Quel avenir pour Jérusalem? « L’extrême droite israélienne a fait du mont du Temple un enjeu central » (entretien)
Quel avenir pour la ville sainte, dont le destin a si souvent bifurqué depuis quatre millénaires? L’historien Vincent Lemire ébauche les scénarios possibles à la lumière du passé de la cité, berceau du judaïsme, du christianisme et de l’islam, et de son présent, sous le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.
Balayer les idées reçues et ne rien céder à la rigueur historique. Ces deux défis, l’historien et géographe Vincent Lemire les a relevés dans la BD monumentale Histoire de Jérusalem (1), dont il est le scénariste. En dix chapitres, visiteurs et conquérants, pèlerins et migrants, célébrités et anonymes qui ont arpenté la ville sainte au fil des siècles racontent ce millefeuille d’influences composites. Rien n’est inventé: scènes et dialogues proviennent de plus de deux cents sources publiées et d’archives inédites, pour donner chair à ce récit choral. Auteur d’ouvrages de référence sur le «nombril du monde», le chercheur a mis six ans à réaliser cette saga chronologique, en duo avec le dessinateur Christophe Gaultier. Lemire réside à Jérusalem, où il dirige le Centre de recherche français (CNRS-MAE). Il confie ses craintes pour la coexistence dans la ville plusieurs fois millénaire, avec le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou à la tête du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël. Et alors que de nombreux pays arabes et musulmans condamnent le comportement d’Itamar Ben Gvir, figure de l’extrême droite israélienne et nouveau ministre de la Sécurité nationale, qui a effectué le 3 janvier une visite sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem-Est.
L’extrême droite israélienne a fait du mont du Temple un enjeu politico-religieux central.
Des partis ultraorthodoxes et d’extrême droite font partie du nouveau gouvernement israélien. Faut-il s’attendre à un regain de tension à Jérusalem, notamment sur l’esplanade des Mosquées?
L’extrême droite israélienne a fait du mont du Temple un enjeu politico-religieux central, alors que le Likoud, la droite nationaliste de Netanyahou, mettait plutôt l’accent sur l’expansion de la colonisation en Cisjordanie occupée. La question épineuse du statut de Jérusalem a été laissée au frigo lors des négociations israélo-palestiniennes qui ont débouché sur les accords d’Oslo, signés en 1993. L’échec du processus de paix referme la parenthèse et Jérusalem se retrouve sur le devant de la scène politique. Ce «retour du refoulé» a pour terrain de confrontation emblématique le vaste rectangle appelé «mont du Temple» par les Juifs et «Haram al-Charif» par les musulmans.
Les affrontements de mai 2021 sur l’esplanade se sont transformés en une guerre de onze jours entre le Hamas et Israël. En avril 2022, la mosquée al-Aqsa a été prise d’assaut par les forces israéliennes. Les violences risquent-elles de se multiplier sur le site?
Le nombre de visiteurs juifs sur l’esplanade des Mosquées est passé en quelques années de deux mille à cinquante mille par an. Le statu quo en vigueur depuis 1967 prévoit que les non-musulmans ont le droit de se rendre sur le lieu saint, mais sans y prier. Néanmoins, la police israélienne autorise désormais des groupes de fidèles juifs à y entonner des chants religieux et à y adopter une gestuelle de prière. Ces manifestations de nationalistes religieux indignent les musulmans. Elles sont à prendre au sérieux. Derrière les organisations qui encouragent l’accomplissement de rites religieux juifs dans la cour d’al-Aqsa, il y a beaucoup d’argent, des députés à la Knesset, des ministres et le soutien massif de chrétiens évangélistes anglo-saxons. On danse sur un volcan à Jérusalem.
Pourquoi cette esplanade, pivot de l’histoire de Jérusalem, est-elle redevenue la poudrière du conflit israélo-palestinien?
Les Israéliens ont pris le contrôle de la vieille ville lors de la guerre des Six jours, en juin 1967. Quelques heures après la fin du conflit, les 650 habitants du quartier maghrébin ont été évacués. Leurs maisons ont été rasées par les bulldozers. C’était la première fois depuis les croisades qu’un quartier de Jérusalem était entièrement détruit. Le lendemain, naissait le vaste parvis situé au pied du Mur occidental (NDLR: ou Mur des Lamentations). Depuis lors, les juifs peuvent s’y réunir en grand nombre pour prier. Fort de cet acquis, le ministre israélien de la Défense Moshe Dayan a négocié, le 17 juin 1967, un accord décisif avec les autorités palestiniennes: l’esplanade des Mosquées a été laissée sous autorité religieuse musulmane. Le grand rabbinat israélien s’est alors fondé sur la Torah pour interdire aux Juifs de pénétrer sur le mont du Temple en raison de son caractère sacré. Mais les fondamentalistes n’ont jamais renoncé à leur rêve de chasser les musulmans du sanctuaire et de faire exploser le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa. Ils sont de plus en plus nombreux à militer pour la construction, sur l’esplanade, du troisième temple.
Quel sens à ce projet?
Les nationalistes religieux juifs pensent que la reconstruction du temple d’Hérode, détruit il y a près de deux mille ans, hâtera la venue du messie. Le premier temple, édifié selon la tradition biblique par le roi Salomon, a été brûlé en 586 avant J.-C. par le roi babylonien Nabuchodonosor. Le second, achevé par le satrape Zorobabel vers 520 avant J.-C., a été bâti sur ordre de l’empire perse par des architectes perses et avec des techniques perses. Il a été considérablement agrandi à partir de la fin du Ier siècle avant J.-C. par Hérode le Grand, roi pas tout à fait juif, fils d’un Iduméen et d’une Nabatéenne. Ce temple, qui a renforcé la centralité liturgique de Jérusalem, était encore en chantier au moment où Jésus y a chassé les marchands. En l’an 70, soit quelques années après son achèvement, il a été réduit en cendres par les légionnaires du futur empereur romain Titus. Le troisième temple a aujourd’hui une place centrale dans l’agenda du sionisme religieux.
L’histoire de Jérusalem peut-elle fournir des clés qui permettraient de sortir du cycle de la violence?
Réfléchir aux futurs du passé a du sens. Le philosophe Paul Ricœur parlait de faire vivre les «promesses non accomplies du passé». Une direction prise à une certaine époque puis abandonnée peut devenir une source d’inspiration. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, émerge une nouvelle institution régulatrice de l’espace urbain: la municipalité. Celle de Jérusalem est la première de l’Empire ottoman. Fondée en 1863 à l’initiative de notables locaux, elle rassemble toutes les communautés religieuses. Leurs représentants se réunissent chaque semaine pour gérer la cité et veiller au bien-être des citadins. Ils prennent des mesures d’hygiène, répartissent l’eau potable, dotent la municipalité d’un hôpital, d’une pharmacie et d’un jardin.
Un exemple à suivre?
Recréer une structure de ce type permettrait de redynamiser la coexistence pacifique et de rendre à cette cité de 950 000 habitants une forme de souveraineté. Capitale de deux Etats confédérés, ville partagée mais non divisée, Jérusalem aurait en son centre une municipalité commune. Elue par tous les administrés, elle prendrait en charge les besoins de chaque habitant et les aspirations des visiteurs. Cette vision, qui peut sembler optimiste, n’est pas forcément irréaliste. Elle suppose un reboot du débat politique. Mais ce n’est pas la direction qui se dessine à court terme. La ville sainte reste un champ de bataille, un théâtre d’ombres, un écran sur lequel se projettent des fantasmes messianiques, apocalyptiques et nationalistes.
Les trois monothéismes ont produit des pages sombres de l’histoire de Jérusalem.
A quoi pourrait ressembler Jérusalem dans quelques décennies?
Comment avoir des certitudes sur le devenir d’une ville si souvent conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite! Elle a été tour à tour égyptienne, perse, juive, grecque, romaine, byzantine, arabe, croisée, mamelouke, ottomane, anglaise, jordanienne, israélienne et palestinienne. L’un des scénarios probables, dont on voit déjà les prémices, est que Jérusalem se transforme en ville-musée, en «Bibleland», parc d’attraction rétrofuturiste géant, avec téléphérique, aérotrain et réalité augmentée. Chaque pèlerin, grâce à des lunettes 3D, pourrait visiter les monuments qui correspondent à ses propres dogmes ou fantasmes religieux. La plupart des habitants de la ville seraient au service de ces touristes.
Voyez-vous d’autres scénarios du futur pour la ville sainte?
Elle pourrait devenir une capitale internationale neutralisée, sans odeur ni saveur, qui accueillerait le nouveau siège de l’ONU sur le mont des Oliviers. Elle n’appartiendrait à aucun Etat, comme l’Antarctique, la Lune ou la planète Mars. Ou alors, Jérusalem sera une cité théocratique, où les religieux auront accaparé le pouvoir, expulsé les laïcs, construit le troisième temple et éradiqué toute trace de culture profane dans l’espoir d’un signe du messie. Une certitude: chaque fois qu’il y a appropriation exclusive par une entité, chaque fois qu’une souveraineté unique est imposée à la ville, comme au temps des croisades ou à l’époque actuelle, cela se termine mal. Ce n’est pas une réflexion morale mais une déduction d’historien.
Des conquérants se sont emparés de Jérusalem, de grands empires s’y sont affrontés, des nationalismes s’y opposent. La coexistence pacifique y sera toujours une chimère?
Replonger dans l’histoire nous oblige à ne pas rester focalisé sur l’actualité conflictuelle des dernières décennies. On s’aperçoit alors que le «nombril du monde» n’a pas été un perpétuel lieu d’affrontements et de violence. Il y a eu, pendant les longues périodes de domination mamelouke et ottomane, du XIVe au XXe siècle, des époques de relations harmonieuses entre communautés religieuses, ce qui n’excluait pas une forte concurrence entre elles. Des maires, des juges et autres instances de régulation des conflits ont joué un rôle crucial dans la préservation de cette bonne entente. A d’autres moments, comme la conquête romaine, les croisades ou l’implantation sioniste confrontée au nationalisme palestinien, la ville sainte s’est retrouvée au cœur de forces exogènes qui la dépassaient. La conversion de Constantin au christianisme en 312, l’appel à délivrer le Saint-Sépulcre lancé à Clermont par le pape Urbain II en 1095, ou encore le premier congrès sioniste à Bâle en 1897 ont eu une forte incidence sur le microsome hiérosolymitain.
Votre Histoire de Jérusalem mentionne de nombreux témoignages de visiteurs de la ville sainte au cours des siècles, pèlerins, conquérants, habitants…
Cette recherche des sources a constitué 90% de mon travail. Pour donner chair à la trame historique, il fallait mettre en avant des personnages, des dialogues, des scènes. La visite à Jérusalem d’Hélène, mère de l’empereur Constantin, envoyée sur place en 325 pour identifier les lieux de la Passion, est racontée par Eusèbe de Césarée. La négociation serrée de 1192 entre Richard Cœur de Lion et Saladin est documentée par leurs échanges de lettres. La correspondance et les notes de voyage de Nicolas Gogol, Gustave Flaubert ou Herman Melville, venus à Jérusalem au milieu du XIXe siècle, révèlent leur désenchantement: ils souffrent du décalage entre leurs fantasmes romantiques et la ville ottomane moderne et occidentalisée.
Vous mentionnez aussi les découvertes archéologiques. Ce retour aux sources apporte-t-il un nouvel éclairage sur le lointain passé de la Ville sainte?
Grâce à des tablettes trouvées en 2010 à Amarna, la capitale du pharaon Akhenaton, on sait à présent que Jérusalem a été, vers 1400 avant J.-C., une cité-Etat gouvernée dans l’orbite égyptienne, avec une cour royale, des scribes et une administration. Son roi, Abdi-Heba, a été éduqué à la cour du pharaon. En 1868 a été retrouvée, en Jordanie, une stèle de basalte gravée vers 850 avant J.-C. Le roi de Moab y raconte avoir combattu la descendance de David. Personnage glorifié dans la Bible, le roi David n’est donc peut-être pas seulement un mythe. L’existence historique du roi Salomon reste également discutée, mais son souvenir est omniprésent à Jérusalem: on montre aux touristes ses écuries, son trône, ses bassins… En 2015, les archéologues ont retrouvé une empreinte de sceau en argile qui mentionne Ezéchias, roi de Juda au VIIIe siècle avant notre ère. C’est la première apparition d’un souverain de la Bible hébraïque sur une inscription. Sur ce sceau figurent des symboles égyptiens qui prouvent que le polythéisme reste en usage au sein de la royauté juive, pourtant officiellement monothéiste. De quoi bousculer les idées reçues.
Au risque de fâcher ceux qui sont persuadés que les événements de la Bible se sont tous réellement passés?
L’histoire de Jérusalem est un sujet politiquement et religieusement sensible. Pour rassurer le lecteur, j’ai mis en évidence les sources. Ce qui ne veut pas dire qu’il adhérera à tout ce qui est raconté dans le livre. Le récit est équilibré. Juifs, chrétiens et musulmans ont tour à tour le mauvais rôle, car les trois monothéismes ont produit des pages sombres de l’histoire de la ville.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici