Pourquoi le sport est l’avant-scène de la diplomatie internationale
L’essentiel
• Pour le géopolitologue Jean-Baptiste Guégan, le sport est un révélateur de la puissance des Etats, à travers leur développement économique, social et diplomatique.
• Le sport est aussi un levier de soft power, permettant d’influencer et de rayonner à l’échelle internationale.
• Le sport et la diplomatie sont étroitement liés.
• La domination sportive des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine reflète leur rivalité politique et leur recherche de puissance.
• Pour un pays démocratique, réussir ses Jeux olympique, sert l’intérêt commun et celui de ses dirigeants.
Les JO s’ouvrent dans une France en crise politique et une Europe en guerre. «Dire que le sport est apolitique est malhonnête ou naïf», assure le géopolitologue Jean-Baptiste Guégan.
L’Euro de football est terminé, les coureurs du Tour de France ont rangé leur bécane, les Jeux olympiques de Paris commencent et voilà que de nouvelles compétitions sportives s’annoncent déjà à l’automne. Tout ça pour la beauté du sport? Non. Car l’organisation de ces événements à l’aura planétaire cache de puissants enjeux politiques, comme le détaille le spécialiste de la géopolitique du sport Jean-Baptiste Guégan, coauteur avec Lukas Aubin de Géopolitique du sport (1).
En quoi le sport est-il révélateur de la puissance ou de l’impuissance des Etats?
Le sport est un révélateur de la puissance dure. Un Etat qui présente une démographie intéressante et des territoires variés –la mer, la montagne, la plaine, la vallée– peut déjà disposer de sportifs dans toutes les disciplines. Si son économie le permet, il peut en outre financer des athlètes et des gens pour les encadrer. Il existe un vrai lien entre le niveau de développement économique et social, culturel et sportif d’un pays. Enfin, dernière dimension de la puissance dure, la capacité diplomatique. Elle vous permet de prendre l’initiative, de peser dans les négociations internationales, de vous faire entendre de l’ONU jusqu’au Comité international olympique (CIO). Ainsi armé, un pays peut candidater pour organiser des Jeux olympiques ou une Coupe du monde de football. Le sport montre, surtout s’ils gagnent, des Etats capables de valoriser leur population et leurs territoires.
Le sport ne constitue-t-il pas aussi un levier de soft power, c’est-à-dire de puissance douce?
Oui. La puissance douce est la capacité à attirer, à influencer, à rayonner. On peut y ajouter la capacité à dicter le calendrier international. Quand un événement comme les Jeux olympiques ou le Tour de France se déroule dans votre pays, vous savez que pendant un mois, on parlera uniquement de vous, sans avoir à débourser un euro pour cela. Le soft power est aussi la capacité à imposer de manière douce ce qui doit être normal: les réglementations et les normes internationales. Aujourd’hui, les sports pratiqués sont massivement occidentaux, avec des règles occidentales: le respect de l’autre, le refus du dopage et, en théorie du moins, l’apolitisme. Ces valeurs se diffusent. C’est pourquoi d’aucuns disent que la puissance américaine, c’est à la fois Microsoft, Hollywood et le basketteur Michael Jordan. Aujourd’hui, un Etat n’est considéré comme une puissance que s’il a une capacité à peser dans le sport, que ce soit par les médailles qu’il engrange, l’organisation d’événements sportifs ou des athlètes qui se positionnent comme tels. Exemple: l’Ukraine, une puissance de second rang. En pleine guerre, ce pays a trouvé, dans ses sportifs, des ambassadeurs de sa cause, mais aussi l’incarnation d’un peuple en lutte pour sa souveraineté à la suite de l’agression russe.
«La majeure partie des valeurs qui structurent les sports restent occidentales.»
Pourquoi, en 2024, l’idéologie occidentale continue-t-elle à régner sur le sport mondial?
Si les sports restent occidentaux, c’est, à l’image du football, parce qu’ils ont été créés en Europe, en Amérique du Nord et, pour les sports de combat, au Japon. La majeure partie des valeurs qui les structurent restent occidentales. Mais on voit poindre, notamment par l’arrivée à la tête de grandes fédérations internationales de non-Occidentaux, l’aspiration à un autre modèle. Parce qu’un pays autoritaire n’a pas envie d’entendre parler de démocratie ou d’inclusion. Les compétitions alternatives, comme les Jeux de l’amitié (NDLR: créés en 1984 par l’URSS pour pallier le boycott soviétique des JO de Los Angeles, et ravivés par Poutine en septembre prochain), ne parviennent pas, jusqu’à présent, à concurrencer le CIO. La résistance est tenace: la dernière force de l’Europe, c’est le sport. Et c’est intéressant de voir que cette donne est quasiment intégrée. C’est à dire que des pays comme le Qatar construisent leur stratégie en se fondant sur des sports dont les valeurs vont à l’encontre du conservatisme de leurs sociétés ou de leurs dirigeants. La question, à l’avenir, sera de savoir si on veut d’un sport qui reste arrimé aux valeurs occidentales ou si on accepte qu’il s’hybride. Avec, par exemple, des athlètes voilées.
Pour un chef d’Etat, être ou ne pas être invité à un grand événement sportif n’est pas anodin. En quoi le sport et la diplomatie se recoupent-ils?
Le sport, pour moi, est l’avant-scène des relations internationales. Si vous voulez comprendre le monde et savoir comment évoluent les rapports de force, le plus simple est de regarder ce qui se passe sur le plan sportif. Un dirigeant qui se rend ou pas à une compétition en dit long. D’autant que cette sorte de mise en scène intervient à l’heure où le sport est devenu une plateforme de visibilité unique au monde du fait de l’hyperconnexion et de l’hypermédiatisation du sport: 3,5 milliards de personnes au moins regarderont les Jeux de Paris. Le sport est donc le meilleur moyen de comprendre comment les uns se positionnent pour communiquer leurs intentions aux autres et montrer au monde ce qu’ils sont.
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Pendant des années, les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, ont rivalisé pour décrocher le plus de médailles aux JO. La Chine est aujourd’hui sur le podium. Un signe?
Oui. A partir du moment où l’équilibre de la terreur s’est mis en place avec l’arme atomique détenue tant par la Russie que les Etats-Unis, le seul moyen pour eux de s’affronter aux yeux du monde, c’est par le sport. Cette logique de positionnement est celle de Vladimir Poutine depuis l’an 2000. Quand il accède au pouvoir, il réarme de suite le sport pour l’utiliser à des fins politiques. Côté américain, l’hyperpuissance se marque à travers la célèbre dream team de basket, aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992, avec Michael Jordan, Magic Johnson, etc. Quatre ans plus tard, aux Jeux d’Atlanta, les Etats-Unis sont tout puissants et sans rivaux: ils dominent la planète par le sport. La Chine l’a très bien compris. Quand elle signe son retour sur la scène internationale, c’est d’abord par le sport. Rapidement, elle dépasse la Russie en nombre de médailles gagnées. Aujourd’hui, les deux premières puissances mondiales sont les deux premières puissances sportives olympiques, la Chine et les Etats-Unis. Ces vingt dernières années, la Chine et la Russie, régimes autoritaires, ont organisé beaucoup d’événements sportifs. Là, on va avoir les JO de Paris, ceux de Los Angeles en 2028, ceux de Brisbane, en Australie, en 2032. Dans l’intervalle, les Etats-Unis organiseront la Coupe du monde de rugby féminine et masculine et la Coupe du monde de foot. Entre 2024 et 2034, on assistera donc au retour des démocraties sur le terrain sportif. A partir de 2035, on peut s’attendre à un retour de l’affrontement. L’Inde et les pays du Golfe se positionnent comme organisateurs, notamment pour les Jeux de 2036. On verra ce que cela donne.
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Certaines contrées sont quasi absentes de la carte du sport mondial, notamment l’Afrique et une grande partie de l’Amérique latine. Est-ce un reflet de leur peu de poids politique?
L’Afrique représente un peu moins de 3% des médailles olympiques. Cela change doucement, mais elle est confrontée à des problèmes structurels, de développement, de gouvernance, d’instabilité politique. En Amérique du Sud, seul le Brésil est capable de sortir du périmètre continental. Ce sont des pays qui paient leurs très grands écarts de développement. Ils performent moins parce qu’ils ne sont pas capables de développer d’abord un maillage territorial qui permet de détecter les sportifs, de leur offrir de bonnes conditions de formation et de les hisser à un autre niveau.
«Aujourd’hui, les deux premières puissances mondiales sont les deux premières puissances sportives olympiques.»
La question climatique n’explique-t-elle pas aussi ce constat?
Dans ces Etats, les températures élevées vont rendre le sport de haut niveau impraticable et nécessiter d’autres types d’infrastructures. On assistera à des dynamiques migratoires hostiles à la pratique du sport de haut niveau. Finalement, tous les problèmes du monde se retrouvent dans le sport.
Le Qatar et l’Arabie saoudite prennent de plus en plus place dans le sport. Quel est leur but?
C’est d’abord un moyen pour ces Etats d’exister et de se montrer au monde en maîtrisant le récit qui est fait et l’image qui est donnée d’eux-mêmes et de leurs dynasties régnantes. Le deuxième objectif vise le développement économique et de diversification. Ces Etats ont compris que le sport, en ce compris le spectacle et le divertissement sportifs, sont des secteurs en forte croissance. Le but est donc d’abord de montrer que les territoires saoudiens et qatariens sont attractifs parce qu’ils ont besoin de talents –le Qatar compte 90% d’étrangers–, d’investisseurs et de touristes. Il y a 20 ans, personne ne savait où se situe le Qatar. Depuis la Coupe du monde 2022, on sait à quoi il ressemble. Le sport est aussi un moyen de diversifier l’économie des Etats du Golfe, sachant que la rente du pétrole et du gaz ne durera pas toujours. Le Qatar a acheté le club du Paris Saint-Germain (PSG) pour 70 millions d’euros. Il en vaut à présent 4,5 milliards. Enfin, il y a un objectif d’influence. Quand l’émir du Qatar négocie avec des hôtes de marque, c’est au Parc des Princes. Lors du dernier dîner d’Etat entre le président Emmanuel Macron et l’émir, l’invité de marque était Kylian Mbappé. On se trouve donc dans des politiques d’entrisme par le sport pour faire des affaires, développer des opportunités, se rapprocher des décideurs. Dans un stade, on trouve forcément les élites locales, régionales et nationales. Posséder le PSG, c’est avoir accès à elles toutes, ce qui offre des opportunités colossales.
«La dernière force de l’Europe, c’est le sport. »
Le CIO et la FIFA ne cessent de répéter que le sport doit être apolitique. Mais un footballeur turc célèbre son but en faisant le signe de ralliement des Loups gris, groupe d’extrême droite. La Russie est mise au ban de la compétition après son invasion de l’Ukraine. Alors?
Le sport est consubstantiellement politique. Mais le sport international s’est construit sur une fiction, l’idée qu’il pouvait être séparé du poids du politique à l’échelle nationale et du poids des relations internationales. Mais dès les premiers Jeux olympiques, en Grèce, les pays qui lui sont opposés ne sont pas invités! Dès lors que vous vous appuyez sur des comités nationaux olympiques, vous avez forcément du politique. Ensuite, ce sont bien les Etats qui financent le sport. Enfin, on ne peut pas attendre des sportifs qu’ils soient apolitiques, alors qu’ils sont d’abord des citoyens. Ils ont le droit d’avoir des opinions, de les exprimer et même de se tromper. C’est le principe même de toute démocratie. L’argument de l’apolitisme est souvent brandi par ceux qui défendent des intérêts cachés. Le CIO affirme que le sport doit être apolitique, mais fait tout pour réintroduire les Russes dans la course après les avoir sanctionnés pour l’invasion de l’Ukraine. Dire que le sport est apolitique, c’est être soit malhonnête, soit naïf, soit avoir une ambition derrière la tête.
Lorsqu’il devient président de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela s’appuie sur son équipe de rugby pour unifier son peuple après des décennies d’apartheid. Cette instrumentalisation n’est-elle pas dangereuse?
Le sport est un facteur de représentation. Ce n’est que pour le sport que vous pouvez vous balader dans la rue avec un drapeau et chanter l’hymne national, sans être un militaire ou être considéré comme un extrémiste. Ensuite, que ce soit en cas de victoire ou de défaite, il est associé à des émotions paroxystiques qui culminent lors de ces manifestations. L’idée de Mandela, en 1995, était de créer ce qu’il a appelé la nation arc-en-ciel. Pour cela, il fallait que l’Afrique du Sud remporte la Coupe du monde, quel qu’en soit le coût. Aujourd’hui, d’ailleurs, la moitié de l’équipe sud-africaine de l’époque est morte prématurément, ou est atteinte de troubles liés à des pratiques dopantes. Mais soit. L’image d’un président noir, Mandela, remettant la coupe au capitaine blanc de l’équipe sud-africaine a remplacé dans l’imaginaire les images de l’apartheid. En Russie, quand Vladimir Poutine décide d’organiser les Jeux de Sotchi et d’enchaîner avec la Coupe du monde de foot, il veut prouver au monde que la Russie à la sauce Poutine n’a rien à voir avec les babouchkas faisant la queue, dans la neige, devant des magasins vides, soit les images que l’on en avait entre 1990 et 2000. La Russie profitera des Jeux pour construire de nouvelles représentations médiatiques qui en changent son image: un pays sous le soleil, sécurisé, dans lequel des jeunes femmes accortes, parlant plusieurs langues et très disponibles, abordent gentiment les sportifs présents pour les aider…
«On ne peut pas attendre des sportifs qu’ils soient apolitiques, alors qu’ils sont d’abord des citoyens.»
Le pouvoir français ne joue-t-il pas gros avec ces jeux olympiques parisiens?
Réussir des jeux, dans une démocratie, sert l’intérêt commun et celui de ses dirigeants. Dans un régime autoritaire, cela ne sert que le pouvoir en place avec tout ce que ça implique. Toutes les démocraties et tous les régimes autoritaires l’ont compris. Pour cette raison, les Jeux de Paris auront un impact considérable. La France sort d’une séquence très difficile, avec les gilets jaunes, les attentats, les émeutes urbaines, l’extrême droite aux portes du pouvoir, la dissolution de l’assemblée nationale. Les Jeux peuvent effacer tout ça et montrer que Paris est une belle ville, pas si sale ni insécurisée que ça, avec une vraie capacité à faire la fête. A contrario, si quelque chose se passe mal sur le plan sécuritaire, lors de l’ouverture, la planète assistera en direct et en mondovision à la chronique d’un échec. Et c’est la seule image qui restera dans l’histoire. Mais on pourrait très bien imaginer aussi des athlètes ukrainiens qui gagnent et sourient. Ou des athlètes palestiniens et israéliens qui, au-delà du conflit, se mettent en scène avec leurs deux drapeaux en appelant à la paix. Si ces images devaient exister, elles deviendraient virales. Le poids du sport n’a pas d’équivalent. En cas de succès des Jeux, l’image d’Emmanuel Macron en sortira moins dramatique que celle d’aujourd’hui.
Le sport a-t-il déjà permis des changements de fond?
A l’échelle d’un pays, cela fonctionne. Au Rwanda, Paul Kagame s’est servi du sport dans le cadre de la réconciliation pour refaire société au niveau local. Cela fonctionne parce que le sport a une capacité d’union, de mobilisation et d’éducation. A l’échelle internationale, le sport est souvent mis en scène. Il ne change pas le monde, mais il peut contribuer à accélérer les situations diplomatiques. Dans les années 1970, les Etats-Unis ont utilisé une compétition de tennis de table pour favoriser un rapprochement qui débouchera sur la reconnaissance par Washington de la Chine maoïste. L’humanité viendra aux Jeux de Paris avec ses problèmes, mais aussi ses espoirs et ses défis. Si les Jeux réussissent, cela voudrait dire que l’on peut faire d’un seul point du monde une sorte d’hyperlieu planétaire. Les JO n’ont jamais modifié l’état du monde. Ils peuvent éventuellement permettre la paix, mais il faut pour cela qu’il y ait des initiatives diplomatiques en amont. Mais si les Jeux se terminent en fiasco, ce sera aussi un bon indicateur. Parce que les JO de Paris préfigurent ceux de Los Angeles. Une sorte de répétition générale.
(1) Géopolitique du sport, par Lukas Aubin et Jean-Baptiste Guégan, La Découverte, 126 p.
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