factions également ? Pourquoi un tribunal dans ce cas-ci, et pas dans d’autres ? Sur le plan international, la Belgique est traditionnellement opposée au principe de justice d’exception. Elle s’était d’ailleurs opposée à cette idée de tribunal international lorsqu’elle fut discutée pour la première fois au niveau européen, il y a plus d’un an déjà.
Ou la justice belge ?
Allons plus loin encore. Pourquoi un tribunal international serait-il plus à même de juger les djihadistes européens que nos propres tribunaux ? L’Etat n’est-il pas responsable des actions de ses ressortissants ? Il est vrai que certains états ont des difficultés à poursuivre pénalement les djihadistes de retour. C’est le cas notamment du Royaume-Uni ou de la Suède. Mais ce n’est pas un problème en Belgique. D’une part, sur base du Code pénal, les djihadistes sont poursuivis et condamnés pour avoir participé à une organisation terroriste. D’autre part, si nécessaire, il serait possible de mettre en oeuvre la compétence universelle des tribunaux pour juger des actes commis par les djihadistes belges en Syrie et Irak. Pourquoi alors demander à d’autres de faire ce que nous pouvons faire nous-mêmes ?
En conclusion, il faut reconnaitre que le sort des djihadistes au Levant n’offre aucun choix facile aux gouvernements européens. Personne n’est enthousiaste à l’idée de ramener des terroristes qui pourraient commettre des attentats chez nous, ou radicaliser d’autres détenus en prison. D’un autre côté, les abandonner sur place est non seulement discutable légalement et moralement, mais cela présente des risques sécuritaires certains : hors de notre contrôle et vigilance, leur spectre pourrait nous hanter pour longtemps encore. Dans cette situation, la meilleure approche est sans doute d’avoir confiance dans nos services et institutions, pour organiser des retours contrôlés. Et plutôt que de créer quelque chose de nouveau, de coûteux et à l’efficacité incertaine, il serait plus simple et avisé de renforcer les capacités de nos propres institutions, à commencer par la justice, les services de renseignement et les services pénitentiaires.
Thomas Renard, Chercheur à l’Institut Egmont, spécialiste du terrorisme islamiste en Europe, et de l’évolution des politiques de contre-terrorisme en Belgique.
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