Pourquoi on ne nous aime pas, nous Européens: l’Afrique est lassée de nos leçons de morale
Il ne faut pas confondre la défense d’intérêts propres avec de l’antioccidentalisme. Mais «l’universalisme arrogant», lui, irrite de plus en plus.
De Bamako, au Mali, à Bangui, en Centrafrique, et de Ouagadougou, au Burkina Faso, à Conakry, en Guinée, l’antioccidentalisme a pris, dans certains pays d’Afrique, un fort accent antifrançais, bien antérieur au contexte de l’agression russe contre l’Ukraine.
Deux événements, notamment, expliquent la montée de ce «sentiment antifrançais». D’abord, le rôle de Paris dans le renversement du leader libyen Mouammar Kadhafi à l’issue de l’intervention franco-britannique de 2011, soutenue par les Etats-Unis. «Les activités terroristes dans la région sahélienne ont crû en raison de la chute de Kadhafi, de l’augmentation du trafic d’armes et du manque de contrôle des Etats dans la région. Le lien entre les deux événements a été vivement ressenti par les populations, analyse François Polet, chargé d’étude au Centre tricontinental (Cetri), à Louvain-la-Neuve. Car si Kadhafi avait l’image d’un dictateur un peu ridicule en Europe, il avait celle d’une personnalité panafricaine en Afrique, aidé en cela par les investissements consentis par la Libye dans plusieurs pays.»
La perception de la Russie n’est pas la même en Europe qu’en Afrique, ni même entre pays africains.
Ensuite, l’échec de la lutte contre les djihadistes au Mali. «Ce pays a été confronté à une très grave crise à partir de 2012, détaille Gilles Yabi, président du think tank citoyen Wathi, basé au Sénégal. La France est intervenue militairement pour lutter contre les groupes armés qui l’avaient provoquée. Son action a été accueillie favorablement, dans un premier temps. Des années plus tard, cependant, la population constate que la situation sécuritaire ne s’est pas améliorée, au contraire. On peut comprendre que beaucoup de Maliens aient estimé que l’intervention de la France n’avait pas seulement pour but de les aider mais que Paris poursuivait ses propres objectifs, potentiellement divergents de ceux de la population malienne.»
C’est dans ce contexte qu’intervient la réaction des Etats africains face à l’agression russe en Ukraine. Souvent jugée trop neutre en Occident, elle mérite une analyse plus approfondie. D’abord, hormis le cas particulier de l’Erythrée, aucun pays n’a exprimé, lors des votes à l’Assemblée générale des Nations unies sur des résolutions critiquant son action, un soutien inconditionnel à la Russie. Et si six des dix Etats les plus peuplés du continent (Ethiopie, Tanzanie, Afrique du Sud, Soudan, Algérie, Ouganda) se sont abstenus lors des votes sur les textes condamnant l’agression de l’Ukraine et l’annexion de certains de ses territoires ou réclamant l’arrêt des hostilités, quatre (Nigeria, Egypte, République démocratique du Congo et Kenya) les ont approuvés et se sont rangés du côté des Occidentaux.
Hypocrisie occidentale
Surtout, comme le souligne Gilles Yabi, l’abstention ne vaut pas soutien de la politique de Vladimir Poutine. «Que soit interprété comme de l’antioccidentalisme le fait que des Etats africains adoptent une position différente de celle des pays occidentaux sur un dossier international est un des symptômes du problème. Tous les Etats, y compris les occidentaux, prennent des positions en fonction de leur analyse d’une situation et de leurs intérêts. Pourquoi les pays africains ne pourraient-ils pas agir de la même manière et pourquoi sont-ils aussitôt suspectés d’antioccidentalisme?», s’interroge le président du think tank Wathi. En l’occurrence, la perception de la Russie n’est pas la même en Europe occidentale qu’en Afrique, ni même entre pays africains. «La Russie est un acteur important de la scène internationale, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle dispose d’un des réseaux diplomatiques les plus importants dans le monde. Et, à travers son ancêtre l’Union soviétique, elle entretient des relations très anciennes avec le continent africain, où elle a soutenu de nombreuses luttes de libération, notamment en Afrique australe… Les Etats africains se souviennent aussi de cela et ils ne souhaitent pas nécessairement entrer en confrontation avec un pays important», estime Gilles Yabi.
Bref, il ne faudrait pas nécessairement assimiler la contestation de la politique française à de l’antioccidentalisme. En revanche, le passé colonial et les tentatives de prolonger l’influence de l’Occident après les indépendances par d’autres moyens politiques ont de quoi nourrir si pas une haine, en tout cas une fatigue de l’Occident. En résumé, de plus en plus d’Africains sont lassés de nos leçons de morale. «Les pays occidentaux font montre d’un certain volontarisme à imposer ailleurs dans le monde les valeurs progressistes les plus récemment admises chez eux. Cet universalisme arrogant n’est jamais tout à fait passé, mais aujourd’hui, il ne passe plus du tout, constate François Polet. En regard de la guerre contre le terrorisme, des interventions militaires en Irak et en Afghanistan, des drames de la migration en Méditerranée, le discours droit-de-l’hommiste des Américains et des Européens n’est plus considéré comme crédible. Leurs actes apparaissent trop souvent en porte-à-faux avec leurs paroles quand leurs intérêts sont en jeu.» François Polet en prend pour dernière illustration l’égoïsme vaccinal qui s’est manifesté dans le chef des Occidentaux lors de la crise du Covid, preuve éclatante pour beaucoup d’Africains de la contradiction entre la posture de défenseurs du bien commun des Occidentaux et une attitude qui revient à privilégier systématiquement leurs intérêts. L’Occident donne volontiers le bâton pour se faire battre.
Le discours droit-de-l’hommiste des Américains et des Européens n’est plus considéré comme crédible.
Désormais, une alternative existe
Or, le ras-le-bol des Africains peut s’exprimer davantage qu’auparavant en raison de deux évolutions. «D’une part, de nouvelles puissances économiques, en particulier la Chine, offrent une alternative aux relations traditionnelles avec les Etats occidentaux, développe François Polet. Le jeu s’est objectivement ouvert par rapport à la situation d’il y a une vingtaine d’années. D’autant que les pays africains eux-mêmes ont connu, depuis le début des années 2000, des taux de croissance qui font que la part de l’aide occidentale dans leur propre budget a tendance à diminuer. D’autre part, un phénomène de délégitimation des Occidentaux lié au traitement de dossiers importants s’est développé à l’international, notamment sur les plans économique et financier. Ils sont considérés à tort et à raison comme responsables d’un ordre économique qui reste très injuste à l’endroit des pays africains, notamment par rapport aux conditions de leur endettement. A tort et à raison, parce qu’il y a de plus en plus de dette chinoise et de dette privée dans la dette africaine. La situation n’est pas aussi dichotomique que certains discours antioccidentaux le présentent.»
La lassitude face aux leçons de morale des Occidentaux devrait, a priori, ouvrir un boulevard en Afrique à l’implantation des Chinois et des Russes, pas du tout regardants sur le respect de la démocratie et de l’Etat de droit dans leurs pays partenaires. Pour Gilles Yabi, toutefois, une évolution de ce type n’est pas une certitude. «Il faut faire une distinction entre les citoyens et les dirigeants des Etats africains. Les premiers, dans leur grande majorité, souhaitent l’instauration de gouvernements démocratiques dans leur pays, sans pour autant considérer que des partenariats économiques avec la Chine ou la Russie les empêchent d’atteindre cet objectif. En revanche, les gouvernants qui ont envie de se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir ont un intérêt plus direct à renforcer le partenariat avec ces pays plutôt qu’avec les pays européens ou les Etats-Unis.»
L’important, dans ce débat, n’est pas de savoir si un impérialisme en supplantera un autre. Il est de déterminer si les valeurs de liberté d’expression, de démocratie, d’Etat de droit peuvent prospérer au profit du plus grand nombre.
«Depuis son indépendance, un pillage systématique»
A côté de ses homologues du Mali, Assimi Goïta, et du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, le président de la République centrafricaine Faustin-Archange Touadéra est un des chefs d’Etat africains parmi les plus prompts à dénoncer les affres du néocolonialisme occidental. Le 5 mars 2023, lors de la Ve Conférence des Nations unies sur les pays les moins avancés, à Doha, au Qatar, le thème était une des lignes directrices de son discours. «La République centrafricaine a toujours été considérée, à tort, par certaines puissances occidentales, comme une réserve de matières premières stratégiques. Elle est soumise depuis son indépendance à un pillage systématique facilité par l’instabilité politique entretenue par certains pays occidentaux ou leurs compagnies qui financent des groupes armés terroristes dont les principaux leaders sont des mercenaires étrangers.»
Faustin-Archange Touadéra a confié, depuis quelques années, sa protection personnelle à des agents de la société paramilitaire privée russe Wagner. Des renforts de ce groupe seraient arrivés mi-juillet à Bangui pour assurer le bon déroulement du référendum du 30 juillet sur une réforme de la Constitution, qui prévoit notamment la levée de la limite du nombre de mandats exercés par le chef de l’Etat…
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