Pourquoi les Chinois ne nous aiment pas, nous, Occidentaux: un moyen de détrôner les Etats-Unis (analyse)
L’antioccidentalisme chinois est ancré dans l’histoire et la géopolitique. S’il peut permettre à Pékin de supplanter les Etats-Unis…
Dans un tour du monde de l’antioccidentalisme, l’étape de la Chine mène l’analyse dans une dimension inédite: au contraire de ceux de Téhéran, de Caracas ou même de Moscou, le régime de Pékin a la volonté et le pouvoir de supplanter un jour l’hégémonie des Etats-Unis comme superpuissance économique et politique. Cette ambition a connu une traduction encore plus marquée avec l’avènement de Xi Jinping. La confrontation latente entre les Etats-Unis et la Chine autour de la guerre en Ukraine et du sort futur de la démocratie à Taïwan en est une expression contemporaine évidente.
La crainte des «révolutions de couleur»
«Depuis l’accession de Xi Jinping aux plus hautes fonctions du parti (2012) et de l’Etat (2013), le pouvoir chinois est atteint de phobie antioccidentaliste, avec des positions peu différentes de celles de la mouvance “postcoloniale”, à cela près qu’elles ne sont pas publiques, souligne la sinologue et essayiste Claude Geoffroy dans L’Antioccidentalisme chinois (Les Indes savantes, 2021). A l’origine ultraconfidentiels, certains documents ont toutefois été révélés par l’entremise de dissidents. Ainsi du “Document n°9” émis en juillet 2012 par le Comité central du PCC, énumérant les sept sujets à censurer, qui a frappé d’interdit toutes questions estampillées comme “occidentales”: les valeurs présentées par l’Occident comme universelles, la liberté d’expression et de la presse, les droits de l’homme, la démocratie caractérisée par la séparation des pouvoirs, le multipartisme, le suffrage universel et l’indépendance de la justice. Ce document visait d’abord les membres et cadres du parti gagnés par les idées libérales, à qui il a été vertement signifié qu’ils ne pouvaient “continuer à manger le riz du parti tout en cassant sa marmite”.»
Selon Pékin, l’Occident doit désormais s’adapter à la Chine et non l’inverse.
Les cercles de décision et d’analyse de la politique étrangère chinoise attribuent la responsabilité des principales crises mondiales actuelles aux Occidentaux, que ce soit l’Irak, la Libye, l’Afghanistan, l’instabilité en mer de Chine du Sud, et même les tensions en Corée du Nord et le conflit en Ukraine expliqués par les «provocations américaines ou occidentales», confirme Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’European Union Institute for Security Studies (EUISS) dans son essai Dernier vol pour Pékin (L’Observatoire, 2022). Figurent aussi dans le viseur des dirigeants chinois, les «révolutions de couleur», ces mouvements de contestation populaire qui, dans certains pays de l’ex-URSS (Géorgie, Ukraine), ont conduit à l’émergence de pouvoirs plus ouverts aux valeurs occidentales. Pour Pékin, ce sont des phénomènes similaires qui ont été suscités dans les pays arabes pendant le «printemps révolutionnaire» de 2011, en Birmanie après le coup d’Etat de février 2021 et, surtout, à Hong Kong lors de la révolte des parapluies en 2014. Les dirigeants chinois y voient la main des Etats-Unis et de l’Europe.
L’histoire douloureuse
Cet antioccidentalisme a été d’autant plus aisé à raviver depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping qu’il prospère sur un terreau historique fertile et qu’il sert aujourd’hui une ambition politique. Regard rétrospectif: beaucoup de Chinois vivent encore dans le souvenir de l’humiliation faite à leur nation par les pays occidentaux pendant les guerres de l’opium. Entre 1839 et 1842 et entre 1856 et 1860, le Royaume-Uni, soutenu dans la seconde phase du conflit par les Etats-Unis et la France, contraindra, par la force armée, la dynastie Qing à autoriser le commerce de l’opium, aux mains des Britanniques, sur son territoire. Les victoires des pays occidentaux conduiront non seulement à l’ouverture de la Chine au commerce étranger mais aussi à la concession pour 99 ans de Hong Kong au Royaume-Uni. Elles entraîneront la chute, en 1912, du pouvoir royal et l’avènement de la République de Chine.
Ensuite, au moment de l’émergence de la République populaire, en 1949, couronnement du combat de Mao Zedong, la détestation de l’Occident trouve aussi sa source dans la lutte contre l’impérialisme, le néocolonialisme et l’hégémonisme propre au positionnement communiste. Pour Alice Ekman, il faut précisément remonter à l’époque maoïste pour observer un antioccidentalisme aussi virulent que celui observé aujourd’hui. Avant même que Xi Jinping ne lui donne ce nouveau souffle, il avait été alimenté par le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade par l’Otan le 8 mai 1999, dans le cadre de la guerre du Kosovo, et par les manifestations en Europe contre la tenue des Jeux olympiques à Pékin après la répression de la révolte tibétaine en 2008.
Les loups guerriers
Regard prospectif: aux yeux des dirigeants chinois, l’Occident est en déclin alors que la puissance chinoise se consolide aux niveaux économique, technologique, militaire… «Pour Pékin, c’est le moment idéal pour frapper l’Occident et lui montrer que la Chine est forte, en ascension. Si cela peut contribuer à accélérer son déclin, alors la Chine ne s’en privera pas. Mieux, ce sera bénéfique pour elle, tandis qu’elle vise à établir un nouvel ordre du monde postoccidental. Cet objectif est clairement affiché dans le communiqué conjoint sino-russe publié le 4 février 2022 en marge de la cérémonie des JO d’hiver de Pékin, note l’analyste Asie de l’EUISS. De manière générale, selon Pékin, l’Occident doit désormais s’adapter à la Chine et non l’inverse, et il ne faut pas hésiter à frapper fort, que ce soit en matière de communication ou de sanctions.»
Ce n’est pas la diabolisation rituelle du régime chinois qui bridera sa volonté de revanche.
On l’a vu dans le premier domaine avec l’offensive à la fin des années 2010 des «loups guerriers», ces diplomates autorisés à user d’un discours beaucoup plus agressif à l’égard des pays occidentaux. Cependant, la propagande chinoise peut aussi s’avérer plus subtile. L’historien Victor Louzon, maître de conférences à la faculté des lettres de Sorbonne-Université, en donne un bel exemple dans Le Grand Récit chinois. L’invention d’un destin mondial (Tallandier, 2023). Zheng He est un amiral illustre qui a mené les flottes chinoises jusqu’en Arabie et en Afrique orientale au début du XVe siècle. Mais, au contraire de celles de son compère occidental Christophe Colomb, ses expéditions n’ont jamais conduit à des conquêtes territoriales ou à l’établissement d’échanges durables, au grand dam de la dynastie Ming et des historiens nationalistes du XXe siècle. Sauf que l’histoire de Zheng He a été revisitée par le Parti communiste chinois au moment où le regard sur les «grandes découvertes» des explorateurs européens a changé à l’aune des études postcoloniales. «Pour l’exceptionnalisme chinois actuel […], Zheng He n’est […] plus un Colomb autochtone ou manqué, mais un anti-Colomb, et ses expéditions, la preuve que la Chine, quand elle s’est tournée vers les océans, l’a fait dans un esprit d’échange pacifique et bienveillant plutôt que de prédation» comme les Occidentaux, écrit Victor Louzon. La mondialisation à la chinoise promise par Xi Jinping ne se veut-elle pas «juste et pacifique»?
Tentations expansionnistes
L’antioccidentalisme chinois n’est pas anticapitaliste. Le système économique mondial profite trop à la Chine. Il est même la garantie que le pacte noué avec la population (une restriction des libertés contre l’assurance de la prospérité continue) pourra perdurer et éviter une révolte sociale ou politique. A la lumière de cette menace potentielle si la croissance venait à faire défaut, discréditer l’Occident reste une façon d’éloigner le spectre de la démocratisation.
Mais le danger de cet antioccidentalisme n’est pas qu’interne. «Plus que son nationalisme à usage essentiellement domestique, ce sont les tentations expansionnistes d’un pays-continent doté de près de 1,4 milliard d’habitants et toujours dirigé par un Parti-Etat atteint de cet antioccidentalisme réputé primaire, qui peuvent légitimement inquiéter, met en garde Claude Geoffroy. Et ce n’est pas la diabolisation rituelle du régime chinois qui bridera sa volonté de revanche: elle ne fera au contraire que renforcer son aversion pour un Occident qui, à ses yeux, n’a rien perdu de ses prétentions à diriger le monde alors même qu’il en a perdu les moyens.» La réponse à l’antioccidentalisme chinois devrait donc avoir, elle aussi, une dimension inédite.
«Le peuple chinois a créé un nouveau monde»
C’était le 1er juillet 2021 sur la place Tian’anmen, à Pékin, à l’occasion du centième anniversaire du Parti communiste chinois. Devant 70 000 personnes, le président Xi Jinping prononçait un discours aux accents très antioccidentaux, interprété comme un avertissement à son homologue américain Joe Biden, arrivé quelques mois auparavant à la Maison-Blanche.
«Le peuple chinois n’est pas seulement doué pour détruire l’ancien monde, il a aussi créé un nouveau monde. […] Il ne permettra jamais qu’une puissance étrangère le harcèle, l’oppresse ou le soumette. Quiconque s’essaierait à de telles manœuvres se retrouverait ensanglanté contre la Grande muraille de fer forgée par plus de 1,4 milliard de Chinois. […] La grande renaissance de la nation chinoise est entrée dans un processus historique irréversible. Le temps où le peuple chinois pouvait être foulé aux pieds, où il souffrait et était opprimé est à jamais révolu».
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