Géorgie
La Géorgie connaît des protestations violentes contre le nouveau régime pro-russe. La population utilise des feux d’artifice pour défier les forces de l’ordre. © AFP via Getty Images

«Poutine n’a qu’une envie, c’est d’y envoyer son armée»: la Géorgie est-elle la prochaine Ukraine?

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La Géorgie doit-elle craindre pour son intégrité territoriale, suite à l’influence politique russe de plus en plus prégnante dans le pays? «Ni la solution militaire, ni la solution par la terreur ne peuvent être exclues», dit la chercheuse française Cécile Vaissié, spécialiste de l’espace post-soviétique. «Si la résistance actuelle de la population est si forte, c’est parce qu’elle se dit: ‘C’est maintenant ou jamais’».

La Géorgie devient-elle un nouveau point de tensions géopolitiques majeur? Tous les éléments y sont en tout cas réunis,  suite à la décision du nouveau gouvernement pro-russe de suspendre les négociations d’adhésion à l’UE.

Pour une partie de la population pro-européenne, l’annonce était «la goutte qui a fait déborder le vase», et a déclenché une vague de protestations massives dans toutes les grandes villes du pays. Pour la quatrième nuit d’affilée, une partie de la société géorgienne s’oppose à la direction prise par le nouveau régime pro-russe, dont l’élection, en octobre dernier, est supposément truquée.  

Comment aborder cette tension croissante? La Géorgie est-elle un nouvel oiseau pour la chat russe? Entretien avec Cécile Vaissié, professeure en études russes et soviétiques à l’Université Rennes 2.

Cécile Vaissié, comment expliquer cette montée de violence en Géorgie?

Cécile Vaissié: La Géorgie est une ex-république soviétique, mais aussi un ancien pays indépendant intégré dans l’Empire russe, qui a acquis son indépendance en 1991. Depuis, la Géorgie a toujours voulu s’éloigner de la Russie. Cette volonté a engendré toute une série de problèmes. Particulièrement face aux soutiens russes sur les territoires géorgiens -en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Globalement, pour un certain nombre de pays ex-soviétiques, la question qui se pose aujourd’hui, est de savoir s’ils veulent aller vers l’Occident, l’UE, voire Otan, ou s’ils préfèrent rester dans l’orbite russe. La Géorgie a fait le choix de l’Europe au 19e siècle, elle aurait aimé le faire au 20e, elle l’a fait clairement en 1991. Encore plus clairement après la guerre de 2008 (NDLR: qui vu la Russie envahir la Géorgie durant 6 jours).

Via l’oligarque Ivanichvili, l’influence russe s’est développée à l’oeil nu en Géorgie.

Cécile Vaissié

Le pays, alors dirigé par Mikheil Saakachvili (actuellement en prison) avait inscrit dans sa constitution que tous les organismes de l’Etat devaient faire le maximum pour rejoindre l’UE et l’Otan. Saakachvili a été éliminé du pouvoir et a laissé place à Bidzina Ivanichvili.

D’abord premier ministre, Ivanichvili  est plutôt connu comme oligarque ultra riche, dont la fortune dépasse les 50% du PIB de la Géorgie. Son argent est fortement lié à la Russie, et, petit à petit, son discours est devenu pro-Poutine. De là, l’influence russe s’est développée en Géorgie à l’œil nu. Avec des arguments comme la famille traditionnelle, la décadence de l’Occident, l’église géorgienne conservatrice et pro-Staline au centre du discours.

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Le gouffre entre la population et les autorités semble énorme. Comment l’expliquer?

Depuis les élections du 26 octobre, les événement ont pris une tournure inquiétante. Lors de celles-ci, la triche s’y voyait à l’œil nul. Toutes les pratiques russes de corruption classiques ont été utilisées. Le parti pro-russe Rêve géorgien a fait ce qu’on observe en Russie depuis des années. Avec toute la part de violence qui y est liée -des opposants frappés dans la rue, des arrestations de jeunes femmes intellectuelles, des menaces physiques. La combinaison de falsifications aux élections, violences, et refus du dialogue avec l’opposition, ont fait craquer la population.

Pourquoi la population géorgienne est-elle fondamentalement pro-européenne?

La Géorgie est (était) proche d’adhérer à l’UE. La pays compte un peu moins de quatre millions d’habitants. Un peu plus de trois millions ont voté. Un gouffre se crée actuellement entre les intellectuels (enseignants, jeunes universitaires) et le groupe autour d’Ivanichvili, qui feinte de vouloir se rapprocher de l’UE, mais qui, dans les faits, fait tout pour s’en écarter.

Le danger d’une invasion russe plane toujours.

Cécile Vaissié

En dehors des villes, le sentiment pro-européen est également présent. Car faute de bons salaires en Géorgie, beaucoup vont travailler dans l’UE. La volonté de rejoindre l’Europe s’explique donc surtout économiquement.

Dans les rues géorgiennes, la question de l’Ukraine est très tranchée: des drapeaux ukrainiens sont hissés par la population. On peut dire que la société est à 90% pro-Ukraine. En revanche, la présidente Salomé Zourabichvili, d’éducation française, n’avait jamais pris de position pro-Ukraine claire, même si elle l’est. La prudence reste de mise dans les discours car le danger d’une invasion russe plane toujours.

La Géorgie est également candidate pour rentrer dans l’Otan. N’est-ce pas ce point qui risque de froisser davantage la Russie?

Contrairement à l’Ukraine, la volonté de la Géorgie de rejoindre l’Otan est déclarée depuis longtemps, au moins depuis 2008. En Ukraine, la situation est quelque peu différente puisque la population à l’est -jusqu’à la Crimée- n’était majoritairement pas pour une entrée dans l’Alliance.

Géo-stratégiquement, pour Poutine, la Géorgie représente évidemment l’enjeu de la Mer Noire. Il voit toute une partie du littoral vouloir s’échapper vers l’Europe. Mais, rationnellement, cela ne menace en rien la Russie. Elle ne veut juste pas laisser partir des pays soviétiques de son orbite.

La société géorgienne n’est pas antirusse pour autant – la culture y reste très présente , elle est plutôt anti-Poutine, et contre l’emprise soviétique. La Géorgie a d’ailleurs accueilli des milliers de Russes en 2022 lorsque la guerre a éclaté en Ukraine. Mais la population est incontestablement pro-européenne. Dans son histoire, elle toujours voulu faire partie du monde méditerranéen.

Quels sont les regards de Poutine envers la Géorgie? Pourrait-il être tenté d’utiliser cette transition chaotique pour envahir le pays?

Dans le chef de la Russie, on observe, depuis 2014, que le but n’était plus d’envahir à nouveau la Géorgie (NDLR: ce qui n’est pas d’une grande difficulté militaire, la Russie s’était arrêtée après cinq jours à 30 kilomètres de la capitale Tbilissi). Depuis dix ans, le but des Russes a plutôt été d’infiltrer les agents géorgiens partout sur leur territoire. C’est ce qu’ils ont d’ailleurs fait.

La population géorgienne a une peur depuis des années: que l’armée russe revienne. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle soutient l’Ukraine. Si cette résistance est forte, c’est parce que les Géorgiens se disent: «C’est maintenant ou jamais».

Depuis dix ans, le but des Russes a plutôt été d’infiltrer les agents géorgiens partout sur leur territoire. C’est ce qu’ils ont d’ailleurs fait.

Cécile Vaissié

L’infiltration russe dans le renseignement est déjà présente depuis des années. Poutine n’a donc qu’une envie, c’est d’y envoyer son armée. Le problème pour lui, c’est qu’elle est déjà très occupée en Ukraine. Une partie de l’aviation russe est également actuellement en Syrie. La solution militaire est crainte et ne peut pas être exclue. Parce qu’un pays de moins de quatre millions de personnes, au territoire restreint, pourrait être occupé beaucoup plus facilement que l’Ukraine. Cela ne nécessiterait pas énormément de troupes. Pour l’instant, les dirigeants de l’UE restent prudents sur la situation. On ressent une certaine frilosité.

Au-delà du risque de l’intervention militaire, un autre risque est peut-être encore plus vraisemblable. C’est celui d’une solution ‘à la biélorusse’, c’est-à-dire une vassalisation de la Géorgie par la Russie. Dans ce processus, une stratégie de la terreur physique serait mise en place, avec une reprise de la plupart des canaux d’information. La Biélorussie est cependant un cas un peu à part, dans le sens où l’intégration à la Russie était déjà très entamée.

Les situations en Abkhazie et Ossétie du Sud, régions géorgiennes sous protectorat russe, pourraient-elles également déraper?

Les Russes y ont des troupes, c’est clair. Récemment, on a observé des émeutes en Abkhazie. La situation n’y est pas calme. De facto, il y a donc déjà des troupes russes sur des territoires que la Géorgie considère comme les siens. Pour la Russie, ni la solution militaire, ni la solution par la terreur ne peuvent être exclues.

Actuellement, il est intéressant d’observer un mouvement démissionnaire de hauts fonctionnaires. Un certain nombre d’ambassadeurs géorgiens quittent leurs postes à l’étranger (Pays-Bas, Etats-Unis). Visiblement, des contestations et pétitions contre la parti pro-russe circulent au ministère des Affaires étrangères. Par ailleurs, les deux principales banques du pays ne soutiennent pas Ivanichvili. On constate donc que ce mouvement se répand dans toutes les couches de la société. Il pourrait vite devenir une Ukraine façon Maïdan (NDLR: la révolution de la Dignité en Ukraine, en février 2014).

Quels sont les scénarios plausibles?

Les prochains jours s’annoncent décisifs. Après quatre nuits de protestations, le mouvement n’a pas l’air de faiblir, au contraire. Les arrestations sont massives. Les forces de police guettent les activistes. Il conviendra de voir si le mouvement restera intact sans les plus actifs, qui auront été arrêtés. Pour l’instant, on ne peut exclure aucun option. Ce qui change la donne, c’est le comportement de la présidente Salomé Zourabichvili, qui a maintenu que le parlement n’était pas légitime puisque les élections étaient trafiquées et qu’elle n’y laisserait pas sa place. Un bras de fer est donc en cours avec les pro-russes. Vont-ils arrêter Zourabichvili au moment de prendre le pouvoir (fin décembre), sachant qu’elle est une ancienne diplomate française, reconnue dans le monde diplomatique européen et américain, et soutenue par une grande partie de la population? Si tel est le cas, il s’agirait d’une déflagration sans précédent. Salomé Zourabichvili a un rôle absolument clé pour incarner cette résistance.

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