Pourquoi on ne nous aime pas, nous Occidentaux: Poutine en mission contre la «décadence»
Moscou assigne à la guerre en Ukraine une dimension de confrontation civilisationnelle. Véritable bataille sur les valeurs ou artifice?
Le 24 février 2022, pour justifier le lancement de son «opération militaire spéciale» en Ukraine, Vladimir Poutine prononce un discours fustigeant les néonazis ukrainiens, les fauteurs de guerre de l’Otan, et, à la marge, l’arrogance de l’Occident. Le 21 février 2023, à quelques jours du premier anniversaire du conflit, le président russe réitère ses accusations contre l’Ukraine et l’Otan et, surtout, développe un réquisitoire cinglant contre les Occidentaux décadents. Les voilà accusés de «mensonge, déformation des faits historiques, offensive contre notre culture, contre l’Eglise orthodoxe et les autres organisations religieuses traditionnelles de notre pays». L’anti-occidentalisme de la Russie officielle est révélé crûment au grand jour (lire l’encadré).
Le nationalisme russe est avant tout antidémocrate.
Pays à la superficie la plus grande au monde, la Russie a vocation à être une puissance internationale. Mais cette ambition ne s’est pas toujours construite en opposition aux grandes nations européennes et américaine. Au XXe siècle, c’est sur le terrain économique qu’elle s’est développée, par la promotion du communisme. “La puissance de la Russie soviétique est indéniablement liée à sa position de fer de lance de la lutte contre le capitalisme. Elle a été la référence, l’espoir de millions de gens persuadés que le socialisme soviétique, c’était “la grande lueur à l’Est”, le “soleil des pauvres”, explique l’historien Pierre Rigoulot. Cette position lui a donné influence et puissance. Lénine, en fondant la IIIe Internationale et l’URSS, s’est donné des leviers partout dans le monde: grèves, actions politiques, voire militaires, ont suivi. Le congrès de Bakou, en 1920 (NDLR: rassemblement, à l’initiative de l’Internationale communiste, des représentants de différents peuples d’Orient), est favorable à une guerre sainte des musulmans contre le colonialisme occidental, pas contre les républiques d’Asie centrale! L’URSS a influé sur la politique de défense nationale des pays occidentaux, favorisé le pacifisme dans les années 1930, permis le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en assurant à son ami Hitler l’absence d’un deuxième front quand il a attaqué la France et l’Angleterre en 1940, etc.» Déjà, l’Occident fait figure d’ennemi idéologique et potentiel adversaire sur le plan militaire. Mais ce substrat n’empêche pas quelques entorses, si le besoin s’en fait sentir.
«Il faut nuancer, prolonge Pierre Rigoulot. Et particulièrement pour les Etats-Unis. C’est moins d’opposition que de coopération qu’il faut d’abord parler. La tradition des ingénieurs et des précepteurs français en Russie se poursuit d’une autre manière dans les années 1930: nombre d’ouvriers américains viennent y travailler. Ensuite, pendant la guerre, l’aide américaine à l’URSS est gigantesque. Franklin Roosevelt (NDLR: président des Etats-Unis de 1933 à 1945) rêve par la suite d’un grand partenariat avec la Russie. Le basculement dans la guerre froide voulue par Staline et Harry Truman (NDLR: président de 1945 à 1953) cassera ce rêve et rapprochera l’Europe et les Etats-Unis, désormais favorables à une politique de “containment”.»
Deux conceptions civilisationnelles
Traducteur de la littérature russe et auteur de Et si l’Ukraine libérait la Russie? (Seuil, 2022), André Markowicz rappelle qu’au XIXe siècle, la Russie participe amplement à la vie culturelle de l’Europe et voit dans le même temps naître un fort courant nationaliste. «Celui-ci est avant tout antidémocrate. Ce n’est pas l’Occident en tant que tel qu’il rejette, mais bien la possibilité qu’une non-dictature émerge en Russie.»
Ce biais antidémocrate, il est difficile de ne pas le déceler dans l’aventure russe en Ukraine. Plus que l’expansionnisme vers l’est de l’Otan, c’est l’élargissement à l’Ukraine du modèle démocratique de l’Union européenne qui, analysent beaucoup d’experts, a poussé Vladimir Poutine à s’ingérer dans les affaires intérieures ukrainiennes. En 2014, la décision du président prorusse Viktor Ianoukovitch de renoncer à signer un accord d’association avec l’UE déclenche la révolution de Maïdan. «On ne peut en effet analyser cette guerre d’Ukraine seulement en termes de séparatisme ou de nationalisme ukrainien, ni même en tant que confrontation entre puissances militaires, l’Otan et la Russie, décrypte Pierre Rigoulot. C’est aussi l’affrontement de deux conceptions politiques, et civilisationnelles. Dans le monde entier, s’affrontent des intérêts opposés mais aussi des conceptions sociétales opposées. Démocraties plus ou moins libérales contre sociétés autoritaires, voire totalitaires, caractérisent notre époque. Cette opposition de modèle politique, moral, civilisationnel, a été exprimée de manière caricaturale par le chef de l’Eglise orthodoxe russe Kirill, qui a divisé les pays du monde en deux catégories: ceux où il y avait des gay prides et ceux où elles étaient interdites…»
On est bien loin du simple patriotisme et de la défense des traditions russes et chrétiennes orthodoxes.
Plutôt une absence de valeurs
La critique des mœurs supposées dégénérées des Occidentaux est récurrente depuis quelques années dans le réquisitoire des dirigeants russes. S’accompagne-t-elle pour autant de la mise en avant d’un système alternatif de valeurs qui viendrait concurrencer le «modèle occidental»? Oui, dans les intentions ; non, dans les actes, répond Pierre Rigoulot. «Pour le moment en tout cas, lesdites “valeurs traditionnelles” sont moins perceptibles que l’absence de valeurs! S’il y a des valeurs portées au pinacle, ce sont celles de la lutte guerrière, de l’écrasement de tout adversaire, du refus du droit international et de la réunion sous la bannière de Moscou des peuples de langue et de culture russes. Je suis désolé de le dire mais telles étaient les références d’Hitler. Les citoyens tchèques de langue allemande devaient être intégrés au Reich comme l’avaient été les Autrichiens et comme allaient l’être les Alsaciens et Mosellans. Ethnicité, valeurs guerrières, toute-puissance de l’Etat, soumission à cet Etat russe de divers peuples colonisés par les tsars et durement traités par Staline… On est bien loin du simple patriotisme et de la défense des traditions russes et chrétiennes orthodoxes comme voudrait nous le faire croire l’extrême droite française», complète le coauteur du livre Quand Poutine se prend pour Staline (Buchet-Chastel, 2023, 256 p.).
«Toute la rhétorique sur la décadence de l’Occident est un discours fasciste, analyse André Markowicz. La décadence, c’est ce qui souille nos origines, nos soi-disant valeurs. Mais personne ne sait ce que sont ces valeurs. Et surtout, il ne faut pas les expliquer puisqu’elles n’existent pas. En Russie, cette mythologie empêche de voir et de prendre en compte la misère de la vie des gens. Mais c’est le lot de tous les nationalismes à travers le monde. Ils invoquent une espèce de culte des origines, évidemment fantasmé, et, en même temps, ils entretiennent une tendance forte au ressentiment. Cela, Vladimir Poutine l’exploite autant qu’il le peut.»
Rejet de toute culpabilité
Le président russe est, à côté du patriarche Kirill, le principal propagateur actuel de l’antioccidentalisme de la Russie. On pourrait penser que son passé d’officier du KGB en Allemagne de l’Est dans les dernières années du communisme russe a pu alimenter ce sentiment de détestation de l’Occident, lui qui considère que «la chute de l’URSS est la pire catastrophe géopolitique du XXe siècle».
«En Allemagne de l’Est, Vladimir Poutine a travaillé au cœur de la confrontation des deux systèmes. Parvenu des années après au pouvoir, il n’oubliera pas son expérience passée mais on ne peut pas dire pour autant qu’il est un communiste déguisé, souligne Pierre Rigoulot. Il cherche à rendre leur fierté aux Russes et refuse toute culture de la culpabilité pour ce qu’a été l’URSS. Il exalte dans ses discours la “russitude”, un ensemble de valeurs et de traditions qui se sont manifestées notamment par l’héroïsme avec lequel ont été repoussés les Polonais au XVIIe siècle, Napoléon au XIXe et Hitler au XXe, à quoi Poutine ajoute les Ukrainiens au XXIe siècle, ces Ukrainiens qui, prétend-il, s’apprêtaient à attaquer la Russie s’il n’avait pas lui-même pris les devants.» On le voit, défense de la grandeur de la Russie et spectre fantasmé de l’agression se mêlent pour entretenir, chez Vladimir Poutine, cette haine de l’Occident qui le sert si bien.
«Que dire sinon “Pardonne-leur, mon Dieu…”?»
Lors de son discours marquant le premier anniversaire de l’«opération militaire spéciale» russe en Ukraine, le président Vladimir Poutine ne fait pas dans la demi-mesure pour dénoncer la «dégénérescence» de l’Occident, dont il dit devoir protéger les enfants russes.
«Voyez ce qu’ils imposent à leur propre population! La négation de la famille, de l’identité culturelle et nationale, la perversion, l’abus d’enfants, et jusqu’à la pédophilie – tout cela est désormais institué comme une nouvelle norme, une norme de vie, tandis qu’on impose aux ministres du culte, aux prêtres, de bénir des mariages homosexuels. […] On voudrait leur dire: mais enfin, regardez les Ecritures, les livres sacrés de toutes les religions du monde! Tout est là, à commencer par le fait qu’une famille est l’union d’un homme et d’une femme. Mais aujourd’hui, même ces textes sacrés sont mis en doute… On a même appris que l’Eglise anglicane envisageait – pour l’instant, elle se contente d’envisager – une réflexion autour de l’idée d’un Dieu non genré… Que dire, sinon: “Pardonne-leur, mon Dieu, ils ne savent pas ce qu’ils font”?»
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