Prix du gaz: « Nous allons devoir apprendre à vivre avec une incertitude accrue »
Le mécanisme de plafonnement des prix proposé par le Conseil européen marque un progrès, même s’il intervient trop tard, estime Patrick Claessens, professeur à l’Ecole polytechnique de Bruxelles (ULB). «Restons solidaires.»
Professeur à l’Ecole polytechnique de Bruxelles (ULB), Patrick Claessens décrypte la portée des décisions prises à Bruxelles, le 21 octobre, par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne, en réalité une «feuille de route» pour procéder à des achats de gaz en commun et pour mettre en place un mécanisme temporaire de plafonnement des prix du gaz, illustration du compromis obtenu avec l’ Allemagne qui s’opposait initialement à cette option.
Le mécanisme temporaire de plafonnement des prix du gaz que doit concrétiser la Commission européenne, est-ce un pas dans la bonne direction ou est-ce «trop peu, trop tard»?
Le mécanisme de plafonnement des prix du gaz tel que proposé par le Conseil européen est certainement un pas dans la bonne direction. Il importe d’arrêter de se faire concurrence entre Etats membres pour l’achat d’un tel bien stratégique. En outre, le poids économique de l’Europe, ainsi que les garanties à long terme qu’elle peut offrir, devraient permettre de tirer les prix vers le bas. Mais cette mesure intervient beaucoup trop tard ; elle aurait dû être intégrée a priori dans le marché. Les deux chocs pétroliers que nous avons connus dans les années 1970-1980 auraient dû sensibiliser les décideurs sur le fait que des tensions géopolitiques impliquant des pays gros exportateurs de combustibles engendrent rapidement d’énormes hausses de prix. Il me paraît en tout cas indispensable d’accorder un caractère permanent à un certain nombre de mesures, notamment l’agrégation obligatoire de la demande pour 15% de la capacité de stockage, laquelle doit permettre à nos autorités d’organiser un observatoire des prix efficace. Le corridor de prix dynamique devrait, lui, être activé automatiquement dès que les prix du gaz excèdent un certain seuil préalablement fixé.
L’Union européenne est-elle suffisamment ambitieuse dans sa stratégie d’achat en commun de gaz? Ne l’est-elle pas beaucoup moins que pour l’achat de vaccins lors de la crise du Covid?
La différence principale entre le problème qui nous occupe aujourd’hui et la pandémie récente est que cette dernière concernait les soins de santé, soit un secteur non marchand. Il incombait de toute façon aux Etats membres de gérer la situation et il est apparu rapidement évident que se présenter en ordre dispersé devant les leaders pharmaceutiques serait suboptimal. Depuis 25 ans, l’Europe a opté pour une libéralisation du marché du gaz et de l’électricité, le genre de décisions qui ne peut pas être balayée aux premiers vents contraires. Le compromis consistant, primo, à faire intervenir les autorités pour un certain pourcentage et, deuzio, à rendre les transactions transparentes est donc logique et l’avenir nous dira si le pourcentage en question est suffisant.
Avec les décisions du Conseil européen du 21 octobre, le niveau actuel des réserves, les effets des appels à la réduction de la consommation, le prix du gaz sera-t-il durablement contenu?
Nous allons devoir apprendre à vivre avec une incertitude accrue. La Commission européenne tente de faire au mieux, mais elle ne peut pas commander la météo ni contraindre les pays exportateurs de combustibles à l’apaisement. Les circonstances sont actuellement favorables: un début d’automne extrêmement doux, une demande asiatique plus faible que prévu… Mais la roue peut facilement tourner si le cœur de l’hiver se révèle rigoureux. Et n’oublions pas que le Conseil européen a également envisagé un certain nombre de mesures pour accroître la résilience des infrastructures énergétiques, preuve qu’il prend au sérieux les menaces d’attaques physiques ou de cyberattaques. Restons solidaires et croisons les doigts.
Entre volonté de réduire le prix du gaz et volonté de ne pas pousser à la consommation, l’Union européenne a-t-elle trouvé un bon équilibre?
Les atermoiements de la Commission dans ce dossier ne sont effectivement que la résultante de deux visions opposées de prise en charge du problème. D’une part, les pays plutôt riches et fortement industrialisés accordent une priorité absolue à la sécurité d’approvisionnement «quoi qu’il en coûte». D’autre part, les pays disposant de moins de marge de manœuvre pour atténuer l’impact sur leurs consommateurs accordent davantage de priorité au niveau de prix, au risque de limiter la sobriété énergétique. Entre ces deux visions, un certain équilibre a été trouvé, certainement pas défavorable à l’ Allemagne mais, surtout, au détriment du climat. Il est en effet acté, compte tenu du coût respectif des combustibles, que la production d’électricité au départ de charbon et de lignite sera privilégiée par rapport au gaz naturel, en dépit de la taxonomie verte qui vient tout juste d’être fixée cet été!
La politique actuelle de l’Union européenne ne pèche-t-elle pas grandement par l’insuffisance d’actions sur le prix de l’électricité?
Effectivement, le Conseil européen n’a prévu qu’une mesure transitoire à court terme et encore, du bout des lèvres: le mécanisme visant à plafonner le prix du gaz intervenant dans la production d’électricité, qui a pourtant montré son efficacité en Espagne et au Portugal, doit encore faire l’objet d’une analyse des coûts et avantages – que de temps perdu! – sans garanties que cette dernière soit positive. L’ Allemagne, qui vient récemment de débloquer 200 milliards d’euros pour soutenir ses propres ménages et entreprises, générant au passage d’importantes distorsions de concurrence avec les autres Etats membres, semble beaucoup plus tatillonne quand il s’agit d’intervenir en amont sur le marché, au bénéfice de tous. Cette attitude doit nous interpeller à l’heure où le contexte doit au contraire conduire les Etats membres à une solidarité accrue! Encore un peu de patience, nous serons fixés d’ici un mois…
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