Pourquoi Viktor Orban est obsédé par le milliardaire George Soros
Le dirigeant hongrois a remporté dimanche ses troisièmes législatives d’affilée à la tête d’un pays que cet ancien libéral, devenu pourfendeur de l’immigration, a profondément transformé. Il n’a pourtant qu’une obsession: le milliardaire philanthrope Soros qui est aussi devenu son bouc émissaire. Pas glorieux.
C’est l’histoire d’une obsession. Celle du Premier ministre de Hongrie, Viktor Orban, envers un homme de 87 ans, qui, à ses yeux, incarne le mal absolu : George Soros.
La passe de trois pour Viktor Orban
Le dirigeant national-conservateur Viktor Orban, icône des droites populistes européennes, a remporté dimanche ses troisièmes législatives d’affilée en Hongrie, s’assurant une confortable majorité et assommant une opposition divisée, selon des résultats partiels. Le parti Fidesz de M. Orban recueillait 48,9% des voix après le dépouillement de plus de 95% des bulletins, selon le Bureau national électoral, un score supérieur de quatre points à celui réalisé il y a quatre ans, et qui doit permettre à M. Orban de décrocher une nouvelle fois une majorité des deux-tiers au Parlement, comme en 2010 et en 2014. La mobilisation des électeurs a frôlé des records, certains bureaux de vote sont restés ouverts trois heures au-delà du délai prévu, alimentant les spéculations sur un possible coup de théâtre. Et Viktor Orban, chemise blanche sous veste noire, est apparu soulagé à l’annonce des résultats. « C’est une victoire historique qui nous offre la possibilité de continuer à nous défendre et de défendre la Hongrie », a-t-il déclaré devant une foule de militants en liesse rassemblés au bord du Danube et habillés aux couleurs orange de son parti.
Au fil des mois, ce milliardaire américain d’origine hongroise est devenu l’homme à abattre au pays des Magyars. Il fait l’objet d’articles à charge dans la presse affiliée au Fidesz, le parti au pouvoir. Traîné dans la boue sur les réseaux sociaux, victime de campagnes d’affichage virulentes, il est aussi conspué dans les discours officiels. Durant son intervention, lors de la fête nationale, le 15 mars dernier, Orban l’a tancé à quatre reprises…
Pourquoi cet acharnement ? » Parce que le chef du gouvernement a peur de Soros, soutient Andras Desi, journaliste politique. Il est obsédé par l’idée qu’il pourrait, malgré son âge, changer la donne en Hongrie. Soros a beaucoup d’argent et il s’en sert pour tenter de promouvoir la transparence démocratique, avec des médias indépendants et de véritables contre-pouvoirs. Orban ne supporte pas ce qu’il incarne. »
Né à Budapest, dans une famille juive, en 1930, George Soros échappe in extremis à la déportation, lorsque les nazis entrent dans le pays, en mars 1944. Trois ans plus tard, il fuit la Hongrie communiste pour s’installer en Angleterre. Diplômé de la prestigieuse London School of Economics, il s’envole en 1956 pour New York, et y fait fortune dans la finance. Spéculateur acharné, il commet son plus grand forfait en 1992, lorsqu’il mise sur la baisse de la livre sterling et fait sauter la banque d’Angleterre.
Mais Soros a un autre visage. Celui d’un philanthrope qui consacre une bonne partie de sa fortune à promouvoir, un peu partout dans le monde, des valeurs de démocratie et d’ouverture – d’où le nom donné à son réseau de fondations, Open Society ( » société ouverte « ). Très actif dans les pays d’Europe centrale, il s’implante, dès 1984, en Hongrie. En trente-cinq ans, 400 millions de dollars ont été investis dans son pays natal dans des projets sociaux – santé, éducation, droits de l’homme. En Hongrie comme ailleurs, Open Society offre également son assistance aux demandeurs d’asile.
Car, pour Soros, l’Europe doit s’ouvrir aux réfugiés. Il a ainsi affirmé : » Sauver les réfugiés pour sauver l’Europe « , en septembre 2016, sur le site d’opinions Project Syndicate. Ou, une semaine plus tard : » Pourquoi j’investis 500 millions de dollars pour aider les migrants « , dans le Wall Street Journal.
Orban utilise toujours la même rhétorique, celle des dictateurs. Il se présente comme le sauveur » Robert Laszlo, politologue
Pour le leader hongrois, c’est une aubaine. Depuis des années, le maître de Budapest mène une guerre sans merci contre la » menace migratoire « . Plutôt qu’une société ouverte, Orban dresse des barrières le long des frontières. Les migrants, répète-t-il à l’envi, menacent la souveraineté de la Hongrie. Il faut stopper » l’invasion « . En 2015, il s’était opposé au programme de répartition des réfugiés – les fameux » quotas par pays » – lancé par la Commission européenne au plus fort de la crise migratoire. Il avait, alors, fustigé le » diktat » de Bruxelles. Il lui fallait un nouveau bouc émissaire. Ce sera Soros. » L’oncle George « , comme il le surnomme avec dédain, veut mener l’Europe à sa perte. Il en est convaincu. Le 9 octobre 2017, le gouvernement envoie, dans huit millions de foyers, un questionnaire. Objectif : présenter aux Hongrois un prétendu plan ourdi par Soros, qui consisterait à faire entrer chaque année en Europe un million de migrants. » Les questions étaient fondées sur des propos de Soros sortis de leur contexte, déplore Daniel Makonnen, porte-parole d’Open Society en Hongrie. Il était par exemple écrit que George Soros voulait démonter les barrières à la frontière des Etats membres. Or, c’est faux. »
Peu importe, la machine est en marche. Tout l’appareil d’Etat se mobilise contre le nouvel ennemi. Une campagne d’affichage est lancée, en 2017, dans tout le pays. En gros plan, le visage de George Soros, hilare, avec cette phrase : » Rira bien qui rira le dernier. » » Cette photo rappelle l’imagerie utilisée par les nazis dans les années 1930 pour représenter « l’ennemi juif », riche et adipeux, qui tire les ficelles en coulisses « , commente Andras Renyi, professeur d’histoire de l’art à l’université Eotvos Lorand, à Budapest. Auteur de nombreux travaux sur ce sujet, il réfute toutefois l’idée que Viktor Orban soit, lui-même, antisémite. » Il n’y a, chez lui, aucune idéologie sous-jacente, estime-t-il. C’est beaucoup plus insidieux : on envoie ces signaux aux Hongrois racistes, en sachant très bien qu’ils saisiront ces codes implicites. » Plusieurs affiches ont été balafrées de tags antisémites.
Autre exemple, cette photo d’une fête de village, postée sur son compte Facebook par un député du Fidesz. Des habitants, tout sourire, posent devant un cochon, tué pour l’occasion. Sur sa peau, ces mots : » Ö volt a soros « , soit » C’était son tour « . Un jeu de mots autour du terme » soros « , qui ne fait pas rire Radnoti Zoltan, président du comité des rabbins, au sein de la fédération des communautés juives de Hongrie. Plus de 600 000 juifs ont été déportés durant la Seconde Guerre mondiale, et l’on ne peut s’empêcher de songer, en voyant cette photo, au Judensau (littéralement » truie des juifs « ), les caricatures antisémites du Moyen Age, en Allemagne. » Le gouvernement n’avait sans doute pas l’intention d’attaquer Soros sur sa religion, dit-il, mais on ne peut exclure qu’il ait voulu séduire les électeurs racistes du parti d’extrême droite, le Jobbik. » Pas du tout, rétorque Köves Slomö, rabbin ultraconservateur, réputé proche du Fidesz : » Il n’y a pas d’antisémitisme dans cette campagne. Le gouvernement veut juste lutter contre ce spéculateur sans morale, qui cherche à détruire l’identité nationale. »
Pour accabler » l’ennemi public n° 1 « , Orban a aussi déclenché l’arme médiatique. Tous les moyens sont bons, quitte à diffuser des rumeurs et à produire à la chaîne des informations fantaisistes. Modèle du genre, le site Origo. Racheté en 2016 par le groupe hongrois New Wave Media, réputé proche du Fidesz, ce portail Internet très fréquenté – le deuxième du pays, avec 675 000 pages vues par jour – est devenu une redoutable machine à propagande. En témoigne ce titre, très alarmiste : » Des amis migrants de Soros attaquent la Hongrie « , publié il y a quelques semaines. En illustration, une photo d’hommes noirs, vociférant et portant des pancartes, avec ces mots : » Nous sommes des réfugiés « . Sans doute cet » article » était-il censé décrire ces » hordes de migrants « , régulièrement évoquées par Viktor Orban dans ses interventions télévisées. Sauf que cette photo a été prise en réalité dans le désert de Negev, en Israël. Elle n’a rien à voir avec la Hongrie…
De tels exemples abondent. Mais qui prend réellement conscience de cette manipulation ? Le Fidesz et ses » amis » contrôleraient plus de 60 % du paysage médiatique… » Les migrants veulent bouleverser notre culture ancestrale, affirme ainsi Nagy Gergely, jeune logisticien, sympathisant du Fidesz. Viktor Orban nous dit que Soros est derrière tout ça, et je ne vois pas pourquoi il nous mentirait. » Le 8 avril, lors des prochaines élections législatives, Nagy votera pour Orban, comme deux millions de convaincus (soit plus de 30 % des voix). Sera-t-il réélu pour un troisième mandat consécutif ? C’est probable, tant l’opposition est fragmentée.
Et, comme Orban l’a annoncé dans son discours du 15 mars dernier, il poursuivra sa croisade anti-Soros : » Nous devons combattre un adversaire différent de nous. Son visage est caché, il n’agit pas franchement, mais de façon furtive. Il n’est pas droit et n’a aucun scrupule. Il n’est pas national, mais international. Il ne croit pas au travail et préfère spéculer. Il n’a pas de patrie, mais il croit que le monde entier est à lui. » Le complot, toujours… » Orban utilise toujours la même rhétorique, qui est celle des dictateurs, remarque Robert Laszlo, expert en élections au sein de l’institut de recherches Political Capital. Il se présente comme le sauveur, qui protège le pays contre ses ennemis : les communistes, les libéraux, les multinationales, les migrants, Bruxelles… Et maintenant, Soros. »
Cette » mobilisation nationale » permet en outre à Orban d’occulter les vrais sujets. » Sa stratégie de diversion fonctionne parfaitement, déplore Ferenc Gyurcsany, ancien Premier ministre, aujourd’hui candidat pour la Coalition démocratique (DK). Tout le monde ne parle que de Soros et des migrants. Selon un récent sondage, près de huit Hongrois sur dix sont préoccupés par les réfugiés, alors qu’ils sont si peu nombreux que la plupart de mes compatriotes n’en ont jamais vus de leur vie ! Mais rien n’y fait : il est impossible de provoquer un débat sur l’éducation, la santé ou la corruption. » Ce dernier sujet aurait pourtant sa place dans le débat public, estime Magyar Balint, ancien ministre de l’Education, auteur d’un livre sur ce » fléau national » : » Nous vivons dans un Etat-mafia, s’emporte-t-il. Le système politique n’est pas conduit par l’idéologie, mais par la volonté d’accumuler des pouvoirs et des richesses, en recourant à la corruption. Et la tendance s’aggrave : la probabilité qu’il y ait une fraude dans un marché public a été multipliée par trois entre 2009 et 2015 ! L’Union européenne demande à Orban d’instaurer des lois anticorruption, mais cela revient à demander à un lion de devenir végétarien ! »
Au fil du temps, le régime Orban a installé un capitalisme de copinage, au point que plusieurs des proches du Premier ministre figurent parmi les hommes les plus riches du pays. Le maire de Felcsut, son village natal, Lorinc Meszaros, un ancien installateur de gaz, pèserait ainsi quelque 460 millions de dollars… Pas mal pour un plombier ! » Il n’y aurait qu’un moyen d’intimider les oligarques proches du régime, reprend Magyar Balint. Ce serait de geler leurs avoirs. «
Dernier scandale en date : de faux appels d’offres, portant sur le renouvellement de lampadaires urbains, dans une trentaine de communes, entre 2010 et 2014. » Dans la plupart des cas, il n’y avait qu’une seule entreprise candidate, Elios, dénonce Anita Vorak, journaliste au site d’investigation Direkt 36, qui a sorti l’affaire en mars 2015. Et dans le comité de direction d’Elios se trouvait Istvan Tiborcz, futur gendre de Viktor Orban. » » Tout était fait pour que la société remporte les appels d’offres « , confirme Akos Hahhazy. Candidat aux élections législatives sous l’étiquette LMP, un parti centriste, ce vétérinaire était, à l’époque, élu dans la ville de Szekszard, l’une des villes impliquées dans ces magouilles. » Le système est imparable, poursuit-il. Des maires corrompus fournissent des commandes à des entreprises proches du pouvoir. Il y a beaucoup d’affaires comme celle-là, surtout lorsqu’il y a des fonds européens à la clé… » En janvier dernier, ce scandale a eu un retentissement international, lorsque l’Office européen de lutte contre la fraude, saisi du dossier, a rendu son rapport d’enquête. Un document dévoilé par le Wall Street Journal, qui confirme l’existence d’un système très bien rodé.
Ce scandale aurait pu polluer la campagne électorale, mais il a été mis sous le tapis. Et on parle aujourd’hui beaucoup plus à Budapest de la future loi » Stop Soros » que des cas de corruption… De quoi s’agit-il ? De la dernière trouvaille d’Orban pour porter un nouveau coup à son ennemi. En bref, une association qui aide des réfugiés devra, si la loi passe, obtenir une autorisation du ministère de l’Intérieur. Il est en effet prévu que l’assistance aux réfugiés devienne un sujet de sécurité nationale. Autre mesure particulièrement dure : une ONG étrangère qui voudrait financer un projet local sera taxée, sur sa subvention, à hauteur de… 25 %. » Le vote est prévu pour le mois de mai « , précise Marta Pardavi, d’une voix sombre. Codirigeante du Comité Helsinki, ONG spécialisée dans les droits de l’homme, elle cache mal son inquiétude. » Depuis plusieurs années, nous faisons l’objet d’attaques récurrentes de la part du gouvernement, dit-elle. En 2014, on nous accusait de financer des partis d’opposition. En 2015, on nous prenait à partie parce que nous fournissions des aides juridiques aux réfugiés. Mais ce qui se profile après les élections est pire que tout. Le gouvernement hongrois décidera de ce que la société civile aura le droit de faire ou non. C’est une remise en question des valeurs fondatrices de l’Europe. » Mais quand on a une obsession…
Par Charles Haquet.
» J’ai 25 ans, j’ai une femme et je vis à Szolnok, en Hongrie. » Exhumée par Le Vif/L’Express à Budapest, cette lettre d’intention est signée… Viktor Orban (en-tête ci-dessus). Datée du 30 décembre 1988, elle est adressée à la fondation du milliardaire philanthrope George Soros. Tout juste diplômé en droit, Orban cherche alors à partir à Oxford pour y étudier… la société civile. Celle qu’il s’emploie aujourd’hui à détruire.
» Nous sommes en Hongrie depuis 1991, nous n’en partirons jamais ! » Michael Ignatieff, président de la prestigieuse université d’Europe centrale, est formel : il ne cédera pas au diktat de Viktor Orban. Depuis son arrivée, en septembre 2016, cet universitaire canadien, passé par Cambridge et Stanford, subit, dit-il, une » pression politique inacceptable » du gouvernement hongrois. Pour se conformer à la nouvelle loi sur l’enseignement supérieur, très contestée (ci-dessous, manifestation à Budapest, en 2017), il a dû créer un campus à… New York ! Orban n’a toujours pas signé l’accord, fulmine-t-il. Nous sommes pris en otages par la campagne personnelle qu’il mène contre George Soros. » Sans doute le programme d’intégration de l’université, destiné aux réfugiés, y est-il aussi pour quelque chose : » Nous en sommes très fiers, souligne Ignatieff. Nous sommes l’une des rares institutions à avoir pris cette initiative. Nous la poursuivrons coûte que coûte. » Et si les choses tournent mal ? Un » campus satellite » est prêt.
A Vienne, en Autriche.
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