Arnaud Zacharie
Pourquoi l’augmentation de l’aide au développement ne bénéficie pas aux pays pauvres
Les chiffres de l’aide publique au développement (APD) dépensée par les pays donateurs en 2016, tels que vient de les publier l’OCDE, indiquent un montant record de 142,6 milliards de dollars.
Cela représente non seulement une augmentation de 8,9% par rapport à 2015, mais aussi le double du montant nominal de l’APD en 2000. Les Objectifs du millénaire pour le développement, adoptés en septembre 2000 par l’Assemblée générale des Nations Unies, ont donc contribué à mettre un terme à la « fatigue des donateurs » qui avait marqué les années 1990, lorsque les pays donateurs, débarrassés des contraintes géostratégiques de la Guerre froide, avaient fortement réduit leurs dépenses d’APD. Certes, relativement au revenu national brut (RNB) des pays donateurs, le résultat est beaucoup moins brillant, puisque l’APD n’a représenté en 2016 que 0,32% du RNB des pays donateurs – ce qui représente certes une hausse par rapport aux 0,3% de 2015, mais moins de la moitié de l’engagement international de 0,7%. Il n’en reste pas moins que le montant de 142 milliards d’APD est le plus élevé de l’histoire des pays donateurs de l’OCDE.
Une telle augmentation devrait, en toute logique, représenter une bonne nouvelle pour les pays les moins avancés (PMA), dont les deux tiers des financements extérieurs dépendent de l’APD. Or il n’en est rien. En effet, l’APD destinée aux PMA a baissé de 3,9% entre 2015 et 2016. En d’autres termes, alors que l’APD mondiale a augmenté de près de 9%, l’aide disponible pour les pays les plus pauvres a chuté de près de 4%. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? D’une part, par les conséquences budgétaires des conflits au Moyen-Orient et en Afrique, qui provoquent des vagues de réfugiés et des crises humanitaires. D’autre part, par le recours croissant des pays donateurs au « blending« , c’est-à-dire à l’utilisation de l’APD comme levier pour mobiliser le secteur privé dans les pays en développement.
La hausse des frais d’accueil des réfugiés et de l’aide humanitaire
La multiplication des conflits aux frontières de l’Europe a engendré des vagues de réfugiés et des crises humanitaires, qui ont à leur tour entraîné une hausse des frais d’accueil des demandeurs d’asile et de l’aide humanitaire d’urgence : les frais d’accueil des réfugiés ont ainsi augmenté de 27,5% entre 2015 et 2016 et l’aide humanitaire d’urgence de 8%.
Les demandeurs d’asile syriens, irakiens, afghans ou africains ont impliqué en 2016 des frais d’accueil importants qui ont été comptabilisés en APD par les pays donateurs. En effet, selon les règles du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, les coûts associés à la prise en charge des demandeurs d’asile peuvent être comptabilisés comme de l’aide au développement pendant maximum un an après leur arrivée dans le pays concerné. La hausse de 27,5% enregistrée par ces coûts entre 2015 et 2016 signifie qu’ils atteignent le montant record de 15,4 milliards de dollars – soit 10,8% de l’APD totale en 2016. La conséquence de l’importance de ces montants est que la majorité des pays donateurs européens sont les premiers destinataires de leur propre APD, du fait que les frais d’accueil sont évidemment dépensés dans les pays donateurs, pas dans les pays en développement. Bien que nécessaire, ces dépenses ne représentent pas des fonds disponibles pour le financement des stratégies de développement des pays pauvres.
Si quatre pays (Australie, Japon, Corée du Sud et Luxembourg) n’ont pas comptabilisé de frais d’accueil des réfugiés en 2016, onze pays ont dépensé plus de 10% de leur APD dans ces frais, dont quatre d’entre eux (Allemagne, Grèce, Italie et Autriche) y ont consacré plus de 20%. L’Allemagne, qui a accueilli près de la moitié des réfugiés en Europe et a enregistré un doublement de ses frais d’accueil entre 2015 et 2016, entre ainsi dans le club restreint des pays donateurs respectant l’engagement de mobiliser 0,7% de leur RNB en APD (Danemark, Norvège, Suède, Luxembourg, Royaume-Uni et, depuis 2016, l’Allemagne).
A ces frais de prise en charge des demandeurs d’asile s’ajoutent les contributions exceptionnelles de l’Union européenne, dans le cadre de l’externalisation de la gestion des frontières en Turquie et en Afrique en échange de financements, ainsi que l’aide d’urgence – en hausse de 8% – nécessaire pour faire face aux conséquences humanitaires des conflits.
Le recours croissant au « blending«
Malgré le montant record de 142 milliards enregistré en 2016, les montants d’APD disponibles sont insignifiants par rapport aux financements additionnels jugés nécessaires pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030, tels qu’adoptés en 2015 par l’Assemblée générale des Nations Unies – soit 2.500 milliards de dollars par an en moyenne selon les estimations officielles des Nations Unies. C’est pourquoi la mobilisation du secteur privé est de plus en plus considérée par les pays donateurs comme une source privilégiée de financement du développement. Dans ce but, les bailleurs recourent de manière croissante au « blending« , c’est-à-dire à l’utilisation de l’APD comme levier pour attirer les investissements privés dans les pays en développement, afin de démultiplier les moyens financiers disponibles pour financer le développement.
Le volume des investissements privés mobilisés par les bailleurs traditionnels grâce au blending a enregistré une croissance de 20% par an depuis 2012 – une hausse beaucoup plus importante que l’APD, qui n’a augmenté que de 3,5% par an en moyenne ces dernières années. Selon l’OCDE, les investissements privés mobilisés dans les pays en développement grâce aux opérations de blending représentent un peu plus de 10% de l’APD totale. Ces investissements sont majoritairement destinés à quelques secteurs productifs (énergie, industrie, mines, construction, banques et services financiers) et fortement concentrés dans les pays émergents, où les perspectives de profits sont plus élevées pour les investisseurs privés. Le blending ne bénéficie donc que très peu aux pays les plus pauvres : seulement 5% des investissements privés mobilisés dans les pays en développement par le blending bénéficient aux pays les moins avancés – une part nettement inférieure à l’APD, dont environ un quart bénéficie aux pays les plus pauvres.
Depuis 2016, le CAD de l’OCDE prépare une importante réforme des critères de comptabilisation de l’APD, en vue d’élargir les possibilités d’utiliser l’aide pour investir dans des sociétés privées ou leur octroyer des prêts ou des garanties. Bien que la proposition de « modernisation des instruments du secteur privé » élaborée en 2016 par le secrétariat du CAD n’ait pas été rendue publique, la réforme vise l’assouplissement des critères permettant aux pays donateurs de comptabiliser en APD des soutiens publics au secteur privé. Le risque est qu’un assouplissement excessif des règles de comptabilisation de l’APD permette aux pays donateurs d’y inclure des financements dont la plus-value est faible en termes de développement. Des règles trop souples permettraient aux pays donateurs de comptabiliser en APD des garanties ou des participations dans des projets d’investissement qui auraient pu se réaliser sans apport d’APD. Ces investissements étant concentrés dans les pays émergents, un recours croissant au blending risque d’exacerber la tendance à la baisse de l’APD destinée aux pays pauvres. Les pays donateurs ont en outre tendance à favoriser le soutien à leurs entreprises plutôt qu’au secteur privé des pays en développement, ce qui est susceptible de favoriser le retour de l’aide liée, c’est-à-dire l’utilisation de l’aide pour offrir de nouveaux débouchés aux entreprises des pays donateurs.
Le cas de la Belgique
Le cas de la Belgique s’inscrit parfaitement dans la tendance générale des pays donateurs de l’OCDE : l’aide belge a augmenté, mais essentiellement suite à la comptabilisation de frais et de financements liés à la gestion des migrants et à l’augmentation de l’aide humanitaire d’urgence, tandis que la priorité affichée par le ministre de la Coopération est d’utiliser davantage l’aide belge pour mobiliser le secteur privé dans les pays en développement.
L’APD belge a augmenté en 2016 à 0,49% du RNB, contre 0,42% en 2015. Une part significative de cette augmentation s’explique par la comptabilisation en APD des frais d’accueil des demandeurs d’asile en Belgique. Ces frais gérés par Fedasil sont estimés à 17% de l’APD belge en 2016. Par conséquent, la Belgique est, de loin, le premier pays destinataire de sa propre aide au développement.
En outre, une provision exceptionnelle de 57 millions d’euros a été comptabilisée, en vue de financer l’accord UE-Turquie sur les réfugiés syriens et le fonds fiduciaire d’urgence de l’UE destiné à « lutter contre les causes profondes de la migration irrégulière en Afrique ». Or un rapport de juin 2016 du Parlement européen a émis des critiques à l’égard du fonds fiduciaire, en reprochant à l’UE de détourner l’APD des objectifs de développement durable au profit de politiques migratoires restrictives susceptibles de bénéficier à des régimes autoritaires plutôt qu’aux populations les plus vulnérables.
Enfin, la mobilisation du secteur privé dans les pays en développement est un objectif prioritaire de la Belgique. Dans ce but, le gouvernement belge a réformé BIO, l’institution de financement du secteur privé de la Coopération belge, en vue d’ouvrir son capital aux investisseurs privés. La Coopération technique belge (CTB), l’agence belge de développement, a également été réformée et rebaptisée « Enabel », en vue de lui permettre de déléguer l’exécution des programmes à des opérateurs tiers, dont des acteurs du secteur privé. Enfin, le ministre de la Coopération belge, Alexander De Croo, a lancé des Impact Bonds, en vue d’attirer les investisseurs privés dans des projets de développement. Le défi pour la Coopération belge, qui souhaite par ailleurs se concentrer dans les Etats fragiles et les pays les moins avancés, est de mobiliser suffisamment de moyens dans ces pays qui ne bénéficient généralement pas des fonds mobilisés par le blending.
Pour une aide réelle concentrée dans les pays pauvres
S’il est indéniable que l’APD nécessite d’être réformée pour être en mesure de répondre aux enjeux du 21e siècle, elle ne pourra néanmoins être efficace que si elle est allouée en quantité suffisante pour financer les objectifs de développement durable dans les pays les plus pauvres qui en ont le plus besoin. Or la majorité de l’augmentation de l’APD en 2016 s’explique par les coûts de la prise en charge des réfugiés et des crises humanitaires, ainsi que du recours croissant au blending qui bénéficie essentiellement aux pays émergents. Il en résulte que cette hausse ne bénéficie pas aux pays les plus pauvres, qui ont vu l’APD disponible chuter de près de 4%.
C’est pourquoi il est nécessaire que les pays donateurs mobilisent 0,7% de leurs richesses en « aide réelle », c’est-à-dire disponible pour financer des programmes concrets de développement dans les pays en développement, et de concentrer cette aide dans les pays les plus pauvres, où les besoins et les défis sont les plus importants pour atteindre à l’horizon 2030 les Objectifs de développement durable des Nations Unies.
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