Pourquoi on ne nous aime pas, nous Occidentaux: comprendre la source de cette haine
Aux sources de la haine de l’Occident, des reproches justifiés et des intérêts à préserver (1/7).
Aussi ignobles et impardonnables qu’aient été les attentats du 11 septembre 2001, la raison, le moment venu, aurait dû amener les dirigeants des Etats-Unis à se poser la question des causes d’un tel déferlement de violences. Qu’est-ce qui peut justifier aux yeux de quelques-uns, soutenus par des franges d’une population, de développer tant de haine? Ce travail n’a pas été mené. L’islamisme armé n’est pas éteint, loin de là. Et les pays à partir desquels il a prospéré n’ont pas foncièrement amélioré les moyens de le combattre.
La guerre en Ukraine, Vladimir Poutine l’a justifiée par des risques encourus par les populations russophones, par des menaces d’extension de l’influence de l’Otan, et le péril qu’elle ferait peser sur la sécurité de la Russie. Des arguments soit fallacieux, soit surestimés. Il faut observer néanmoins que plusieurs Etats qui ne soutiennent pas la condamnation de la Russie pour son agression – la Chine, l’Iran, certains pays africains ou asiatiques – ont en commun de nourrir une hostilité, voire une réelle détestation de l’Occident. S’interroger sur ses ressorts et ses implications est faire œuvre utile pour prévenir, dans le meilleur des cas, la répétition de crises. Quelles sont les sources de cet antioccidentalisme?
Le camp des pays qui n’ont pas condamné l’invasion russe n’est pas sur une ligne unique.
Pas de blocs monolithiques
L’impréparation de l’Europe à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a bien montré que ses dirigeants avaient été bernés par la croyance en la «fin de l’histoire», prophétisée après la chute du bloc soviétique par le politologue américain Francis Fukuyama. Il faut donc se garder de céder à nouveau aux simplismes funestes. On n’assiste pas exactement à un retour de la confrontation entre deux blocs monolithiques, comme lors de la guerre froide. Le camp des pays qui n’ont pas condamné l’invasion russe n’est pas sur une ligne unique. Et l’Occident n’est pas toujours celui que l’on croit.
Lire aussi | « Quel projet positif la Russie a-t-elle à offrir? »
Il existe en effet de notables nuances dans le soutien à la Russie belliqueuse. Le clan de ses alliés inconditionnels est excessivement restreint, seuls le Bélarus, la Syrie et la Corée du Nord se sont systématiquement opposés aux résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’agression russe (le 2 mars), réclamant l’arrêt des hostilités (le 24 mars) ou dénonçant l’annexion de nouveaux territoires ukrainiens (le 12 octobre). L’Erythrée, dans le cas des deux premières, et le Nicaragua, pour la troisième, ont été les rares autres pays à prendre parti pour Moscou au sein d’un club qui, Russie comprise, n’a donc jamais excédé les cinq membres. Ses possibles alliés, c’est dans les rangs des abstentionnistes que Vladimir Poutine les trouve: Chine, Inde, Pakistan, Iran, Algérie, Afrique du Sud, Cuba… De 35 à 38 pays, selon les votes, sur les 193 que compte l’ONU, mais un groupe qui représente plus de la moitié de la population mondiale…
Une différenciation
«Dans le dossier ukrainien, on confond souvent le non-alignement sur les positions occidentales à de l’antioccidentalisme, analyse Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCLouvain. Ne pas épouser les positions occidentales de soutien à l’Ukraine ne constitue en soi ni une prise de position en faveur de la Russie ni une marque d’antioccidentalisme. C’est simplement une différenciation. Ces pays ne peuvent pas voter contre la condamnation de l’invasion russe parce qu’il s’agit tout de même d’une agression caractérisée d’un Etat par un autre et qu’il est très difficile de cautionner un tel acte. C’est la position de la Chine qui s’est toujours opposée à toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat. Mais pour autant, ils ne peuvent aller jusqu’à adopter une résolution essentiellement portée par les Occidentaux, ce qui gommerait la nuance qu’ils souhaitent apporter.»
S’il apparaît uni dans l’opposition à l’invasion russe de l’Ukraine, le «camp occidental», qui dépasse son qualificatif puisqu’il inclut aussi des pays «orientaux» comme le Japon, la Corée du Sud, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, ne fait pas preuve, de son côté, d’une homogénéité constante. «Dans le discours antioccidental, figure le reproche d’être intervenu en Irak, en Afghanistan et en Libye. C’est oublier que la France, la Belgique… ont clairement pris position contre la guerre en Irak, la première ayant même envisagé d’utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité pour s’y opposer, rappelle Michel Liégeois. Ce prétendu bloc occidental n’existe que dans l’esprit de ceux qui veulent le dénoncer avec une propension à caricaturer les positions et à faire croire qu’il s’agit d’un ensemble homogène, ce qu’il n’est pas. De nombreuses dissensions existent sur des tas de sujets entre les Européens et les Américains.»
Lourd héritage
Ces nuances et précautions précisées, il faut observer que l’aversion contre l’Occident trouve une caisse de résonance dans la guerre en Ukraine et tend à prendre des dimensions nouvelles. L’esclavage, la colonisation, le pillage des ressources naturelles, les violations des droits humains sont autant de maux que les Européens, y compris ceux émigrés sur le continent américain, ont fait subir aux autochtones des territoires exploités. La prospérité qui en a découlé a assuré aux mêmes une rente de situation qu’ils ont continué à faire fructifier. Après la décolonisation, le maintien d’une forme de sujétion des anciens colonisés, parfois avec la complicité de certains d’entre eux, la perpétuation d’une économie prédatrice et l’imposition de règles internationales dictées par les Etats industrialisés à leur profit n’ont pas permis de rétablir l’équilibre des chances. Cet héritage est à la source d’un antioccidentalisme partagé par plusieurs acteurs, de la Chine au Mali.
Le régime de la Corée du Nord ne tient que parce qu’il se présente sous la menace permanente d’une agression de la Corée du Sud.
A l’époque contemporaine, d’autres causes sont venues s’y greffer. Michel Liégeois identifie trois sources principales. «L’antioccidentalisme est souvent une généralisation d’un antiaméricanisme, note le professeur de relations internationales de l’UCLouvain. Au départ d’une détestation des Etats-Unis, on englobe leurs alliés proches et ceux qui les suivent plus ou moins mollement. Sur le principe du “tous ceux qui ne sont pas avec nous opposés aux Etats-Unis, sont contre nous”.»
Un anticapitalisme
L’Occident étant souvent assimilé aux démocraties libérales qui ont en commun de prôner l’économie de marché, le marxisme et sa lecture anticapitaliste du monde sont une autre source de l’antioccidentalisme, souligne en substance Michel Liégeois, par l’ambition révolutionnaire qu’il porte pour faire advenir une société plus égalitaire.
Enfin, troisième source, le mouvement des non-alignés. «Fondé pendant la guerre froide, il exprimait la volonté de beaucoup de pays issus de la colonisation de tracer leur propre chemin: “Nous ne sommes pas sortis de la sujétion à une puissance coloniale pour retomber dans le giron d’une des deux superpuissances”, à l’époque les Etats-Unis et la Russie. Leur credo était qu’il devait être possible d’être indépendant des deux blocs», éclaire Michel Liégeois. A la fin de la guerre froide après que l’Union soviétique a implosé, on aurait pu penser que le non-alignement perdrait sa raison d’être. Mais il s’est maintenu en évoluant vers une forme de refus de se soumettre à l’unique force restée en présence, à savoir les Etats-Unis, sur la base de l’idée que le capitalisme, l’économie de marché, le libre échange, la libre entreprise profitent aux grandes puissances établies et ne favorisent pas la croissance des pays en développement ou même les puissances émergentes. Le non-alignement est alors devenu une force d’opposition à cette hégémonie, et de facto une forme d’antioccidentalisme.»
De nouveaux antioccidentalismes apparaissent aujourd’hui (nous y reviendrons dans les prochains volets de cette série). En Afrique, il repose sur un projet décolonial. Il peut s’allier à la politique étrangère de rupture avec l’Occident pratiquée par la Russie qui cherche à reprendre pied comme puissance sur la scène internationale et à changer les règles de l’ordre international. On l’a vu dans la région du Sahel. Or, plus largement sur le continent africain, cet antioccidentalisme russe risque d’entrer en concurrence avec les intérêts de la Chine, qui ambitionne aussi de prendre la place de l’Occident. Donc, si «leurs systèmes de pensée politique s’accommodent d’une construction intellectuelle bâtie sur la confrontation avec les démocraties», comme le notent la journaliste Isabelle Mandraud et le politiste Julien Théron, dans Le Pacte des autocrates (Robert Laffont, 2023), cela n’empêche pas la Russie et la Chine de préparer les rivalités de demain.
Artifice pour dictateurs
L’antioccidentalisme étant souvent l’apanage de régimes autoritaires, on peut se demander si l’invoquer n’est pas une façon opportuniste de se prémunir contre l’avènement de pratiques démocratiques et de libertés auxquelles les populations de ces pays pourraient, un jour ou l’autre, légitimement aspirer. On peut en avoir une idée à travers l’obsession des chefs d’Etat russe et chinois à prévenir les «révolutions de couleur» qui, notamment en Géorgie et en Ukraine, ont contribué à la démocratisation de ces pays.
«Dans certains cas, c’est évident. Mais on ne peut pas généraliser. Il faut analyser les situations au cas par cas, tempère Michel Liégeois. Il est évident que la plupart des pays parmi les plus autoritaires de la planète fonctionnent dans une forme de paranoïa par rapport à une éventuelle influence extérieure. Le régime de la Corée du Nord ne tient que parce qu’il se présente à sa population sous la menace permanente d’une agression de la Corée du Sud aidée par les Américains, ce qui justifie de pouvoir posséder l’arme atomique et d’avoir un appareil d’Etat en position de mobilisation perpétuelle, qui ne laisse place à aucune liberté d’expression. L’aspiration à une société plus libre, à un gouvernement plus inclusif, à un système économique plus redistributif est bien présente partout. Si ce n’était pas le cas, on n’aurait pas vécu les “printemps arabes”. Chaque Etat autoritaire se sert effectivement de cette nécessité de résistance par rapport à cette “grande menace” que constituent les Etats-Unis sur le plan géopolitique et à la mondialisation néolibérale pour justifier le fait de restreindre les libertés.» C’est ainsi que l’on trompe ses citoyens. Certains pourtant nourrissent une profonde haine de l’Occident. Pourquoi?
«Tout ce qui ne convient pas aux puissants…»
Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine prononce un discours pour justifier l’«opération militaire spéciale» qu’il a lancée contre l’Ukraine. Il affirme avoir entrepris des démarches pour tenter d’arriver à un accord avec «les principaux pays de l’Otan sur les principes d’une sécurité égale et indivisible en Europe». En réponse, assure-t-il, il s’est vu opposer soit «des tromperies et des mensonges cyniques», soit «des tentatives de pression et de chantage». Le maître du Kremlin fustige alors l’arrogance des Occidentaux. «Pourquoi cette façon insolente de [nous] parler depuis une position d’exclusivité, d’infaillibilité et de permissivité? D’où vient cette attitude indifférente et dédaigneuse à l’égard de nos intérêts et de nos demandes parfaitement légitimes? […] Tout ce qui ne convient pas aux puissants, à ceux qui ont le pouvoir, est déclaré archaïque, obsolète, inutile. Et vice versa: tout ce qui leur semble avantageux est présenté comme la vérité ultime, à faire passer à tout prix, sans ménagement, par tous les moyens.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici