Prisonniers de guerre: les dérives de l’occupation russe
La prise de l’usine Azovstal, dernier bastion des soldats ukrainiens à Marioupol, soulève de vives inquiétudes sur le sort réservé par Moscou aux prisonniers de guerre. A côté des craintes concernant les civils déportés en Russie.
Après avoir pris le contrôle de la ville portuaire de Marioupol le 20 mai, l’armée russe a intensifié ses efforts pour s’emparer de l’étroit territoire qui échappait encore aux forces séparatistes ukrainiennes prorusses dans l’oblast de Louhansk. De la résistance ou de la chute de la municipalité de Severodonetsk, qui abritait cent mille habitants avant l’invasion russe, dépendra le «succès» de cette opération. Une victoire ouvrirait la voie à une progression de l’armée russe pour remplir le deuxième objectif qui lui a été assigné dans la région: la conquête de l’oblast de Donetsk. Sont-ils enhardis par la fin des combats à Marioupol? Les Russes ont en tout cas rallumé, depuis le 22 mai, les fronts de Mykolaïv et Zaporijia, au sud, et celui de Kharkiv, à l’est.
Le réveil de la force militaire russe relance le débat sur le sort réservé aux prisonniers de guerre et aux civils ukrainiens déplacés des zones de combat. D’après le ministère russe de la Défense, 2 439 soldats ukrainiens «du régiment Azov» se sont rendus dans les derniers jours du siège de l’usine Azovstal, dernier réduit de résistance de l’armée ukrainienne à Marioupol. Avant cette reddition, le commandant du régiment, Denys Prokopenko, avait partagé une vidéo indiquant avoir reçu l’ordre de l’état-major de l’armée ukrainienne de cesser le combat engagé dès les premiers jours de la guerre. Nouvelle illustration de la bataille de la communication que se livrent les deux camps, le porte-parole du ministère russe de la Défense a précisé que le commandant avait été évacué dans un «véhicule blindé spécial» pour éviter, a-t-il suggéré, qu’il soit pris à partie par la population.
«Propagande russe»
Le régiment Azov symbolise, dans l’entendement russe, «le» mobile qui a justifié la guerre, à savoir la «dénazification». Le bataillon composé de combattants ultranationalistes lors de la révolution proeuropéenne de 2014 a intégré des recrues venues d’autres horizons lors de son incorporation dans l’armée ukrainienne, réduisant à une minorité les plus radicaux. Le ministère russe de la Défense ne s’est évidemment pas privé de diffuser des photos de prisonniers arborant des tatouages propres à l’idéologie nazie. «Les soldats ukrainiens déployés dans la zone de Marioupol ont été traités par les médias russes de manière déshumanisante et présentés par la propagande du président Poutine comme des « néonazis » tout au long de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Ces descriptions suscitent de vives inquiétudes quant au sort qui leur sera réservé en tant que prisonniers de guerre», a commenté Denis Krivosheev, le directeur adjoint d’Amnesty International pour l’Europe de l’Est et l’ Asie centrale, le 17 mai.
Malgré la reconnaissance par la Russie des obligations contenues dans la troisième Convention de Genève sur les prisonniers de guerre, le sort des combattants ukrainiens d’Azovstal suscite de légitimes craintes. «Amnesty International a recueilli des informations sur des exécutions sommaires de captifs par les forces séparatistes soutenues par la Russie dans l’est de l’Ukraine, ainsi que sur des exécutions extrajudiciaires de civils ukrainiens par les forces russes ces dernières semaines», a complété Denis Krivosheev. La Cour suprême de Russie est également saisie d’une demande d’inscription du régiment Azov comme «organisation terroriste», sur laquelle elle devrait statuer le 26 mai. La démarche pourrait servir d’argument à Moscou pour se soustraire à ses engagements internationaux. En attendant, les prisonniers de guerre de Marioupol sont apparemment détenus dans des centres et prisons situés dans l’oblast de Donestk sous contrôle des pro-Russes.
Selon Leonid Slutsky, député et négociateur russe aux pourparlers avec les Ukrainiens, un échange entre prisonniers serait néanmoins à l’étude. La France, la Turquie et la Suisse ont été citées comme pays pouvant servir d’intermédiaires. L’homme d’affaires ukrainien prorusse Viktor Medvedtchouk, détenu par Kiev depuis son arrestation mi-avril sous les préventions de «haute trahison» et de «tentative de pillage des ressources naturelles en Crimée», pourrait servir de monnaie d’échange. Il est aussi le parrain d’une des filles de Vladimir Poutine.
«Evacuation», selon Moscou
De Marioupol ou d’autres régions d’Ukraine soumises à l’occupation russe ont aussi surgi des accusations de déplacements forcés de population. Le 9 mai, la commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, Lyudmyla Denisova, a évoqué le nombre de 1 377 925 personnes déplacées, dont 232 480 enfants. Le 25 avril, l’ONU avait avancé les chiffres de 605 000 Ukrainiens déportés en Russie et 25 000 au Bélarus.
Moscou reconnaît «l’évacuation» de citoyens ukrainiens vers le territoire russe mais la justifie par un souci de protection, leur vie étant mise en danger par des combats. Si l’argument peut être invoqué pour les habitants des républiques séparatistes du Donbass qui n’y seraient a priori pas opposés, il est difficile pour la Russie d’avancer ce mobile dans le cas des Ukrainiens de Marioupol ou de la partie nord de Kiev qu’elle a occupée au début du conflit. La déportation de civils en cas de conflit n’est pas complètement proscrite par le droit humanitaire mais elle est soumise à des règles strictes. Le transfert d’Ukrainiens jusqu’en Sibérie à l’extrême est de la Russie, comme le dénonce Kiev, ne rentre assurément pas dans ces critères.
L’ armée ukrainienne est, elle aussi, suspectée de crimes de guerre, y compris à l’égard de prisonniers. Mais il faut bien reconnaître que les préventions contre les forces russes sont plus nombreuses et concernent un spectre plus large: assassinats de civils, bombardements délibérés de bâtiments civils, utilisation du viol comme arme de guerre, violation des droits des soldats détenus, et déportation injustifiable de civils. Les commanditaires et les exécutants répondront-ils un jour de leurs actes?
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