Pourquoi le statut des Japonaises n’évolue guère, au travail comme à la maison
Il y a des mots qui en disent long sur les problèmes de la société japonaise. » Si tu ne sais pas faire des enfants, je peux te montrer. »
Il y a des mots qui en disent long sur les problèmes de la société japonaise. » Si tu ne sais pas faire des enfants, je peux te montrer. » C’est ainsi qu’un homme s’est adressé, sur son lieu de travail, à une de ses collègues, trentenaire et célibataire. La femme n’en est pas revenue mais a laissé filer : » C’était déplaisant, mais au final sans dommages. »
Peut-être aurait-elle dû réagir. Les Japonais évoluent, eux aussi, sur la question des rapports hommes-femmes. » Il y a aujourd’hui une plus grande conscience de la décence dans ces relations « , reconnaît Karima Morooka Elsamny, écrivaine, chroniqueuse de plusieurs magazines et enseignante universitaire.
Métisse nippo-égyptienne quadragénaire, elle a largement expérimenté le machisme du monde japonais du travail. Etudiante dans les années 1990 en relations internationales à l’université du Caire, elle se voit interpeller par des chercheurs nippons en visite : » Pourquoi une femme étudie-t-elle cette discipline ? » Par la suite, dans l’archipel, un universitaire se dit prêt à » l’aider » à condition qu’elle accepte de » le rejoindre dans sa chambre d’hôtel « .
Toutes les employées des instituts qu’elle a pu fréquenter servent le thé aux hommes, quel que soit le niveau. » J’y ai toujours échappé en jouant de ma moitié non japonaise, peu au fait des coutumes en place dans les entreprises du pays « , ironise-t-elle. Et de s’estimer finalement peu victime du harcèlement, en comparaison d’autres femmes.
Lentement, la roue tourne. Haut responsable administratif du ministère des Finances, Junichi Fukuda a dû démissionner, en avril, en raison d’une affaire de ce genre. Sur des enregistrements révélés par la presse locale, on l’entend demander à la journaliste du quotidien Asahi s’il peut » toucher sa poitrine » et » avoir une aventure » avec elle » après le vote du budget » (c’est la voix d’un autre, plaide-t-il). Après sa démission, le ministère des Finances a organisé des séminaires sur le harcèlement et en a largement parlé.
» Mon entreprise emploie nombre de femmes. On travaille beaucoup sur ces questions de harcèlement et je n’ai jamais eu de problème « , note Yuri, piquante employée trentenaire. Miyu, cadre dans une grande société du secteur des communications, a choisi de jouer sur la prévention en alertant son interlocuteur dès que ses propos franchissent une certaine limite : » Beaucoup d’hommes ne savent pas faire la différence entre le compliment et le harcèlement « , constate-t-elle, tout en relevant, depuis peu, » une plus grande prudence » dans leurs propos de la part de ceux d’un certain âge.
Sociologue engagée dans les mouvements féministes, Chizuko Ueno souligne la croissance du nombre de procès pour harcèlement sexuel – un concept introduit pour la première fois au Japon il y a une trentaine d’années. Et la chercheuse d’y voir un » signe d’une plus grande intolérance des femmes face au harcèlement » et surtout un » changement réel dans la société « . Avec une réserve tout de même. » Ce qui est dans le coeur des hommes n’a pas changé, bien sûr. Ce qui a évolué, c’est ce qu’ils peuvent se permettre de dire « , note dans un demi-sourire Morooka Elsamny.
La société japonaise reste conservatrice, comme en témoigne le scandale ayant éclaté cette année dans certaines universités de médecine qui avaient mis en place un système de notation afin de limiter l’accès des femmes à leurs cursus. Pour les initiateurs de ce projet, elles sont un » problème » dans les hôpitaux, notamment parce qu’elles tombent enceintes. Les médias véhiculent toujours un idéal de » super femme d’intérieur « , juge Kumiko Nemoto, de l’université de Kyoto, et auteur de Trop peu de femmes au top : la persistance des inégalités au Japon (Cornell University Press, 2016). Journaux et chaînes de télévision expliquent comment les Japonaises peuvent améliorer leur joshi-ryoku, ce » pouvoir féminin » dont les critères se résument à savoir cuisiner, coudre et préparer des repas à emporter pour mari et enfants.
De quoi expliquer en partie la faiblesse du mouvement #MeToo, qui n’a guère pris dans le pays. Nombreuses sont celles qui n’en ont jamais entendu parler. D’autres s’en défient. » Ce mouvement est trop agressif pour les Japonais, juge une salariée du monde des médias. Il dresse les hommes contre les femmes. Mieux vaut communiquer que s’opposer. » Des mouvements locaux ont fait leur apparition, mais demeurent confidentiels. Le 28 avril 2018, une manifestation était organisée à Tokyo pour appeler les victimes de harcèlement à s’exprimer. Comme l’explique Anna, une salariée trentenaire, » les inégalités sont tellement fortes au travail comme à la maison que beaucoup de femmes pensent que l’on ne peut pas s’en sortir et que #MeToo ne sert à rien « .
L’un des freins à la prise de parole, même anonyme sur les réseaux sociaux, est aussi l’éducation, estime Ayaka, une étudiante : » L’école n’enseigne pas le débat et comment parler des problèmes. » Une autre difficulté serait, selon elle, la préoccupation constante de » préserver l’apparence des normes sociales « . » L’éducation sur les questions de genre reste faible et devrait être développée « , confirme Chizuko Ueno, la sociologue.
Première révision de la loi sur le viol depuis 1907
La multiplication des affaires de harcèlement et d’agressions sexuelles a fini par pousser à l’action les pouvoirs publics. Ainsi le dossier Shiori Ito. Le 3 avril 2015, cette jeune femme a été victime d’une agression sexuelle par Noriyuki Yamaguchi, ancien journaliste de la chaîne TBS et proche du Premier ministre, Shinzo Abe, dont il est le biographe. L’affaire a failli être enterrée, semble-t-il, sur intervention de l’entourage du Premier ministre. L’épisode a inspiré un livre à Shiori Ito, Black Box (Bungei Shunju, 2017, non traduit). Malgré les attaques subies, son drame a indirectement accéléré la modification, en juin 2017, de la législation sur le viol. Une première depuis 1907. La portée du nouveau texte est modeste, pour autant. Il n’oblige plus la victime à déposer plainte elle-même, et la peine encourue a été amenée à cinq ans de prison, contre trois auparavant. Mais une victime doit toujours présenter des preuves de menaces ou de coups ayant rendu difficile toute forme de résistance.
Dans un domaine différent, mais selon une logique similaire, le gouvernement a renforcé les sanctions contre les employeurs coupables de harcèlement au travail. En 2016, la justice a ainsi reconnu que le suicide de Matsuri Takahashi, employée de 24 ans de la puissante agence de publicité Dentsu, était lié à l’excès de travail ( karoshi) : elle effectuait plus de cent heures supplémentaires chaque mois, tandis que son supérieur l’obligeait à en déclarer soixante-dix, la limite théorique fixée par Dentsu après un drame similaire, en 1991. L’affaire Takahashi a conduit le gouvernement à renforcer les sanctions contre les entreprises qui se livrent à de telles pratiques.
Ces changements répondent à une forme de pragmatisme des autorités, désireuses de faciliter l’emploi des femmes afin de remédier à la pénurie de main-d’oeuvre sans pour autant recourir à l’immigration. Depuis que le Premier ministre a lancé, en 2014, une politique dite des » Womenomics « , destinée à corriger les déséquilibres dans le monde du travail, le gouvernement se prévaut d’avoir facilité la création de deux millions d’emplois pour des femmes. En 2017, elles étaient 25,3 millions à avoir une activité rémunérée. La part des Japonaises membres de conseils d’administration a aussi augmenté, passant de 2,1 % en 2014 à 4,1 % en 2018.
Derrière ces chiffres se cache pourtant une réalité plus complexe. La majorité des emplois nouvellement occupés par des salariées restent des postes subalternes, souvent à temps partiel pour apporter un complément de revenus dans des foyers où, note Chizuko Ueno, » de moins en moins d’hommes peuvent assumer la charge d’une famille complète avec leur seul revenu « . Signe des temps, près de la moitié des embauchées ces dernières années avaient plus de 65 ans. L’accès au temps plein peut aussi être limité pour des raisons familiales – s’il faut veiller sur des parents âgés, par exemple. Et le régime fiscal, qui date de l’après-guerre, pénalise toujours les foyers avec une femme travaillant à temps plein.
Il est aussi toujours difficile pour une jeune maman de reprendre un emploi. Il peut y avoir des réticences de l’entreprise et un manque de places en crèche. Le gouvernement a promis en 2013 400 000 places supplémentaires d’ici à 2020, mais la progression est lente. Les projets d’ouverture d’établissements sont parfois rejetés par un voisinage inquiet du bruit. Ajoutons un manque criant de personnel disponible. Résultat, seule une mère sur quatre était employée à temps plein fin mars 2018.
Moins de 10 % de femmes au Parlement
Au niveau politique également, la situation n’est guère reluisante. Le gouvernement nippon ne compte qu’une ministre, Satsuki Katayama, aujourd’hui la cible de critiques pour l’utilisation de ses fonds politiques. Quand Mio Sugita, une élue du Parti libéral démocrate (PLD, au pouvoir), a tenu des propos désobligeants envers les homosexuels – jugés » non productifs » car ne pouvant avoir d’enfants -, Shinzo Abe, faisant preuve d’une forme de paternalisme daté, n’a pas hésité à l’excuser : » Elle est encore jeune et devrait mesurer ses propos dans l’exercice de ses fonctions. » Il oubliait que Mio Sugita avait 51 ans. Le Parlement compte moins de 10 % de femmes.
Kathy Matsui, vice-présidente de Goldman Sachs Japan, espère toujours une amélioration : » Les hommes jeunes sont plus soucieux d’un équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Ils ne veulent pas vivre comme leurs pères. Avec le temps, ce sont eux qui dirigeront, en appliquant d’autres valeurs. C’est ce qui me rend optimiste. »
Aujourd’hui pourtant, le pas semble difficile à franchir. En 2018, le Forum économique mondial situait le Japon à la 110e place des pays en termes d’égalité des sexes. Un mauvais classement qui illustre les limites du volontarisme nippon. Evoquant les mesures gouvernementales, Morooka Elsamny est catégorique : » Ce n’est pas une politique, c’est un slogan. »
Par Philippe Mesmer etCharles Haquet.
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