Avec l’élection du président Ebrahim Raïssi, l’Iran a renoué avec la ligne dure de l’antioccidentalisme. © getty images

Pourquoi on ne nous aime pas, nous Occidentaux: l’Iran toujours contre le «grand Satan»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le régime des ayatollahs s’est construit dans l’hostilité aux Etats-Unis. Cela n’a pas changé. L’Europe peut-elle l’infléchir?

La libération, le 25 mai, du travailleur humanitaire Olivier Vandecasteele, après quinze mois de détention, a fort justement rappelé que l’emprisonnement d’Occidentaux est devenu une arme usuelle de la «politique étrangère» de la République islamique d’Iran. Il a été moins mentionné qu’une prise d’otages en particulier fut l’un des mythes fondateurs du régime des ayatollahs. En occupant l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran, du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981, en y retenant ses diplomates et employés civils et en contrant une opération d’exfiltration ordonnée par le président Jimmy Carter, le nouveau pouvoir a inscrit l’Iran parmi les plus fervents thuriféraires de l’antiaméricanisme, sentiment qui prospère encore aujourd’hui. L’attitude des dirigeants de Téhéran dans les guerres en Syrie et en Ukraine et dans le dossier du développement de leur industrie nucléaire le démontre à suffisance. En Iran, la haine de l’Occident a un fort accent antiaméricain.

L’argument du rejet de l’Occident ne fonctionne plus auprès de la population.

Historiquement, l’antioccidentalisme précède l’antiaméricanisme. Auteur de L’anti-démocratie au XXIe siècle. Iran, Turquie, Russie (CNRS, 2021) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) de Paris, Hamit Bozarslan en décrit les ressorts dans une interview de novembre 2021 à RFI: «L’Iran, la Russie, la Turquie ont connu un processus d’occidentalisation au même moment, à partir de 1830-1840. Ce processus est considéré aujourd’hui comme un processus d’aliénation, une sorte de trahison à l’ontologie nationale (NDLR: un fondement philosophique). Cette ontologie aurait été altérée par le processus d’occidentalisation, qui aurait constitué un complot imposé par l’Occident. Et les élites locales […] auraient collaboré. Donc l’inimitié extérieure et la trahison intérieure [se conjugueraient]. L’objectif final serait aujourd’hui de restaurer la nation dans sa pureté ontologique…» On verra effectivement dans le cas de l’Iran, ancien empire comme la Russie et la Turquie, que la révolution de 1979 s’accompagne d’une réaffirmation de valeurs supposées locales, et souvent islamiques.

La révolte des femmes iraniennes a, à nouveau, montré le tropisme prodémocratie des jeunes.
La révolte des femmes iraniennes a, à nouveau, montré le tropisme prodémocratie des jeunes. © getty images

L’impérialisme honni

Il reste qu’à la fin des années 1970, c’est l’antiaméricanisme qui domine. Il existe deux raisons principales à ce tropisme, rappelle Firouzeh Nahavandi, professeure à l’ULB et spécialiste de l’Iran. «L’accent est surtout mis sur le fait que l’ancien régime, celui du Shah, a accordé aux ressortissants américains le droit à l’extraterritorialité, la possibilité d’être jugé hors du pays, en cas de délits, détaille-t-elle. L’argument est souvent invoqué par l’ayatollah Khomeini, l’instigateur de la révolution. En point de mire des nouveaux dirigeants, figure aussi l’intervention des Etats-Unis et du Royaume-Uni pour démettre le Premier ministre Mohammad Mossadegh, à l’origine de la nationalisation de l’industrie pétrolière.» Cet antiaméricanisme se traduira par des manifestations hostiles où des drapeaux et des effigies du président américain furent brûlés, avec comme paroxysme l’occupation de l’ambassade pendant 444 jours. Ce déferlement de haine téléguidée aboutit à la requalification des Américains sous l’éloquent vocable de «grands Satans».

Beaucoup de jeunes Iraniens ne rêvent que de venir en Occident.

Près de 45 ans après l’instauration de la République islamique, la haine des dirigeants iraniens envers les Etats-Unis trouve ses fondements dans le combat contre l’impérialisme (en vertu de la dimension tiers-mondiste de la révolution), plus que dans la lutte contre le capitalisme (certains dignitaires du régime s’accommodent de l’économie libérale alors que d’autres prônent un étatisme intégral) ou dans la dénonciation des mœurs occidentales, comme on la trouve exacerbée en Russie, ajoute Firouzeh Nahavandi.

Jeunes américanophiles

Il n’empêche, la dernière crise majeure qu’a connue l’Iran des ayatollahs a été provoquée par la révolte des femmes, appuyée par des hommes, contre le diktat des autorités sur le port du voile, après la mort de la jeune Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, arrêtée par la «police de la vertu» pour «port de vêtements inappropriés». «La question du voile est primordiale en Iran parce qu’il est présenté comme le marqueur de l’authenticité et de l’islamité développées par les nouveaux dirigeants pour signifier la rupture avec l’ancien régime. Le voile a donc été un signe fondamental du changement en Iran. Et les femmes, un instrument central de la construction de l’ordre islamique», insiste la professeure de l’ULB.

Cette caractéristique est mise en avant depuis de longues années dans l’analyse de la sociologie iranienne: si les dirigeants sont foncièrement antioccidentaux, la population, elle, le serait beaucoup moins ; certaines franges de celle-ci nourriraient même de l’empathie, voire de l’admiration, envers les Etats-Unis. «La population iranienne est très jeune. Elle lutte pour des valeurs à l’occidentale, les droits humains, la démocratie et pour la fin du régime. Beaucoup de jeunes ne rêvent que de venir en Occident. D’ailleurs, quand ils le peuvent, ils viennent. Même les enfants des dirigeants actuels et de ceux qui les défendent sont soit en Occident, soit vivent à l’occidentale. Dans le même temps, le rejet de cet Occident fait partie du discours politique. Or, si cet argument a fonctionné en 1979 lors de la révolution, sur le mode du slogan d’alors «Ni Est ni Ouest, mais République islamique», aujourd’hui, il ne marche plus, qui plus est avec la force des nouveaux moyens de communication. Seuls les Iraniens qui vivent des aides octroyées et qui, de ce fait, sont redevables au régime échappent à cette défiance», décrypte Firouzeh Nahavandi.

Avec l’occupation de l’ambassade des Etats-Unis en 1979, le nouveau régime iranien a d’emblée marqué les esprits.
Avec l’occupation de l’ambassade des Etats-Unis en 1979, le nouveau régime iranien a d’emblée marqué les esprits. © getty images

Sombres perspectives

L’étouffement de la révolte des femmes de 2022 montre cependant que la répression, avec force arrestations, condamnations et même exécutions, reste une arme redoutable aux mains des dirigeants iraniens. Elle leur sert à maintenir leur pouvoir et ce qui en découle, l’accès aux prébendes que leur procure le contrôle de pans importants de l’économie. Et si un temps, la cohabitation de deux courants, l’un réformateur, l’autre conservateur, a entretenu l’espoir d’une réforme du régime de l’intérieur, il est aujourd’hui annihilé par l’éradication des «progressistes» de l’illusion de processus démocratique en vigueur dans le pays. Une orientation confirmée par l’accession à la présidence d’Ebrahim Raïssi à l’issue de l’élection du 18 juin 2021. «On renoue avec la ligne très dure de l’antioccidentalisme, analyse Firouzeh Nahavandi. Ebrahim Raïssi est le représentant typique de l’ultraconservatisme du régime et il est très proche du guide suprême de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei.»

Le voile a été présenté comme le marqueur de l’authenticité développée par les nouveaux dirigeants.

En regard de cet état des lieux particulièrement négatif – antiaméricanisme profond, renforcement de la dictature, paralysie des efforts de relance de l’accord sur le nucléaire, stratégie des prises d’otages, répression implacable de la révolte des femmes… –, il est difficile de trouver le signe annonciateur d’un revirement en forme de détente. Mais puisque l’antiaméricanisme est la forme d’antioccidentalisme qui continue de prévaloir à Téhéran, cela laisse peut-être une timide opportunité à l’Europe pour amener les dirigeants iraniens, pris entre la pression des sanctions économiques et celle des aspirations de leur population au progrès, à évoluer. Les Européens ont pour eux d’avoir le plus œuvré à la conclusion de l’accord sur le nucléaire de 2015, approuvé par Barack Obama, dénoncé par Donald Trump et en phase de revitalisation depuis l’élection de Joe Biden. Si les ayatollahs concédaient la nécessité d’un dialogue, les Européens sauraient-ils le faire fructifier au bénéfice de la population iranienne?

«La main de la vengeance sortira de la manche…»

Le 3 janvier 2020, les Etats-Unis, sous la présidence de Donald Trump, bombardaient un convoi de véhicules à proximité de l’aéroport de Bagdad, en Irak. La personnalité visée et tuée à cette occasion était le général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al-Qods, chargée des opérations extérieures, et des Gardiens de la révolution, le bras armé du régime iranien.

Deux ans plus tard, à l’occasion de la commémoration à Téhéran de la mort de Soleimani, Ebrahim Raïssi, devenu président de la République d’Iran, rappelait que la vengeance est un plat qui se mange froid. «Tant mieux si un procès équitable contre M. Trump, M. [l’ancien secrétaire d’Etat Mike] Pompeo et d’autres criminels est lancé afin de juger leur crime horrible. Sinon, je dis à tous les hommes d’Etat américains, ne doutez pas que la main de la vengeance sortira de la manche de la communauté musulmane.»

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