Pourquoi le Royaume-Uni affronte les pires grèves depuis 50 ans
Le 15 décembre, les infirmières et infirmiers débrayeront pour la première fois dans l’histoire du pays au nom de revendications salariales portées depuis le printemps par des travailleurs d’entreprises privées et d’autres pans du service public. Pourquoi la contestation s’étend-elle aujourd’hui?
Le contexte
Les 15 et 20 décembre, les infirmières et infirmiers du service de santé publique (NHS) seront en grève, une première dans l’histoire sociale du Royaume-Uni. Cette action élargira un peu plus encore un mouvement de grèves qui, depuis le printemps, a touché de nombreuses entreprises et désormais plusieurs pans de la fonction publique. Des revendications salariales motivent ces actions dans un pays où le taux élevé de l’inflation affecte en priorité les classes sociales les plus défavorisées.
Partie du secteur privé au printemps, la contestation sociale qui frappe le Royaume-Uni touche depuis l’automne certains pans du service public. Cette lutte, menée essentiellement pour réclamer de meilleures conditions salariales, connaîtra son paroxysme en 2022 avec l’organisation d’une grève des infirmières et infirmiers avant Noël, une première dans l’histoire britannique. Spécialiste du mouvement syndical en Grande-Bretagne, Marc Lenormand, maître de conférence en études anglophones à l’université Paul Valéry de Montpellier, détaille les ressorts et les enjeux de ce mouvement de grèves.
En quoi l’action du personnel soignant prévue les 15 et 20 décembre aura-t-elle un caractère historique?
Elle a une dimension historique parce que le syndicat qui l’a décidée, le Royal College of Nursing (RCN), n’en a jamais organisé. Une des particularités du Royaume-Uni est que l’exercice de la grève passe par l’entremise des syndicats. La plus grosse organisation syndicale du secteur de la santé, Unison, y a largement recouru dans les années 1960 et 1970 pour la défense de l’emploi et des augmentations des salaires. En revanche, le RCN, principal syndicat des infirmiers et infirmières, n’y a jamais eu recours. Cette organisation est assez conservatrice et n’est pas affiliée à la confédération des syndicats britanniques, le Trade Union Congress (TUC). Qu’elle organise une grève donne la mesure du caractère exceptionnel de cette action, et plus largement de cette vague de grèves. Ce mouvement touche le Royaume-Uni depuis le printemps et traverse progressivement différents secteurs. Il a commencé, pour l’essentiel, dans le secteur privé, notamment les transports et le domaine manufacturier. Depuis la fin de l’été, il affecte les services publics. On n’a pas connu un mouvement d’une telle longueur et d’une telle ampleur depuis 1972. Comme à cette époque, c’est la question salariale qui le motive. Le Royaume-Uni est frappé par une inflation extrêmement élevée et une augmentation encore plus forte des prix de l’énergie ce qui, de toute évidence, agit comme un déclencheur des actions.
Les travailleurs du service public ont été les plus touchés par le décrochage salarial observé depuis le retour des conservateurs au pouvoir.» – Marc Lenormand, maître de conférence en études anglophones à l’université Paul Valéry de Montpellier.
La constance de la revendication salariale révèle-t-elle un problème plus structurel?
Il y a eu un léger rattrapage des salaires du personnel des hôpitaux entre 1997 et 2010, lorsque les gouvernements travaillistes de Tony Blair et de Gordon Brown ont réinvesti dans le service de santé publique, à travers des moyens pour les infrastructures et des revalorisations salariales. Depuis 2010, les conservateurs, de retour au pouvoir, d’abord en coalition de 2010 à 2015 puis seuls à partir de 2015, ont mené des politiques d’austérité budgétaire. Elles ont eu une série d’effets, la fermeture de certains services publics, en particulier dans les collectivités locales, et le blocage des salaires en dessous du taux d’inflation. Il y a donc eu un décrochage salarial progressif qui est encore accentué aujourd’hui. Les travailleurs du service public ont été les plus touchés par ce décrochage au cours des douze dernières années. Mais paradoxalement, le mouvement de grève ne s’y déclenche que tardivement et de manière assez partielle, en particulier dans le secteur de la santé. Le mouvement des infirmières est historique. Il pourrait toutefois masquer le fait que lorsque le plus grand syndicat, Unison, a consulté ses adhérents dans le service public de santé, le seuil minimal de votants en faveur de la grève a été atteint à assez peu d’endroits.
Pourquoi le service public?
Les services publics sont devenus le centre de gravité du mouvement syndical au Royaume-Uni sous l’effet de la désindustrialisation qui a commencé dans les années 1960 et s’est accélérée dans la décennie 1980 sous les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher. Le secteur privé a été complètement dévasté, ce qui a entraîné un fort recul du recours à la grève dans cette sphère, à l’exception des anciennes entreprises nationales privatisées qui connaissaient un fort taux de syndicalisation. A partir de ces années, les services publics ont donc été au cœur de la revendication sociale pour les emplois et les salaires. Le Royaume-Uni a connu un grand cycle de contestation entre 2010 et 2012 avec des combats étudiants contre l’augmentation des droits d’inscription et des luttes des travailleurs des services publics contre les politiques d’austérité. Aujourd’hui, les services publics sont un peu en retrait. Le mouvement actuel de grèves consacre le retour de la contestation dans le secteur privé, très absent de la conflictualité sociale ces dernières décennies. Cette tendance doit cependant être mise en perspective. Le taux de syndicalisation dans le secteur privé au Royaume-Uni est faible, inférieur à 10%. Résultat: les grèves n’ont lieu que dans quelques entreprises fortement syndiquées. Mais elles produisent un effet d’entraînement. Quasiment partout où les syndicats ont maintenu une capacité à poser des actions, des revendications ont été avancées, des préavis ont été déposés et des concessions ont souvent été faites par les patrons à l’issue de journées de grève ou même parfois après le simple dépôt d’un préavis.
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Ce mouvement témoigne-t-il d’un regain du combat syndical?
En 2015, 2016 et 2017, on a atteint un plancher historique dans la conflictualité sociale au Royaume-Uni, en nombre de journées de grève, ce qui pouvait donner le sentiment d’un déclin terminal du mouvement syndical. On assiste à un renversement de tendance surprenant et brutal. Plus qu’il ne l’a été depuis cinquante ans et plus que tout autre pays d’Europe, le Royaume-Uni est traversé par une vague de grèves. Le regain syndical est donc bien là. Mais il se heurte à toutes les limites d’un mouvement syndical dans une économie néolibérale qui fut l’objet de mesures de neutralisation extrêmement fortes. Aujourd’hui, les grèves sauvages sont illégales au Royaume-Uni. Il y en a donc très peu. Une grève ne peut théoriquement être organisée qu’avec l’aval d’un syndicat. Or, moins d’un quart de la population active est syndiquée. Cela limite nécessairement l’étendue et l’extension du mouvement.
Comment expliquer ce faible taux de syndicalisation?
Dans cette économie flexibilisée et néolibéralisée, le nombre de personnes qui travaillent sans être salariées, qui sont des prestataires privés, qui ont des contrats dits «de zéro heure» où ni le nombre d’heures ni la rémunération ne sont fixés, est de plus en plus élevé. Ces travailleurs sont assez faiblement syndiqués comparativement à d’autres pays d’Europe centrale et du Nord. Ces limites objectives sont peu susceptibles d’être dépassées parce que les syndicats, confrontés à un cadre institutionnel extrêmement contraignant et à un contexte médiatique très hostile, restent dans les clous de la contestation sociale telle qu’elle est prescrite par le droit du travail. Mais l’action syndicale n’est pas la seule et unique forme de la lutte collective. Les syndicats britanniques s’engagent aussi dans des logiques d’alliance. Un exemple: le mouvement Enough is Enough qui rassemble des syndicats de postiers, de cheminots, des grandes associations d’aide aux démunis, des personnalités issues de la gauche et organise des réunions publiques, des manifestations, des rassemblements pour essayer de donner une base sociale plus large à la contestation.
Y compris par le relais politique du Parti travailliste?
Il s’agit de trouver un débouché politique mais pas nécessairement au sens partisan. Le Parti travailliste se tient très à distance de ces grèves, en raison du recentrage idéologique qu’il opère depuis l’arrivée à sa tête, début 2020, de Keir Starmer et d’un calcul électoral qui présume que soutenir les grèves ne rapportera rien et que s’en distancier lui attirera les faveurs d’un électorat plus centriste dans les circonscriptions du centre et du nord de l’Angleterre susceptibles de basculer du camp conservateur vers le camp travailliste. De leur côté, les syndicats sont en quête d’autonomisation à l’égard d’un parti qui n’est plus le relais de leurs revendications.
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Parmi les revendications du personnel infirmier figure aussi l’amélioration de la qualité des soins. Le système publique de santé britannique n’est-il plus en mesure d’assumer toutes ses missions?
Comme d’autres qui ont été l’objet d’une restructuration néolibérale, le système de santé publique britannique, qui faisait la fierté du pays et qui a représenté une des grandes conquêtes sociales dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale au moment de son lancement en 1948, fait régulièrement l’actualité à travers des scandales. En cause, la capacité de prendre qualitativement en charge les patients. Les temps d’attente ou des erreurs médicales sont souvent pointés du doigt. Cette situation est le produit d’une double logique. Primo, lorsque les travaillistes sont revenus au pouvoir en 1997, ils ont trouvé un service de santé exsangue sur le plan financier. Ils ont réinvesti massivement. Mais ces travaillistes d’obédience blairiste étaient également convaincus des vertus des mécanismes du marché dans les institutions publiques. Ils ont donc été appliqués au système, par exemple par l’externalisation d’un certain nombre d’activités, ou l’instauration d’une «autonomie budgétaire». Les établissements hospitaliers étaient tenus de trouver un équilibre financier avec la dotation reçue de l’Etat. Lorsque les conservateurs sont revenus au pouvoir en 2010, ils ont maintenu ces méthodes managériales tout en procédant à des coupes budgétaires. On a donc un service public de santé qui a subi une politique de désinvestissement et qui doit néanmoins assurer son équilibre financier. Toutes les conditions d’une dégradation de la qualité du service sont donc réunies.
Le gouvernement conservateur pourra-t-il rencontrer, même partiellement, les revendications des grévistes du service public?
Le gouvernement de Rishi Sunak, avec ses soutiens majoritaires dans la presse, mène une offensive médiatique pour disqualifier les revendications des organisations syndicales et même l’idée du recours à la grève dans les services publics. La difficulté pour le Premier ministre est double. Il se retrouve objectivement avec une situation budgétaire extrêmement délicate qui résulte des politiques hasardeuses du gouvernement de Liz Truss. Et il doit composer avec des rapports de force internes au Parti conservateur, qui s’est fortement droitisé depuis 2015-2016. Rishi Sunak doit donner des gages à l’aile droite de son parti. L’hostilité du gouvernement aux actions de grève relève de l’opposition historique des conservateurs au mouvement ouvrier mais aussi de la fidélité affichée par le Premier ministre à la pureté conservatrice, enjeu de pouvoir au sein du parti. A défaut, il serait accusé de trahison. Récemment, Rishi Sunak a été l’objet d’un procès d’intention sur l’idée qu’il aurait voulu revenir sur les formes les plus dures du Brexit pour remédier aux difficultés que connaît l’économie britannique depuis la sortie de l’Union européenne. Cette péripétie montre combien l’aile droite du Parti conservateur pèse sur le gouvernement et restreint sa marge de manœuvre.
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