Quel signal l’Otan donnera-t-elle à l’Ukraine au sommet de Vilnius ?
Donner un message positif à Kiev tout en excluant une adhésion: la mission délicate des Etats membres de l’Otan réunis les 11 et 12 juillet en Lituanie.
Les temps changent. La guerre en Ukraine est un puissant accélérateur. Le 31 mai, lors d’un discours au Bratislava Forum organisé par Globsec, un think tank spécialisé dans les questions de sécurité, Emmanuel Macron prononce ces phrases éloquentes: «J’ajouterais à vous qui êtes ici aujourd’hui, que même après l’entrée de la Slovaquie et de beaucoup d’autres pays dans l’Union européenne, nous n’avons pas toujours assez entendu cette voix que vous portiez, qui appelait à reconnaître votre histoire et vos mémoires douloureuses. D’aucuns vous disaient alors que vous perdiez des occasions de garder le silence. Je crois aussi que nous avons parfois perdu des occasions d’écouter. Ce temps est révolu.»
Les Américains poussent pour que la première ligne de défense sur notre continent soit européenne.» Sven Biscop, professeur à l’Institut Egmont et à l’UGent.
Le président français faisait, là, allusion à une sortie cinglante d’un de ses prédécesseurs, Jacques Chirac, qui, en 2003, agacé par le ralliement de dirigeants d’Etats d’Europe orientale à la décision des Etats-Unis de mener la guerre d’Irak alors que lui s’y opposait, avait cru bon de leur indiquer qu’«ils avaient perdu une occasion de se taire». Emmanuel Macron a donc pris le pli d’écouter ses collègues de l’Est, pas par inclination personnelle (son premier mandat a été émaillé de tensions avec ces pays) mais par pragmatisme après le choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’empathie est telle dans le chef du président français que son opposition à l’adhésion de Kiev à l’Otan, encore très ferme au début du conflit, s’est transformée ces derniers mois en une perspective envisageable, au point de dérouter le partenaire allemand. La France se rapproche ainsi du groupe des pays membres, Pologne et Etats baltes, qui prônent une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Alliance.
Le sommet de l’Otan qui se tient les 11 et 12 juillet à Vilnius, capitale de la Lituanie voisine de la Russie, tout un symbole, sera l’occasion de débattre de la place de l’Ukraine dans l’architecture de défense européenne. Mais, malgré l’évolution de la position française, le consensus est loin d’être forgé pour permettre une adhésion. Revue des enjeux de cette réunion avec Sven Biscop, professeur à l’Institut Egmont et à l’UGent.
Vous expliquez (1) que, de facto, l’Ukraine est déjà un membre de l’architecture de sécurité de l’Europe. De quelle façon?
Avant, on traitait l’Ukraine comme un Etat tampon. On ne la voyait certainement pas comme un futur membre de l’Union européenne. Les Européens ne l’imaginaient pas comme un futur membre de l’Otan. La deuxième invasion de l’Ukraine par la Russie, à partir du 24 février 2022, a changé cette perception. L’idée que l’Ukraine puisse survivre comme Etat tampon n’est plus réaliste. A ce stade, il existe deux options. Si les Russes gagnent la guerre, l’Ukraine deviendra un satellite de la Russie. Si les Ukrainiens résistent à l’invasion, l’Ukraine deviendra la frontière orientale de notre système de défense, dans les faits mais pas juridiquement. L’Ukraine a été déclarée candidate à l’adhésion à l’Union européenne, ce qui a déclenché un processus officiel. C’est une situation sans précédent: jamais le statut de candidat à l’Union n’a été donné à un Etat en guerre. Cette décision implique que l’Union a davantage de responsabilité envers l’Ukraine qu’auparavant. De facto, l’Ukraine est donc déjà membre de notre architecture de sécurité.
Le sommet de l’Union européenne des 29 et 30 juin a pris des «engagements à long terme pour renforcer la sécurité de l’Ukraine». Qu’impliquent-ils, selon vous?
Beaucoup de dirigeants parlent, à l’heure actuelle, de «garanties de sécurité». Dans mon esprit, cela signifierait que «le cas échéant, nous sommes prêts à partir en guerre pour vous défendre». Or, c’est exactement le contraire de ce que nous faisons. Notre stratégie est de rester des non-belligérants, de faire tout pour soutenir l’Ukraine mais sans entrer en guerre. Des garanties de sécurité ne peuvent être offertes qu’en cas d’accord de paix. Dans ce contexte, on pourrait conclure un arrangement avec l’Ukraine sous forme de garantie de défense mutuelle. Il permettrait même de déployer nos troupes à la frontière entre l’Ukraine et la Russie. Ce serait la plus forte garantie. Elle signifierait à la Russie qu’en cas de troisième invasion, une guerre directe aurait lieu avec les Occidentaux. Tant qu’il n’y a pas d’accord de paix, la seule action possible est de poursuivre la politique actuelle, aider l’Ukraine à étoffer sa capacité militaire et la soutenir, mais pas plus.
Quel message de soutien le sommet de l’Otan à Vilnius peut-il transmettre aux Ukrainiens?
A ce stade, permettre à l’Ukraine de devenir membre de l’Otan est impossible. Cela signifierait que l’on est prêts à entrer en guerre au côté de l’Ukraine, ce qu’on ne souhaite pas. Certains pays plaident pour une adhésion rapide. Mais comme il n’y a pas de consensus, cela n’arrivera pas. Je trouve qu’il est un peu facile d’adopter cette position tout en sachant que les Etats-Unis, de toute façon, s’y opposeront. C’est une façon de se profiler comme les meilleurs défenseurs de l’Ukraine à peu de frais. Le seul acte que l’Alliance atlantique peut poser à Vilnius sera de nature symbolique, comme la création d’un conseil Otan-Ukraine. Mais la réalité est que l’on continuera la stratégie actuelle. Le dossier le plus important débattu lors de ce sommet sera, à mon sens, le lancement du «Nato New Force Model», le nouveau modèle de planification de défense de l’Otan qui aura un impact énorme sur nos forces armées.
Quels seront ses effets?
Un peu comme à l’époque de la guerre froide, l’idée est d’assurer une présence permanente sur le flan est de l’Otan, grâce à des rotations. A tout moment, il y aura un contingent belge considérable déployé, probablement en Roumanie. Les troupes feront des rotations mais l’équipement y restera probablement positionné en permanence. Beaucoup plus de manœuvres à grande échelle seront organisées. Ce nouveau modèle impliquera donc un effort additionnel, notamment de budget, pour toutes les forces armées européennes. Il sera intense. Mais il est nécessaire pour accroître la préparation et la réactivité des forces armées. L’accord sur les grands principes de ce nouveau système a été conclu lors du sommet de l’Otan, en juin 2022, à Madrid. Maintenant, il s’agit de le mettre en œuvre. Il est intéressant d’observer que les Américains ont attendu que les Européens avancent leurs contributions avant de présenter la leur. C’est une façon d’européaniser la dissuasion et la défense conventionnelles en Europe, toujours sous le parapluie nucléaire américain. On voit bien que les Américains veulent concentrer leurs capacités conventionnelles sur l’Asie. Pour cela, ils poussent pour que la première ligne de défense sur notre continent soit européenne, ce qui n’est pas illogique.
Est-ce une opération gagnant-gagnant pour les Américains et les Européens?
C’est une opportunité de donner un peu de substance à ce qu’on appelle «le pilier européen de l’Otan», un concept vague. Si on organise ces capacités européennes d’une façon coordonnée, peut-être même intégrée entre certains pays, on peut aboutir à un ensemble de forces européennes cohérentes qui, de facto, constitueront un vrai pilier européen au sein de l’Alliance atlantique.
Quand on observe l’évolution de l’Union européenne et de l’Otan avec recul, peut-on dire que la fracture entre la «vieille» et la «nouvelle» Europe, mise en avant lors de la guerre d’Irak en 2003, est désormais oubliée?
Cette division est surmontée depuis longtemps. L’Union européenne traite tellement de dossiers que les divergences entre Etats membres existent selon les thématiques abordées et pas selon une fracture entre une «vieille» et une «nouvelle» Europe. Il est vrai que de nombreux dirigeants de pays d’Europe occidentale ont reconnu que les Polonais et les Baltes ont eu raison d’avertir du danger constitué par la Russie. Quand on aborde les questions de sécurité et de défense, mieux vaut être attentif. Pour autant, je ne pense pas que le centre de gravité de l’Union européenne se déplace réellement vers l’est. Il serait exagéré de l’affirmer. L’axe franco-allemand reste le centre de gravité de l’Union et l’Allemagne son moteur économique. Un axe Berlin-Varsovie n’est pas à l’ordre du jour. Notamment parce que sur beaucoup de sujets, la Pologne, à l’instar de la Hongrie, adopte une ligne qui diverge de celle de la plupart des Etats membres. On l’a encore vu récemment sur la question migratoire.
(1) Dans l’article European Defence in a New Geopolitical Environment du 29 juin, Sven Biscop, Institut Egmont.
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