Pourquoi l’opposition au Bélarus vit des moments difficiles
La répression mise en place par le régime Loukachenko depuis la contestation de sa réélection, en 2020, s’est encore durcie avec la guerre en Ukraine.
Roman Protassevitch fut une figure médiatique de l’opposition au président du Bélarus, Alexandre Loukachenko, après le mouvement de contestation populaire qui a suivi sa réélection lors de l’élection présidentielle du 9 août 2020 marquée par la fraude. Cofondateur de la chaîne Telegram Nexta, il fut arrêté par les autorités de Minsk après le détournement, le 23 mai 2021, d’un avion Ryanair assurant la liaison entre Athènes et Vilnius. Après avoir été condamné à huit ans de prison le 3 mai 2023 pour organisation d’émeutes de masse, préparation de troubles à l’ordre public et création ou direction d’un groupe extrémiste, Roman Protassevitch a bénéficié, le 27 mai, d’une grâce présidentielle. Et pour cause, il s’est rallié au président Loukachenko, défendant publiquement sa politique.
La tragédie de la guerre menée par les Russes en Ukraine a rendu moins visible la cause des Bélarusses.» Ronan Hervouet, sociologue à l’université de Bordeaux.
Les temps sont durs pour l’opposition au Bélarus, soit emprisonnée, soit contrainte à l’exil. Elle subit une répression systématique que la guerre en Ukraine a encore renforcée par un durcissement de la législation pénale et du droit administratif. Professeur à l’université de Bordeaux, le sociologue Ronan Hervouet scrute la société bélarusse depuis la fin des années 1990. Il publie La Révolution suspendue (1), un grand et poignant récit sur la résistance des opposants à la répression depuis la révolte de 2020. Il décrypte la situation de cette opposition.
L’étouffement de la contestation au Bélarus en 2020 et 2021 est-elle le résultat d’une répression massive? Un de vos interlocuteurs évoque «le gigantisme de la machine répressive».
On peut parler d’une répression à grande échelle, qui s’exerce jusqu’à aujourd’hui. Au 26 mai 2023, l’ONG de défense des droits humains Viasna recensait 1 507 prisonniers politiques, un chiffre en augmentation. La répression a connu un caractère systématique. L’ élection présidentielle a lieu le 9 août 2020. Dans les rues de Minsk et de villes de province, des manifestants dénoncent les fraudes et demandent pacifiquement la reconnaissance des résultats réels. Le régime met tout en place pour empêcher les gens de manifester. Alors que des usines se mettent en grève et que des ouvriers débraient, il exerce rapidement un contrôle resserré sur ces héritières des grands conglomérats de l’époque soviétique qui peuvent employer plusieurs milliers de personnes. Ensuite, différents groupes sont mis au pas, le monde universitaire, les étudiants, les ONG, les journalistes… Une fois le mouvement étouffé par cette vague de répression, le pouvoir cible de manière systématique ses acteurs et, à l’aide des documents disponibles – images des caméras, écoutes téléphoniques, etc. –, soit les condamne à des peines de prison, soit procède par des menaces. Des étudiants sont expulsés de leur université, des ouvriers sont licenciés par leur entreprise, sachant que 80% de l’économie est nationalisée. L’ONG Viasna évoque une «vengeance d’Etat».
Des actes de torture sont aussi mentionnés…
Oui. De nombreux cas de torture ont été recensés par les ONG ou par le rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains au Bélarus. Aujourd’hui encore, les conditions de détention sont très difficiles. Viktor Babariko, le candidat à l’élection présidentielle de 2020, empêché de se présenter et emprisonné en juin de cette année-là, a été admis à l’hôpital à la fin du mois d’avril. Maria Kolesnikova, qui a joué un rôle important dans l’équipe de campagne de Babariko, a effectué un séjour à l’hôpital.
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Des acteurs de la contestation que vous avez interrogés apparaissent brisés par cette répression. Est-ce un trait commun?
J’ai recueilli les témoignages de ces personnes entre novembre 2021 et juin 2022 alors qu’elles venaient d’arriver dans leur pays d’accueil: Lituanie, Pologne, République tchèque… Le traumatisme de la répression était encore extrêmement présent. Pendant les premières semaines de leur exil, les cauchemars étaient récurrents, la peur les saisissait encore lorsque, en rue, ils voyaient arriver un minibus ressemblant à ceux utilisés par les services de sécurité pour arrêter les manifestants à Minsk. J’ai commencé une nouvelle phase d’enquête en mars de cette année. Je suis retourné les voir. Leur sentiment était différent. Elles ont réussi à retrouver une certaine force. Elles ont le sentiment d’avoir agi comme il le fallait en 2020-2021, même si la répression a été terrible. Elles n’ont pas de regrets. Elles tentent de se recréer un quotidien supportable, sachant que, ne pouvant pas rentrer au pays et y ayant laissé des membres de leur famille ou des amis, certains emprisonnés, la reconstruction n’est pas facile. On a cherché à les briser. Mais elles ne sont pas brisées. Elles n’imaginaient cependant pas que le régime pouvait être aussi brutal. Cela renforce leur conviction que le régime doit changer et que la contestation de 2020 a été un événement essentiel démontrant que la société était prête à se battre et à se sacrifier.
Dans quel état se trouve aujourd’hui l’opposition au Bélarus? Est-elle unie?
Elle se présente comme unie autour de Svetlana Tikhanovskaïa. Son mari a été emprisonné en mai 2020. Elle s’est présentée à sa place à l’élection présidentielle du 9 août. Les autres candidats ayant été soit emprisonnés, soit empêchés de se présenter, c’est elle qui a fédéré l’opposition. Comme elle n’était pas une figure traditionnelle, elle a suscité un véritable engouement. Mais dès le 11 août, elle a été forcée à l’exil par le régime, probablement après que des menaces ont été proférées à l’encontre de son mari. Très rapidement, elle a repris le flambeau depuis la Lituanie. Elle veut incarner le Bélarus démocratique et se présente comme celle qui est prête à prendre la relève si le régime s’effondre.
Les opposants victimes de la répression n’imaginaient pas que le régime pouvait être aussi brutal.
La guerre en Ukraine a-t-elle changé le comportement du pouvoir et celui de l’opposition?
Dans l’esprit des membres de l’appareil d’Etat, elle a probablement renforcé la nécessité du contrôle de la société. Lors des jours qui ont suivi l’invasion, il y a eu des centaines d’arrestations dans les rangs de ceux qui se sont exprimés contre la guerre et contre le soutien apporté par Alexandre Loukachenko. Des actes de sabotage ont été commis contre des lignes de chemin de fer qui acheminaient du matériel militaire russe. Le 26 février de cette année, un drone a été lancé sur un avion de reconnaissance russe positionné sur un aéroport. Face à ces actions, le régime a durci la répression et renforcé le Code pénal. Mais il n’y a pas eu non plus de tournant majeur. La répression était déjà tellement présente… En ce qui concerne l’opposition en exil, aussitôt la guerre déclenchée, Svetlana Tikhanovskaïa a pris fait et cause pour l’Ukraine contre Vladimir Poutine et contre Alexandre Loukachenko. Elle a annoncé que les destins de l’Ukraine et du Bélarus démocratique étaient liés. Par contre, on peut observer que la tragédie à grande échelle de la guerre menée par les Russes en Ukraine a rendu moins visible la cause des Bélarusses. Il est plus compliqué aujourd’hui pour l’opposition démocratique en exil de faire entendre sa voix.
Le «retournement» de l’opposant Roman Protassevitch au profit du régime d’Alexandre Loukachenko illustre-t-il la puissance de la machine répressive bélarusse?
C’est ce que veut montrer le régime: qu’il a la capacité de «retourner» un opposant farouche, actif depuis longtemps, et qui, avec sa chaîne Telegram, avait joué un rôle de facilitateur de l’organisation des manifestations. Le régime a employé des moyens ahurissants – détourner un avion civil – pour l’arrêter. Quelques jours plus tard, il était filmé en train de faire des aveux publics, une pratique courante pour les opposants au Bélarus depuis 2020. Avouer des crimes que l’on n’a pas commis est une vieille tradition dans la région. Mais faire la promotion du régime après avoir été gracié, c’est autre chose. Cela montre que le régime est capable de briser psychologiquement ceux qui pensent que l’on ne peut pas le faire. C’est très important. D’autre part, cela accroît le sentiment d’incertitude parmi les opposants, parce qu’on peut penser que Roman Protassevitch, pour être gracié, a dû livrer un certain nombre d’informations compromettantes ou dangereuses pour eux. Cela envoie aussi comme message à la communauté internationale que, malgré les sanctions qui ont été prises depuis le détournement, Alexandre Loukachenko fait strictement ce qu’il veut.
Un emblème
A côté de Svetlana Tikhanovskaïa, figure de l’opposition politique en exil en Lituanie, l’autre emblème de la contestation au pouvoir d’Alexandre Loukachenko est Ales Bialiatski. Le président du groupe Viasna, principale organisation de défense des droits humains dans le pays, a été condamné, le 3 mars, à dix ans de prison pour, selon l’accusation, avoir financé des actions collectives portant «gravement atteinte à l’ordre public». Le combat d’Ales Bialiatski a été couronné par le prix Nobel de la paix 2022, partagé avec des colauréats russe et ukrainien, les associations Memorial et Centre ukrainien pour les libertés civiles.
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